vendredi, février 23, 2007
TRANSMETTRE UNE FOIS ? POUR TOUJOURS ? Mini portrait d’une thèse sur la dynamique des festivaliers d’Avignon en public
TRANSMETTRE UNE FOIS ? POUR TOUJOURS ? Mini portrait d’une thèse sur la dynamique des festivaliers d’Avignon en public
Voir les Cahiers de la Maison Jean Vilar Le n° 101 http://maisonjeanvilar.org/public/accueil.html
« J’ai éprouvé quelques difficultés à faire comprendre à tous qu’il ne s’agissait pas de succéder à Jean Vilar, mais, selon le dernier mot de La Danse de mort de Strindberg, que Vilar le citait dans les moments d’inquiétude, de continuer ».
Paul Puaux
« Personne n’a le droit d’exiger de la mer qu’elle porte tous les bateaux, ou du vent qu’il gonfle perpétuellement toutes les voiles. »
Stig Dagerman
Avignon, 13 juillet 2003, il est vingt-trois heures sur la place du Palais des Papes, quatre jeunes gens - trois garçons et une fille - sirotent une eau gazeuse mise en bouteille à quarante kilomètres de là, à Vergèze. Ce soir, la terrasse du Café In et Off est vide, les quatre personnes réunies autour de la table comptent des questionnaires et font le bilan de la journée . Ils ont déposé leurs badges signalant leur statut d’enquêteur : sous leur prénom et nom, Baptiste, Christophe, Damien, et Florence, on peut lire Enquête sur les publics du Festival Avignon, Laboratoire Culture et Communication de l'Université d'Avignon. Étudiants en master au Département de Sciences de l’Information et de la Communication, trois d’entre eux sont des primo festivaliers, autrement dit, il s’agit de la première fois qu’ils « font le festival » : c’est, au reste, pour cela qu’ils ont été recrutés pour cette enquête ; ils partagent comme certains des spectateurs qu’ils vont interroger la qualité d’être ici des primo-festivaliers. Cette année, le festival n’est pas un festival qui ressemble aux autres éditions . Le festival officiel, le « In » vient d’être annulé et seule une partie du Off continue à jouer. Nos enquêteurs espéraient voir la Cour d’honneur du Palais des Papes remplie de ce public qu’ils s’étaient préparés à interroger et avouent qu’ils sont un peu désemparés. Christophe, un des trois primo festivaliers, demande à celui d’entre eux qui a vécu quelques festivals et quelques enquêtes en plus : « Mais, en fait c’est quoi le festival quand ça va ? »
“L’ancien “enquêteur interrogé, bien ennuyé pour répondre, laisse place au silence du palais. Il hésite et réfléchit. En effet, depuis deux ans, il a entamé une thèse sur le festival et ses publics ; son incapacité à répondre clairement l’inquiète un peu. Tout d’abord, il se dit qu’il doit maintenir le moral des troupes et à vrai dire son propre moral, il sait que sa soutenance de thèse vient de se décaler d’un an ou deux. Ensuite, il se souvient que des choses plus graves se jouent en ce mois de juillet avignonnais. Depuis une quinzaine de jours que le festival se prépare, il en fait l’expérience retrouvant des participants au monde du festival, avec lesquels il a noué des liens depuis qu’il participe à l’enquête et qui, cette année, selon les jours lui reprochent tour à tour de ne pas prendre la parole ou de la prendre, d’être un suppôt du « ministère », d’être de bonne foi mais d’être manipulé… Enfin, il se dit que ce festival-là est aussi une modalité possible du Festival d’Avignon et essaie de tourner une phrase qui expliquerait comment dans ce contexte général le festival continue peut-être de tenir son rôle… À ce moment-là, une petite musique se fait entendre ; elle semble émaner du porche du Palais, celui-là même qui donne sur la Cour d’honneur. Un homme dans l’ombre joue à l’harmonica l’air des trompettes du TNP de Maurice Jarre, celui qui annonce le début des spectacles du « In ». À ce moment, l’enquêteur le plus ancien lève le doigt en l’air et dit à Christophe : « C’est ça… le Festival ! »
Le lendemain, dans le quotidien Libération, on pouvait lire en introduction d’un article intitulé « Les intermittents serrent les dents » :
« On raconte que tard, depuis deux nuits, un énergumène monte à l’assaut du Palais des Papes d’Avignon. Il s’élance sur les marches, chute, repart, ainsi de suite des heures durant. On dit qu’il ne s’arrête que pour jouer au bandonéon « l’Air des trompettes » de Maurice Jarre, qui annonce depuis Vilar les spectacles du festival. Qui est le fou du Palais ? Certains affirment avoir reconnu Denis Lavant, acteur qui, dans les assemblées avant l’annulation du in proposait de faire du festival une « action poétique permanente » ».
