mercredi, décembre 30, 2009

Considérer l’université et la culture. Rebattre les cartes sociales



Considérer l’université et la culture
Rebattre les cartes sociales

Les préjugés des milieux mondains ou professionnels constituaient pour la restauration de la vie théâtrale en province des obstacles d’autant plus difficiles à surmonter qu’ils servaient d’arguments à ceux qui refusaient d’agir conformément aux principes qu’ils proclamaient. […] C’était pour eux une sorte de vérité démontrée que le théâtre ne pouvait avoir d’autre public en province que des bourgeois, chaque année un peu moins nombreux en même temps que plus âgés, la jeunesse s’intéressant exclusivement aux sports et aux déplacements. Qu’elle fut apte à s’évader de la réalité quotidienne par la poésie leur semblait impossible à admettre. Elle n’avait besoin selon eux que de rouler sans but sur les routes en empruntant, suivant ses moyens une bicyclette ou un engin motorisé.

Jeanne Laurent, « Le Sang du théâtre », in Bref, n°4, 1957.

Il s'agit de penser l’existence du groupe étudiant : si les étudiants ne forment pas une catégorie définie et stable, il faut considérer ce qui fait que les étudiants se ressentent étudiant dans un espace et un temps circonstanciés de leur vie : l’université. Les étudiants ont dans leur être au monde un fonds commun, une culture commune qui leur permet de s’inscrire dans la société. Ce réservoir symbolique s’appelle la communauté universitaire. S’il faut penser ici la culture avec pour objectif les étudiants, c’est bien en considérant cette communauté universitaire dans son ensemble avec les personnels administratifs, techniques et enseignant-chercheurs qu’on leur accèdera au mieux. C’est à cette seule condition que l’on peut interroger l’existence d’un monde de l’université. Si la communauté universitaire ne forme pas une catégorie claire, elle est ce lien qui doit permettre de penser son attachement à l’université au-delà des études : l’inscrire tout au long de la vie de ses étudiants, ses diplômés et de ses territoires.

Au tournant du siècle, Durkheim a marqué les débuts des recherches en sociologie de l’éducation. C’est l’essoufflement même de la sociologie durkheimienne qui explique pendant l’entre-deux guerres le désintéressement pour la sociologie de l’éducation en France. Le « principe d’intégration sociale » soutenu par la doctrine durkheimienne de l’éducation conçue dans une logique positiviste correspondant à son époque sera, à partir des années 1930, démenti par les conflits du vingtième siècle qui n’auront pas été évités par la science et que celle-ci aura même sophistiqués. La définition durkheimienne du « fait social » repose sur le caractère « contraignant » des faits d’ « institution », au sens très large en y incluant aussi bien la monnaie que la religion, la morale que le langage. Dès lors la compréhension des diverses formes de cette contrainte sociale oblige à décrire, dans chaque société et pour chaque époque, l’éducation comme opérateur privilégié de « régularité sociales » qui tend à supporter le « consensus moral » comme avaient pu l’être la religion et la tradition. Pour Durkheim, l’école est un « milieu moral organisé », elle façonne l’identité de l’élève en inculquant de façon collective et indistincte un corps d’idées, de conduites, de valeurs et de comportements communs.

En concentrant ses études sur la dimension consensuelle de l’éducation, la sociologie durkheimienne a trop vite évacué la dimension conflictuelle de celle-ci. L’intériorisation de l’ordre moral et de l’ordre logique par l’école repose sur l’ambivalence de ses rôles : unifier en socialisant et diviser en sélectionnant. Dans son texte, Le Conflit, Georg Simmel envisage l’aspect constructeur des conflits dans la vie sociale. Dans une perspective sociologique large, les conflits peuvent être définis comme l’expression d’antagonismes entre des individus ou des groupes pour l’acquisition, la possession et l’utilisation de biens matériels ou symboliques. L’étude de Georg Simmel a pour objet de faire apparaître toutes sortes de processus d’unification affectant les parties impliquées dans un conflit. Pour Georg Simmel, le conflit est une forme positive de socialisation ; au sein d’une collectivité, le conflit est créateur de lien social. Les causes de conflit sont nombreuses ; haine, envie, besoin, désir… Elles provoquent des coupures dans la vie sociale. Les conflits ont donc paradoxalement pour principale fonction de rétablir l’unité de ce qui a été rompu ; une relation amicale, le fonctionnement d’une organisation, l’unité d’un Etat…

L’école républicaine est ainsi sous-tendue par deux principes contradictoires. L’un égalitaire (l’école est accessible à tous), l’autre hiérarchique et méritocratique. Les intérêts pédagogiques des différents groupes ou classes ne sont en effet pas moins antagonistes que leurs intérêts économiques ou politiques ; c’est du moins ce que tend à considérer la sociologie actuelle qui n’interroge plus le monde sous le regard perpétuellement démenti dans les faits d’un fonctionnement harmonieux du système social. La fonction de sélection culturelle et sociale rend possible tout un ensemble de relations cachées entre les méthodes pédagogiques et la structure des inégalités de capital culturel au sein de la société. La méthode sociologique suppose que l’on abandonne les débats généraux ou moraux sur la meilleure forme d’éducation pensée hors du temps et de la société, et que l’on ne considère plus l’école comme neutre sous prétexte que, désormais, gratuite et ouverte à tous. L’égalité fait partie intégrante du mythe républicain fondateur de l’école en France dont les lois Jules Ferry, 1881-1882, sont le point d’orgue. Le service public d’éducation gratuit, la laïcité et l’égalité d’accès de tous réalisent un projet dont la gestation date des Lumières. Le but des républicains de la IIIe République n’était pas cependant de redistribuer les positions sociales. Certes, tous les enfants allaient ensemble à l’école pour acquérir une éducation universaliste mais, avant tout, afin de souder les citoyens autour de la République. Dans cet idéal progressiste qui caractérise l’époque, en plein développement scientifique et industriel, les meilleurs élèves des classes populaires étaient sélectionnés pour accéder à un enseignement « primaire supérieur » les conduisant à des concours administratifs (Écoles Normales d’instituteurs, par exemple) qui devinrent l’un des vecteurs de fabrication de classes moyennes. On voit à quel point ce projet fondateur alimente toujours l’espace du débat autour l’école, mais aussi autour de l’université. D’un côté, les partisans d’une école et d’une université républicaines défendent un enseignement et une recherche traditionnels, fondés sur le découpage disciplinaire, la transmission des humanités classiques et de l’autre côté, dans ce qui rejoint, par certains traits, un projet multiculturaliste, c’est l’école et l’université qui doivent s’adapter à la société et non l’inverse. Pour ces derniers, les contenus des enseignements doivent être non seulement adaptés aux nouvelles demandes sociales mais, aussi, aux nouveaux publics.

En France, dès les années soixante, les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont alimenté la critique de l’université. À l’époque, les auteurs ont en tête un axe d’analyse dominant : le rapport entre connaissances à acquérir et communication pédagogique dénonçant par là même les structures inégalitaires de transmission du savoir. Leur analyseur privilégié, c’est le rapport des étudiants à la culture savante comme filtre invisible de la différenciation. Ce filtre ne contribue, en définitive qu’à la mise en place d’une immense machine à reproduire les univers sociaux existants. Ils critiquent l’idéologie du don à l’œuvre dans l’université dont la forme la plus exemplaire supposée garantir un traitement égalitaire des étudiants dans la mesure où aucun ne peut poser de question, le cours magistral, favorise au contraire de ce fait la reproduction socioculturelle. Les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron montrent, généralement, comment l’institution scolaire sous une façade démocratique, tamise les potentiels étudiants selon l’origine sociale. Cette variable sociale joue puissamment sur la manière dont les étudiants, individus dont de l’identité sociale est en cours de construction, déterminent leur pratique de la culture et leur attitude face à l’enseignement. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron signalent de fortes disparités entre l’âge scolaire et l’origine sociale : la plupart des étudiants qui ont l’âge modal, ceux qui n’ont pas « redoublé », décroît à mesure que l’on va vers les classes les plus défavorisées. En 1964, dans Les Héritiers, les étudiants et la culture , Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron posent explicitement le problème structurel des relations existantes entre le patrimoine culturel des étudiants et les degrés de réussite dans leur « carrière » universitaire. [Une] carrière (pour le sociologue mais aussi sous le regard rétroactif du sujet) [est] une succession d’actions, réactives, défensives, tactiques, anticipatrices, etc., que celui-ci a choisies en son nom personnel pour gérer ses rapports avec le pouvoir contraignant d’un appareil qui lui a imposé anonymement la gradation prédéterminée des sanctions ou des récompenses correspondant à ses réponses ou abstentions choisies. Plutôt que de voir des étudiants plus ou moins doués dans la réussite de leurs études, ils mettent en avant le rôle du capital culturel défini comme un ensemble de familiarités linguistiques, d’informations et de valeurs de classe. Ils dénoncent l’idée égalitaire de l’université qui l’amène, de façon paradoxale et hypertélique, à être lieu de reproduction des inégalités : ils lui préfèrent la notion d’équité. En fait, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron proposent un réinvestissement sophistiqué et raffiné de la théorie de la domination de Max Weber .

Tout véritable rapport de domination comporte un minimum de volonté d’obéir et par conséquent un intérêt intérieur ou extérieur à obéir. in Economie et société de Max Weber
La théorie de la domination s’articule en tant que concept politique. La domination est la chance pour un groupe de trouver obéissance de la part d’un groupe d’individus. Ce n’est pas n’importe quelle d’influence sur autrui. La domination peut reposer sur les motifs les plus divers de docilité : du suivisme aux considérations rationnelles. Le facteur majeur qui fait qu’une domination fonctionne et se maintienne est la croyance de la part des dominés en l’ordre ou au désordre de la légitimité. Trois types de dominations légitimes peuvent oeuvrer. La domination légitime peut posséder un caractère rationnel qui repose sur la croyance en la légalité des règles arrêtées et du droit de donner des directives de ceux qui sont appelés à exercer la domination. La légitimité peut reposer sur un caractère traditionnel qui repose sur la croyance quotidienne en la sainteté des traditions qui confèrent la légitimité de ceux qui sont appelés à exercer la domination. La légitimité peut procéder par un caractère charismatique qui repose sur une soumission extraordinaire, au caractère sacré, la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne ou d’un ordre.
Max Weber a lui-même esquissé une classification des pédagogies observables à travers l’histoire qui repose sur une typologie des pédagogiques :
- la formation spécialisée d’experts, telle que l’assure une institution organisée bureaucratiquement ; l’enseignant tient ici son autorité légitime de l’institution qui lui procure le cadre où l’affirmer, en même temps qu’elle définit les limites de sa compétence ;
- l’initiation, comme procédure visant à activer ou à attester un « don » ou une « vocation » supposés préexistants, telle qu’on l’observe dans les confréries et, pourrait-on ajouter, dans les initiations artistiques; le maître doit ici son pouvoir à la légitimité artistique dont il dispose ;
- la préparation à un style de vie, telle que l’ont conçue les pédagogies de « l’homme cultivé » ; le maître ou le groupe éducateur doivent ici leur autorité légitime à la tradition et à l’ancienneté des normes qu’ils transmettent, plus souvent implicitement qu’explicitement.