Les quatre enquêteurs qui étaient présents jureraient, eux, que les intonations de l’instrument qu’ils ont entendu provenaient bien d’un harmonica.
Depuis 1994, un programme d’enquêtes sur les publics du Festival d’Avignon a été mis en œuvre. Les objectifs de ce programme inscrits dans la durée – les enquêtes ont été reconduites régulièrement entre 1994 et 2005 - étaient de mesurer durant chaque saison du festival les effets socio-morphologiques concrets quant à la constitution et à la transformation des publics qui participent à la manifestation. Sous la direction d’Emmanuel Ethis et Jean-Louis Fabiani, la thèse, dont est issu le présent texte, est inscrite dans la ligne générale de ce programme. Elle a eu pour objectif de mieux comprendre ce que sont les rythmes de venues des uns et des autres, mais également de rendre compte ce qui se joue dans la diversité des participations au festival : la conquête d’une certaine autonomie culturelle et certaines modalités de la transmission d’une relation aux arts de la scène.
En tentant d’approcher l’identité du Festival d’Avignon par l’entremise de ses publics, se pose la question de l’identité des publics eux-mêmes ? Beaucoup d’artistes, lorsqu’il parle des publics d’Avignon, utilisent d’ailleurs le singulier : ils se confrontent – disent-ils – « au » public d’Avignon. Ce public, s’il existe, n’est pas donné pour toujours et est, comme la manifestation elle-même, sujet à évoluer, à changer.
Être et avoir été
Chaque édition du Festival doit symboliser l’ensemble des éditions du festival et encore plus, le Festival. Comme « un vase est (constitué de) l’agrégat de ses parties et n’est pas (identique à) l’agrégat de ses parties » , le festival dans son projet est le symbole d‘un ensemble plus vaste de valeurs sociales: la décentralisation, la démocratisation culturelle, les vacances, le théâtre populaire, l’institutionnel, l’alternatif… Mais, le Festival ne symbolise pas tout cela en même temps pour tout le monde. En fait, il est un symbole plastique. La plasticité en jeu ici n’est pas celle de Marilyn Monroe mais plutôt celle du latex qui prend la forme que la situation dans laquelle il est placé lui donne. Chacun peut investir le Festival de symboles qui lui tiennent à cœur, on y met en place son petit panthéon personnel. Aussi, comme celle d’autres formes culturelles qui entretiennent la particularité d’être collective, l’énonciation du Festival procède d’une modalité où les contradictions peuvent exister ou, plus exactement, sont inhérentes : une énonciation du groupe en actes.
Le Festival d’Avignon est de ce fait comme le vaisseau de Thésée , un devenant, cependant qu’il est en même temps un lieu définition de ses retranscriptions. Si l’on considère que le Festival d’Avignon a été un modèle, un patron de couture, qu’en est-il alors de ses multiples avatars ? De surcroît, s’il est un modèle sur quelles bases ce modèle fonctionne-t-il : par son innovation, sa capacité à changer « de planches » ou sa capacité à remettre « les mêmes » ? Pour demeurer le même, il faut changer. Pour changer, il faut être le même. À bien y regarder, ce ne sont pas des pendants respectifs auxquels on a affaire ici. Plus généralement, il existe deux types de changements : ceux qui préservent l’identité et ceux qui la rompent. Il existe deux modes de changements, les changements dont le particulier qui s’en trouve affecté est directement la cause et ceux dont le particulier n’est pas directement la cause. Sans doute et avant toute chose, nous devons nous rappeler que le festival, de la même manière que le bateau de Thésée, n’a pas de conscience et ne sait pas qu’il est le festival et que ce sont les participants à son monde qui tranchent la question. En sociologie des organisations, « ce sont les hommes qui gouvernent le monde. Même s’ils puisent leurs attitudes dans l’interprétation des événements, ce sont eux qui pour finir construisent les sociétés et les organisations » . Cette assertion prête à discussion sur le niveau de détermination du changement. Cependant, elle permet le doute et évite le rassérènement trop rapide que procurent les grilles d’analyse préétablies. En fait, c’est la question même du changement, de la dynamique, de l’évolution conduit à interroger la Festival au travers de ses publics : la forme festival ramène tous « les hommes qui gouvernent son monde », ses participants, à l’état de public. Ici, la compréhension du changement du public doit aller jusque dans ce qui est trop souvent perçu comme des actions péjorativement médiocres . Cette prise en compte des actions quotidiennes permet de « replacer » les spectateurs au sein des publics non pas comme des héros dont les actions doivent simplement s’additionner ou, à l’inverse, de simples éponges sociales imbibées de fluide social, mais dans un aller-retour constituant d’une relation d’un public à une œuvre ou à une offre.