Dans les années 80, la sociologie de l’éducation met en place des éclairages plus microsociologiques, les chercheurs analysent en quoi le fonctionnement des classes, des promotions, de l’institution, les conduites des différents acteurs de la chaîne de coopération éducative (familles, enseignants, élèves, étudiants, administration…) varient. Parmi ces variations, ils pointent les « effets-établissements » qui font qu’à « niveau égal », certains établissements font redoubler les élèves plus que d’autres) ; les « effets-maîtres » qui que certains élèves réussissent mieux avec certains enseignants… Les sociologues s’intéressent plus aux trajectoires individuelles. On peut citer ici les travaux de Stéphane Beaud, notamment sur le rapport au temps élastique des étudiants issus des quartiers populaires. De ces travaux et de ceux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, on doit retenir que les sanctions positives vont à la classe dominante. Souvent opposé, Raymond Boudon a marqué le style de nombreuses recherches en sociologie de l’éducation en se centrant sur la mobilité sociale. À la vision reproductionniste de Pierre Bourdieu, il préfère l’explication des faits sociaux par l’agrégation des décisions individuelles d’acteurs intentionnels. Raymond Boudon vise à débrouiller systématiquement les corrélations entre chances scolaires et chances sociales. De même, les travaux de Christian Baudelot . permettent de penser la mobilité sociale, mais aussi une forme de mobilité culturelle. Partant des propos alarmistes sur l’état de la lecture en France et de l’inculture de la jeunesse, il s’intéresse aux pratiques effectives des jeunes et montre comment l’école forme, « pourtant », des lecteurs, même si beaucoup s’écartent du modèle littéraire traditionnel et du modèle traditionnel de « l’homme cultivé ». Ces résultats reposent le problème des liens consacrés entre scolarité et culture. Ainsi, on peut réussir dans les études et ne pas lire, comme on peut aussi lire et ne pas réussir. À ces travaux, il faut rajouter les travaux de Dominique Pasquier, de François Desingly, d’Elsa Ramos qui se sont interrogés sur la question des transmissions culturelles au sein des milieux adolescents et de leurs échanges avec leurs pairs mais, aussi, avec leurs aînés dans le cadre de ce qu’il convient d’appeler une filiation inversée. Il faut cependant faire attention à ne pas sacrifier à ce que Gilles Lipovetsky qualifie d’hypermoderne et vouloir mesurer un état de la culture en France « à dix-huit ans » en fonction d’un étudiant cultivé et imaginaire qui cumulerait toutes les qualités nous amenant à réitérer le sempiternel constat d’une jeunesse inculte. Au moment de ce que Rousseau appelle une deuxième, un étudiant ne peut avoir lu Proust, faire du sport, être beau, aller au théâtre, danser, boire, être cool, bon en cours, engagé associativement, fréquenter les musées, le patrimoine mais aussi les centres d’art contemporains, écouter Rire et Chansons, France Cuture, la radio de leur campus, aimer American Pie et Godard, poadcaster, télécharger légalement, découvrir, construire leur identité, leur sexualité, leur sociabilité, aimer. Les étudiants ne sont pas parfaits, parce qu’ils ne sont pas finis, c’est cette faiblesse même qui fait leur force, celle-là même qui fait que l’université, lieu de la recherche et de sa transmission, est toujours dans une dynamique qui permet le doute. Ce que cette commission doit formuler et préconiser ce sont les meilleures modalités pour pouvoir goûter l’insécurité de la culture.

C’est à cette condition, seulement, que nous pouvons nous détacher d’une vision simplement positiviste de la culture créatrice de lien et de progrès social. Le sociologue Richard Hoggart, sociologue anglais, qui a travaillé sur les cultures populaires développe la notion de déclassement par le haut qui fait que les boursiers –lui-même l’a été- font partie de deux mondes celui de leur foyer d’origine et celui auquel ils aspirent. En même temps qu’un accomplissement social, l’université et l’acculturation qu’elle demande à chacun peuvent être vécues avec des sentiments tels que la trahison, la culpabilité. Même, si l’on peut repérer des travaux français sur ce sujet, la monde anglo-saxon, qui nourrit une plus grande réflexivité à l’égard de son université, a plus exploré ce domaine. En fait, cette question de la participation des classes populaires à l’université se pose jusqu’au niveau des enseignants-chercheurs issus des milieux populaires. Ainsi, dans leur ouvrage intitulé Strangers in Paradise: Academics from the Working Class, Jake Ryan et Charles Sackrey universitaires américains issus de milieux populaires analysent leur mobilité sociale ascendante et leur rapport à ce déplacement social, économique qu’ils décrivent jusque ses dimensions physiques. Ils observent comment leur psychisme traîne et comment ils se sentent toujours décalés : jamais à leur place. Une étude anglaise de Diane Reayn de l’Université de Cambridge, Gill Crozier, Université de Roehampton, John Clayton, Université de Sunderland, intitulée, Strangers in Paradise ? Working-class Students in Elite Universities, s’intéresse aux cas d’étudiants issus du milieu ouvrier dans une université d'élite. S’ils soulignent la complexité des identités en changement continuel, ils observent tout une gamme d'adaptations créatives et des réponses à facettes multiples face à celle-ci. Ils montrent les dispositions d'autocontrôle et de progrès personnels - presque un modelant constant et un re-modelant du moi, tout en conservant les aspects estimés d'une origine ouvrière.

Il faut garder ces données à l’esprit, car en France, nous vivons dans la nostalgie d’un âge d’or de l’éducation et de l’université qui par principe est avant. Or, il est important de se rappeler que le nombre de bacheliers est de 6000 bacheliers lorsqu’Émile Durkheim développe sa théorie de l’éducation vers 1900, que depuis 1985, la proportion de bacheliers par génération a plus que doublé, qu’en 2008 on compte approximativement 615000 inscrits au bac et 500 000 bacheliers. De même en France, il y a 30000 étudiants en 1900, que lorsque Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron critiquent l’université dans les année soixante, il y a entre 500 000 à 600 000. En 1985, on approche d’un million d’étudiants, pour atteindre une fourchette entre 1 200 000 et 1 500 000 dans les années 1990, et près de 2 300 000 en 2001. Sur ce nombre d’étudiants, on peut alors encore discuter du nombre d’étudiants à l’université et du reflux de celui-ci. Il faudrait alors aussi interroger les catégories qui amène notre ministère à en sortir certaines de ces effectifs, notamment les étudiants d’IUT. Cependant, on peut approximativement estimer la population étudiante universitaire en 2008-2009 à 1300000 étudiants. Au regard de ces changements sociodémographiques qui ont conduit l’université à intégrer de plus en plus de classes populaires au sein d’une institution savante, il est en effet nécessaire de prêter attention aux rapports entre cultures savantes et cultures populaires afin d’éviter le regard dominocentrique, décrit par Jean-Claude Passeron et Claude Grignon comme description légitimiste du goût populaire, que porte trop souvent les premières sur les deuxièmes. Il est clair dans ce cas-là qu’il ne faut pas succomber aux sirènes du relativisme culturel et de sa forme misérabiliste, synonyme de dénégation du rapport de domination. Pour autant, il ne faut pas se croire populiste, si au regard de l’élargissement plus récent de l’ensemble de la communauté universitaire, il est possible et même important de se demander comment les cultures populaires participent à l’élaboration des cultures savantes. Si la culture comme l’université sont des lieux privilégiés de la reproduction et de l’inégalité sociale et culturelle, elles sont aussi le lieu où les cartes se redistribuent et se rejouent.

mardi, décembre 22, 2009

La reproduction annuelle des palmarès est musicale, économique, durable, sportive, culturelle, humouristique, politique, marine, littéraire

Pour la deuxième année, « Le Parisien », « Aujourd’hui en France » et RTL ont proposé à leurs lecteurs et auditeurs d’élire la personnalité de l’année.

1e - Johnny Hallyday



2e - Christine Lagarde



3e - Yann Arthus-Bertrand



4e - Yoann Gourcuff - Footballeur - 10,1%



5e - Sophie Marceau - Comédienne et réalisatrice - 7,7%



6e - Florence Foresti - Humoriste et comédienne - 7,4%



7e - Daniel Cohn-Bendit - Politique - 6,7%



8e - Kad Merad - Comédien - 6,6%



9e - Michel Desjoyeaux - Navigateur - 3,8%



10e - Anna Gavalda - Auteure - 1,1%`





L'opinion publique n'existe pas

Exposé fait à Noroit (Arras) en janvier 1972 et paru dans Les temps modernes, 318, janvier 1973, pp. 1292-1309. Repris in Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984, pp. 222-235.




From Arnaud Fleurent-Didier's album La Reproduction (2009)

Je voudrais préciser d'abord que mon propos n'est pas de dénoncer de façon mécanique et facile les sondages d'opinion, mais de procéder à une analyse rigoureuse de leur fonctionnement et de leurs fonctions. Ce qui suppose que l'on mette en question les trois postulats qu'ils engagent implicitement. Toute enquête d'opinion suppose que tout le monde peut avoir une opinion ; ou, autrement dit, que la production d'une opinion est à la portée de tous. Quitte à heurter un sentiment naïvement démocratique, je contesterai ce premier postulat. Deuxième postulat : on suppose que toutes les opinions se valent. Je pense que l'on peut démontrer qu'il n'en est rien et que le fait de cumuler des opinions qui n'ont pas du tout la même force réelle conduit à produire des artefacts dépourvus de sens. Troisième postulat implicite : dans le simple fait de poser la même question à tout le monde se trouve impliquée l'hypothèse qu'il y a un consensus sur les problèmes, autrement dit qu'il y a un accord sur les questions qui méritent d'être posées. Ces trois postulats impliquent, me semble-t-il, toute une série de distorsions qui s'observent lors même que toutes les conditions de la rigueur méthodologique sont remplies dans la recollection et l'analyse des données.

On fait très souvent aux sondages d'opinion des reproches techniques. Par exemple, on met en question la représentativité des échantillons. Je pense que dans l'état actuel des moyens utilisés par les offices de production de sondages, l'objection n'est guère fondée. On leur reproche aussi de poser des questions biaisées ou plutôt de biaiser les questions dans leur formulation : cela est déjà plus vrai et il arrive souvent que l'on induise la réponse à travers la façon de poser la question. Ainsi, par exemple, transgressant le précepte élémentaire de la construction d'un questionnaire qui exige qu'on « laisse leurs chances » à toutes les réponses possibles, on omet fréquemment dans les questions ou dans les réponses proposées une des options possibles, ou encore on propose plusieurs fois la même option sous des formulations différentes. Il y a toutes sortes de biais de ce type et il serait intéressant de s'interroger sur les conditions sociales d'apparition de ces biais. La plupart du temps ils tiennent aux conditions dans lesquelles travaillent les gens qui produisent les questionnaires. Mais ils tiennent surtout au fait que les problématiques que fabriquent les instituts de sondages d'opinion sont subordonnées à une demande d'un type particulier. Ainsi, ayant entrepris l'analyse d'une grande enquête nationale sur l'opinion des Français concernant le système d'enseignement, nous avons relevé, dans les archives d'un certain nombre de bureaux d'études, toutes les questions concernant l'enseignement. Ceci nous a fait voir que plus de deux cents questions sur le système d'enseignement ont été posées depuis Mai 1968, contre moins d'une vingtaine entre 1960 et 1968. Cela signifie que les problématiques qui s'imposent à ce type d'organisme sont profondément liées à la conjoncture et dominées par un certain type de demande sociale. La question de l'enseignement par exemple ne peut être posée par un institut d'opinion publique que lorsqu'elle devient un problème politique. On voit tout de suite la différence qui sépare ces institutions des centres de recherches qui engendrent leurs problématiques, sinon dans un ciel pur, en tout cas avec une distance beaucoup plus grande à l'égard de la demande sociale sous sa forme directe et immédiate.