Continuer
Comme le social ne se dissout pas à l’aune de l’individu, l’idée de public ne se décompose pas devant celle du spectateur, elle revient chaque fois qu’il s’agit de comprendre l’ « être ensemble » inhérent au statut de spectateur. En mars 1968, quelques mois avant que ne soit publiée la première enquête sur le public de Festival d’Avignon, Jean Vilar, le directeur et créateur de la manifestation avignonnaise, s’essaie à définir, à l’occasion d’une conférence et dans un style qui lui est propre, le profil de « ses » festivaliers : « Qui est donc cet être mystérieux, le spectateur avignonnais ? Depuis vingt-deux ans que je le regarde et l’estime, je crois que cette femme ou cet homme, cette fille ou ce garçon est à la fois un fidèle-infidèle, bref un curieux à l’esprit parfaitement libre. Et les plus fidèles ne sont pas obligatoirement ceux qui ont assisté à dix, quinze ou vingt festivals, mais parfois ceux qui, ayant assisté tel soir à Lorenzaccio de jadis ou à tel Tartuffe d’hier, à telle Messe de Béjart ou à tel Don Juan de 1953, à telle œuvre de Billetdoux ou de Büchner en 1948, emportent cette image et ces images d’un seul soir et ne reviennent plus. C’est là mon point de vue personnel de fidèle, de fidèle à ma façon. Suis-je paradoxal ? Que non. Pourquoi se lier à jamais au premier objet qui nous prend et qu’on renonce au monde pour lui ? Il faut éviter désormais à tout prix d’être un mouton de la culture ». Au moment où il énonce ce que sont ses spectateurs, on peut imaginer que Jean Vilar connaît déjà les constats de l’enquête menée quelques mois plus tôt sur son public, et notamment celui qu’il commentera par la suite comme relevant d’un échec à propos de la faible représentation des classes populaires au festival. Ainsi, lorsque Jean Vilar tente de qualifier son public, il l’attrape avec des mots qui sont autant de catégories interprétatives qui mêlent représentation sociale et comportement des festivaliers : « mystérieux », «cette femme », « cet homme », « cette fille », « ce garçon », « fidèle », « infidèle », « curieux », « ceux qui ont assisté à dix, quinze ou vingt festivals », « ceux qui emportent cette image d’un soir et ne reviennent plus ». Au regard du portrait dynamique des festivaliers d’Avignon en public que nous avons tenté de dresser dans cette thèse, on peut rétrospectivement asseoir un sens renouvelé et une image affinée de ce que sont les « mystérieux » spectateurs de Jean Vilar. Ce dernier fait bien de distinguer les « hommes », les « femmes », les « filles » et les « garçons » : on a vu l’importance de la confrontation générationnelle et de la transmission si particulière qui se noue dans le monde d’Avignon. Mais on a pu également observer la dimension concrète que recouvrent les autres catégorisations énoncées par Jean Vilar : « fidèle », « infidèle », « curieux », « ceux qui ont assisté à dix, quinze ou vingt festivals », « ceux qui emportent cette image d’un soir et ne reviennent plus ». Bien sûr il y a ceux qui ne viennent qu’une fois à Avignon, bien sûr, il y a à l’inverse ceux qui viennent tous les ans. C’est entre ces deux pratiques extrêmes que se construit, dans la durée, le public d’Avignon. En effet, le dispositif et la forme festival ont permis de relire la fréquentation de la manifestation avignonnaise, non plus en des termes statiques, mais en des termes rythmiques : chaque festivalier peut être lu et compris dans sa pratique par le temps qu’il laisse entre deux manifestations, un temps qui lui est intimement attaché et qui définit son identité de spectateur. On a pu envisager dans notre approche tout comme Jean Vilar « ceux qui emportent cette image [du festival] d’un soir et ne reviennent plus ». Ces spectateurs-là nous ont surtout aidés à comprendre l’importance de la première fois pour vivre le dispositif et la forme « festival ». La première fois à Avignon dans ses enjeux et ses rituels permet de comprendre comment que s’enclenchent la volonté et le désir d’y revenir.
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