Une analyse statistique sommaire des questions posées nous a fait voir que la grande majorité d'entre elles étaient directement liées aux préoccupations politiques du « personnel politique ». Si nous nous amusions ce soir à jouer aux petits papiers et si je vous disais d'écrire les cinq questions qui vous paraissent les plus importantes en matière d'enseignement, nous obtiendrions sûrement une liste très différente de celle que nous obtenons en relevant les questions qui ont été effectivement posées par les enquêtes d'opinion. La question : « Faut-il introduire la politique dans les lycées ? » (ou des variantes) a été posée très souvent, tandis que la question : « Faut-il modifier les programmes ? » ou « Faut-il modifier le mode de transmission des contenus ? » n'a que très rarement été posée. De même : « Faut-il recycler les enseignants ? ». Autant de questions qui sont très importantes, du moins dans une autre perspective.

Les problématiques qui sont proposées par les sondages d'opinion sont subordonnées à des intérêts politiques, et cela commande très fortement à la fois la signification des réponses et la signification qui est donnée à la publication des résultats. Le sondage d'opinion est, dans l'état actuel, un instrument d'action politique ; sa fonction la plus importante consiste peut-être à imposer l'illusion qu'il existe une opinion publique comme sommation purement additive d'opinions individuelles ; à imposer l'idée qu'il existe quelque chose qui serait comme la moyenne des opinions ou l'opinion moyenne. L'« opinion publique » qui est manifestée dans les premières pages de journaux sous la forme de pourcentages (60 % des Français sont favorables à...), cette opinion publique est un artefact pur et simple dont la fonction est de dissimuler que l'état de l'opinion à un moment donné du temps est un système de forces, de tensions et qu’il n’est rien de plus inadéquat pour représenter l'état de l'opinion qu'un pourcentage.

On sait que tout exercice de la force s'accompagne d'un discours visant à légitimer la force de celui qui l'exerce ; on peut même dire que le propre de tout rapport de force, c'est de n'avoir toute sa force que dans la mesure où il se dissimule comme tel. Bref, pour parler simplement, l'homme politique est celui qui dit : « Dieu est avec nous ». L'équivalent de « Dieu est avec nous », c'est aujourd'hui « l'opinion publique est avec nous ». Tel est l'effet fondamental de l'enquête d'opinion : constituer l'idée qu'il existe une opinion publique unanime, donc légitimer une politique et renforcer les rapports de force qui la fondent ou la rendent possible.

Ayant dit au commencement ce que je voulais dire à la fin, je vais essayer d'indiquer très rapidement quelles sont les opérations par lesquelles on produit cet effet de consensus. La première opération, qui a pour point de départ le postulat selon lequel tout le monde doit avoir une opinion, consiste à ignorer les non-réponses. Par exemple vous demandez aux gens : « Êtes-vous favorable au gouvernement Pompidou ? » Vous enregistrez 30 % de non-réponses, 20 % de oui, 50 % de non. Vous pouvez dire : la part des gens défavorables est supérieure à la part des gens favorables et puis il y a ce résidu de 30 %. Vous pouvez aussi recalculer les pourcentages favorables et défavorables en excluant les non-réponses. Ce simple choix est une opération théorique d'une importance fantastique sur laquelle je voudrais réfléchir avec vous.

Éliminer les non-réponses, c'est faire ce qu'on fait dans une consultation électorale où il y a des bulletins blancs ou nuls ; c'est imposer à l'enquête d'opinion la philosophie implicite de l'enquête électorale. Si l'on regarde de plus près, on observe que le taux des non-réponses est plus élevé d'une façon générale chez les femmes que chez les hommes, que l'écart entre les femmes et les hommes est d'autant plus élevé que les problèmes posés sont d'ordre plus proprement politique. Autre observation : plus une question porte sur des problèmes de savoir, de connaissance, plus l'écart est grand entre les taux de non-réponses des plus instruits et des moins instruits. À l'inverse, quand les questions portent sur les problèmes éthiques, les variations des non-réponses selon le niveau d'instruction sont faibles (exemple : « Faut-il être sévère avec les enfants ? »). Autre observation : plus une question pose des problèmes conflictuels, porte sur un nœud de contradictions (soit une question sur la situation en Tchécoslovaquie pour les gens qui votent communiste), plus une question est génératrice de tensions pour une catégorie déterminée, plus les non-réponses sont fréquentes dans cette catégorie. En conséquence, la simple analyse statistique des non-réponses apporte une information sur ce que signifie la question et aussi sur la catégorie considérée, celle-ci étant définie autant par la probabilité qui lui est attachée d'avoir une opinion que par la probabilité conditionnelle d'avoir une opinion favorable ou défavorable.

L'analyse scientifique des sondages d'opinion montre qu'il n'existe pratiquement pas de problème omnibus ; pas de question qui ne soit réinterprétée en fonction des intérêts des gens à qui elle est posée, le premier impératif étant de se demander à quelle question les différentes catégories de répondants ont cru répondre. Un des effets les plus pernicieux de l'enquête d'opinion consiste précisément à mettre les gens en demeure de répondre à des questions qu'ils ne se sont pas posées. Soit par exemple les questions qui tournent autour des problèmes de morale, qu'il s'agisse des questions sur la sévérité des parents, les rapports entre les maîtres et les élèves, la pédagogie directive ou non directive, etc., problèmes qui sont d'autant plus perçus comme des problèmes éthiques qu'on descend davantage dans la hiérarchie sociale, mais qui peuvent être des problèmes politiques pour les classes supérieures : un des effets de l'enquête consiste à transformer des réponses éthiques en réponses politiques par le simple effet d'imposition de problématique.

En fait, il y a plusieurs principes à partir desquels on peut engendrer une réponse. Il y a d'abord ce qu'on peut appeler la compétence politique par référence à une définition à la fois arbitraire et légitime, c'est-à-dire dominante et dissimulée comme telle, de la politique. Cette compétence politique n'est pas universellement répandue. Elle varie grosso modo comme le niveau d'instruction. Autrement dit, la probabilité d'avoir une opinion sur toutes les questions supposant un savoir politique est assez comparable à la probabilité d'aller au musée. On observe des écarts fantastiques : là où tel étudiant engagé dans un mouvement gauchiste perçoit quinze divisions à gauche du PSU, pour un cadre moyen il n'y a rien. Dans l'échelle politique (extrême-gauche, gauche, centre-gauche, centre, centre-droit, droite, extrême-droite, etc.) que les enquêtes de « science politique » emploient comme allant de soi, certaines catégories sociales utilisent intensément un petit coin de l'extrême-gauche ; d'autres utilisent uniquement le centre, d'autres utilisent toute l'échelle. Finalement une élection est l'agrégation d'espaces tout à fait différents ; on additionne des gens qui mesurent en centimètres avec des gens qui mesurent en kilomètres, ou, mieux, des gens qui notent de 0 à 20 et des gens qui notent entre 9 et 11. La compétence se mesure entre autres choses au degré de finesse de perception (c'est la même chose en esthétique, certains pouvant distinguer les cinq ou six manières successives d'un seul peintre).

Cette comparaison peut être poussée plus loin. En matière de perception esthétique, il y a d'abord une condition permissive : il faut que les gens pensent l'œuvre d'art comme une œuvre d'art ; ensuite, l'ayant perçue comme œuvre d'art, il faut qu'ils aient des catégories de perception pour la construire, la structurer, etc. Supposons une question formulée ainsi : « Êtes-vous pour une éducation directive ou une éducation non directive ? » Pour certains, elle peut être constituée comme politique, la représentation des rapports parents-enfants s'intégrant dans une vision systématique de la société ; pour d'autres, c'est une pure question de morale. Ainsi le questionnaire que nous avons élaboré et dans lequel nous demandons aux gens si, pour eux, c'est de la politique ou non de faire la grève, d'avoir les cheveux longs, de participer à un festival pop, etc., fait apparaître des variations très grandes selon les classes sociales. La première condition pour répondre adéquatement à une question politique est donc d'être capable de la constituer comme politique ; la deuxième, l'ayant constituée comme politique, est d'être capable de lui appliquer des catégories proprement politiques qui peuvent être plus ou moins adéquates, plus ou moins raffinées, etc. Telles sont les conditions spécifiques de production des opinions, celles que l'enquête d'opinion suppose universellement et uniformément remplies avec le premier postulat selon lequel tout le monde peut produire une opinion.

Deuxième principe à partir duquel les gens peuvent produire une opinion, ce que j'appelle l'« ethos de classe » (pour ne pas dire « éthique de classe »), c'est-à-dire un système de valeurs implicites que les gens ont intériorisées depuis l'enfance et à partir duquel ils engendrent des réponses à des problèmes extrêmement différents. Les opinions que les gens peuvent échanger à la sortie d'un match de football entre Roubaix et Valenciennes doivent une grande partie de leur cohérence, de leur logique, à l’ethos de classe. Une foule de réponses qui sont considérées comme des réponses politiques, sont en réalité produites à partir de l'ethos de classe et du même coup peuvent revêtir une signification tout à fait différente quand elles sont interprétées sur le terrain politique. Là, je dois faire référence à une tradition sociologique, répandue surtout parmi certains sociologues de la politique aux États-Unis, qui parlent très communément d'un conservatisme et d'un autoritarisme des classes populaires. Ces thèses sont fondées sur la comparaison internationale d'enquêtes ou d'élections qui tendent à montrer que chaque fois que l'on interroge les classes populaires, dans quelque pays que ce soit, sur des problèmes concernant les rapports d'autorité, la liberté individuelle, la liberté de la presse, etc., elles font des réponses plus « autoritaires » que les autres classes ; et on en conclut globalement qu'il y a un conflit entre les valeurs démocratiques (chez l'auteur auquel je pense, Lipset, il s'agit des valeurs démocratiques américaines) et les valeurs qu'ont intériorisées les classes populaires, valeurs de type autoritaire et répressif. De là, on tire une sorte de vision eschatologique : élevons le niveau de vie, élevons le niveau d'instruction et, puisque la propension à la répression, à l'autoritarisme, etc., est liée aux bas revenus, aux bas niveaux d'instruction, etc., nous produirons ainsi de bons citoyens de la démocratie américaine. À mon sens ce qui est en question, c'est la signification des réponses à certaines questions. Supposons un ensemble de questions du type suivant : Êtes-vous favorable à l'égalité entre les sexes ? Êtes-vous favorable à la liberté sexuelle des conjoints ? Êtes-vous favorable à une éducation non répressive ? Êtes-vous favorable à la nouvelle société ? etc. Supposons un autre ensemble de questions du type : Est-ce que les professeurs doivent faire la grève lorsque leur situation est menacée? Les enseignants doivent-ils être solidaires avec les autres fonctionnaires dans les périodes de conflit social ? etc. Ces deux ensembles de questions donnent des réponses de structure strictement inverse sous le rapport de la classe sociale : le premier ensemble de questions, qui concerne un certain type de novation dans les rapports sociaux, dans la forme symbolique des relations sociales, suscite des réponses d'autant plus favorables que l'on s'élève dans la hiérarchie sociale et dans la hiérarchie selon le niveau d'instruction ; inversement, les questions qui portent sur les transformations réelles des rapports de force entre les classes suscitent des réponses de plus en plus défavorables à mesure qu'on s'élève dans la hiérarchie sociale.

Bref, la proposition « Les classes populaires sont répressives » n'est ni vraie ni fausse. Elle est vraie dans la mesure où, devant tout un ensemble de problèmes comme ceux qui touchent à la morale domestique, aux relations entre les générations ou entre les sexes, les classes populaires ont tendance à se montrer beaucoup plus rigoristes que les autres classes sociales. Au contraire, sur les questions de structure politique, qui mettent en jeu la conservation ou la transformation de l'ordre social, et non plus seulement la conservation ou la transformation des modes de relation entre les individus, les classes populaires sont beaucoup plus favorables à la novation, c'est-à-dire à une transformation des structures sociales. Vous voyez comment certains des problèmes posés en Mai 1968, et souvent mal posés, dans le conflit entre le parti communiste et les gauchistes, se rattachent très directement au problème central que j'ai essayé de poser ce soir, celui de la nature des réponses, c'est-à-dire du principe à partir duquel elles sont produites. L'opposition que j'ai faite entre ces deux groupes de questions se ramène en effet à l'opposition entre deux principes de production des opinions : un principe proprement politique et un principe éthique, le problème du conservatisme des classes populaires étant le produit de l'ignorance de cette distinction.

L'effet d'imposition de problématique, effet exercé par toute enquête d'opinion et par toute interrogation politique (à commencer par l'électorale), résulte du fait que les questions posées dans une enquête d'opinion ne sont pas des questions qui se posent réellement à toutes les personnes interrogées et que les réponses ne sont pas interprétées en fonction de la problématique par rapport à laquelle les différentes catégories de répondants ont effectivement répondu. Ainsi la problématique dominante, dont la liste des questions posées depuis deux ans par les instituts de sondage fournit une image, c'est-à-dire la problématique qui intéresse essentiellement les gens qui détiennent le pouvoir et qui entendent être informés sur les moyens d'organiser leur action politique, est très inégalement maîtrisée par les différentes classes sociales. Et, chose importante, celles-ci sont plus ou moins aptes à produire une contre-problématique. À propos du débat télévisé entre Servan-Schreiber et Giscard d'Estaing, un institut de sondages d'opinion avait posé des questions du type : « Est-ce que la réussite scolaire est fonction des dons, de l'intelligence, du travail, du mérite ? » Les réponses recueillies livrent en fait une information (ignorée de ceux qui les produisaient) sur le degré auquel les différentes classes sociales ont conscience des lois de la transmission héréditaire du capital culturel : l'adhésion au mythe du don et de l'ascension par l'école, de la justice scolaire, de l'équité de la distribution des postes en fonction des titres, etc., est très forte dans les classes populaires. La contre-problématique peut exister pour quelques intellectuels mais elle n'a pas de force sociale bien qu'elle ait été reprise par un certain nombre de partis, de groupes. La vérité scientifique est soumise aux mêmes lois de diffusion que l'idéologie. Une proposition scientifique, c'est comme une bulle du pape sur la régulation des naissances, ça ne prêche que les convertis.

On associe l'idée d'objectivité dans une enquête d'opinion au fait de poser la question dans les termes les plus neutres afin de donner toutes les chances à toutes les réponses. En réalité, l'enquête d'opinion serait sans doute plus proche de ce qui se passe dans la réalité si, transgressant complètement les règles de l'« objectivité », on donnait aux gens les moyens de se situer comme ils se situent réellement dans la pratique réelle, c'est-à-dire par rapport à des opinions déjà formulées ; si, au lieu de dire par exemple « II y a des gens favorables à la régulation des naissances, d'autres qui sont défavorables ; et vous ?... », on énonçait une série de prises de positions explicites de groupes mandatés pour constituer les opinions et les diffuser, de façon que les gens puissent se situer par rapport à des réponses déjà constituées. On parle communément de « prises de position » ; il y a des positions qui sont déjà prévues et on les prend. Mais on ne les prend pas au hasard. On prend les positions que l'on est prédisposé à prendre en fonction de la position que l'on occupe dans un certain champ. Une analyse rigoureuse vise à expliquer les relations entre la structure des positions à prendre et la structure du champ des positions objectivement occupées.

Si les enquêtes d'opinion saisissent très mal les états virtuels de l'opinion et plus exactement les mouvements d'opinion, c'est, entre autres raisons, que la situation dans laquelle elles appréhendent les opinions est tout à fait artificielle. Dans les situations où se constitue l'opinion, en particulier les situations de crise, les gens sont devant des opinions constituées, des opinions soutenues par des groupes, en sorte que choisir entre des opinions, c'est très évidemment choisir entre des groupes. Tel est le principe de l'effet de politisation que produit la crise : il faut choisir entre des groupes qui se définissent politiquement et définir de plus en plus de prises de position en fonction de principes explicitement politiques. En fait, ce qui me paraît important, c'est que l'enquête d'opinion traite l'opinion publique comme une simple somme d'opinions individuelles, recueillies dans une situation qui est au fond celle de l'isoloir, où l'individu va furtivement exprimer dans l'isolement une opinion isolée. Dans les situations réelles, les opinions sont des forces et les rapports d'opinions sont des conflits de force entre des groupes.

Une autre loi se dégage de ces analyses : on a d'autant plus d'opinions sur un problème que l'on est plus intéressé par ce problème, c'est-à-dire que l'on a plus intérêt à ce problème. Par exemple sur le système d'enseignement, le taux de réponses est très intimement lié au degré de proximité par rapport au système d'enseignement, et la probabilité d'avoir une opinion varie en fonction de la probabilité d'avoir du pouvoir sur ce à propos de quoi on opine. L'opinion qui s'affirme comme telle, spontanément, c'est l'opinion des gens dont l'opinion a du poids, comme on dit. Si un ministre de l'Éducation nationale agissait en fonction d'un sondage d'opinion (ou au moins à partir d'une lecture superficielle du sondage), il ne ferait pas ce qu'il fait lorsqu'il agit réellement comme un homme politique, c'est-à-dire à partir des coups de téléphone qu'il reçoit, de la visite de tel responsable syndical, de tel doyen, etc. En fait, il agit en fonction de ces forces d'opinion réellement constituées qui n'affleurent à sa perception que dans la mesure où elles ont de la force et où elles ont de la force parce qu'elles sont mobilisées.

S'agissant de prévoir ce que va devenir l'Université dans les dix années prochaines, je pense que l'opinion mobilisée constitue la meilleure base. Toutefois, le fait, attesté par les non-réponses, que les dispositions de certaines catégories n'accèdent pas au statut d'opinion, c'est-à-dire de discours constitué prétendant à la cohérence, prétendant à être entendu, à s'imposer, etc., ne doit pas faire conclure que, dans des situations de crise, les gens qui n'avaient aucune opinion choisiront au hasard : si le problème est politiquement constitué pour eux (problèmes de salaire, de cadence de travail pour les ouvriers), ils choisiront en termes de compétence politique ; s'il s'agit d'un problème qui n'est pas constitué politiquement pour eux (répressivité dans les rapports à l'intérieur de l'entreprise) ou s'il est en voie de constitution, ils seront guidés par le système de dispositions profondément inconscient qui oriente leurs choix dans les domaines les plus différents, depuis l'esthétique ou le sport jusqu'aux préférences économiques. L'enquête d'opinion traditionnelle ignore à la fois les groupes de pression et les dispositions virtuelles qui peuvent ne pas s'exprimer sous forme de discours explicite. C'est pourquoi elle est incapable d'engendrer la moindre prévision raisonnable sur ce qui se passerait en situation de crise.

Supposons un problème comme celui du système d'enseignement. On peut demander : « Que pensez-vous de la politique d'Edgar Faure ? » C'est une question très voisine d'une enquête électorale, en ce sens que c'est la nuit où toutes les vaches sont noires : tout le monde est d'accord grosso modo sans savoir sur quoi ; on sait ce que signifiait le vote à l'unanimité de la loi Faure à l'Assemblée nationale. On demande ensuite : « Êtes-vous favorable à l'introduction de la politique dans les lycées ? » Là, on observe un clivage très net. Il en va de même lorsqu'on demande : « Les professeurs peuvent-ils faire grève ? » Dans ce cas, les membres des classes populaires, par un transfert de leur compétence politique spécifique, savent quoi répondre. On peut encore demander : « Faut-il transformer les programmes ? Êtes-vous favorable au contrôle continu ? Êtes-vous favorable à l'introduction des parents d'élèves dans les conseils des professeurs ? Êtes-vous favorable à la suppression de l'agrégation ? etc. » Sous la question « êtes-vous favorable à Edgar Faure ? », il y avait toutes ces questions et les gens ont pris position d'un coup sur un ensemble de problèmes qu'un bon questionnaire ne pourrait poser qu'au moyen d'au moins soixante questions à propos desquelles on observerait des variations dans tous les sens. Dans un cas les opinions seraient positivement liées à la position dans la hiérarchie sociale, dans l'autre, négativement, dans certains cas très fortement, dans d'autres cas faiblement, ou même pas du tout. Il suffit de penser qu'une consultation électorale représente la limite d'une question comme « êtes-vous favorable à Edgar Faure ? » pour comprendre que les spécialistes de sociologie politique puissent noter que la relation qui s'observe habituellement, dans presque tous les domaines de la pratique sociale, entre la classe sociale et les pratiques ou les opinions, est très faible quand il s'agit de phénomènes électoraux, à tel point que certains n'hésitent pas à conclure qu'il n'y a aucune relation entre la classe sociale et le fait de voter pour la droite ou pour la gauche. Si vous avez à l'esprit qu'une consultation électorale pose en une seule question syncrétique ce qu'on ne pourrait raisonnablement saisir qu'en deux cents questions, que les uns mesurent en centimètres, les autres en kilomètres, que la stratégie des candidats consiste à mal poser les questions et à jouer au maximum sur la dissimulation des clivages pour gagner les voix qui flottent, et tant d'autres effets, vous concluerez qu'il faut peut-être poser à l'envers la question traditionnelle de la relation entre le vote et la classe sociale et se demander comment il se fait que l'on constate malgré tout une relation, même faible ; et s'interroger sur la fonction du système électoral, instrument qui, par sa logique même, tend à atténuer les conflits et les clivages. Ce qui est certain, c'est qu'en étudiant le fonctionnement du sondage d'opinion, on peut se faire une idée de la manière dont fonctionne ce type particulier d'enquête d'opinion qu'est la consultation électorale et de l'effet qu'elle produit.

Bref, j'ai bien voulu dire que l'opinion publique n'existe pas, sous la forme en tout cas que lui prêtent ceux qui ont intérêt à affirmer son existence. J'ai dit qu'il y avait d'une part des opinions constituées, mobilisées, des groupes de pression mobilisés autour d'un système d'intérêts explicitement formulés ; et d'autre part, des dispositions qui, par définition, ne sont pas opinion si l'on entend par là, comme je l'ai fait tout au long de cette analyse, quelque chose qui peut se formuler en discours avec une certaine prétention à la cohérence. Cette définition de l'opinion n'est pas mon opinion sur l'opinion. C'est simplement l'explicitation de la définition que mettent en œuvre les sondages d'opinion en demandant aux gens de prendre position sur des opinions formulées et en produisant, par simple agrégation statistique d'opinions ainsi produites, cet artefact qu'est l'opinion publique. Je dis simplement que l'opinion publique dans l'acception implicitement admise par ceux qui font des sondages d'opinion ou ceux qui en utilisent les résultats, je dis simplement que cette opinion-là n'existe pas.

dimanche, décembre 20, 2009

From the 90's to the 9 of this century

Pour la brillante soutenance de thèse de Sophie Marino : c'était bien !