mercredi, décembre 30, 2009

Considérer l’université et la culture. Rebattre les cartes sociales



Considérer l’université et la culture
Rebattre les cartes sociales

Les préjugés des milieux mondains ou professionnels constituaient pour la restauration de la vie théâtrale en province des obstacles d’autant plus difficiles à surmonter qu’ils servaient d’arguments à ceux qui refusaient d’agir conformément aux principes qu’ils proclamaient. […] C’était pour eux une sorte de vérité démontrée que le théâtre ne pouvait avoir d’autre public en province que des bourgeois, chaque année un peu moins nombreux en même temps que plus âgés, la jeunesse s’intéressant exclusivement aux sports et aux déplacements. Qu’elle fut apte à s’évader de la réalité quotidienne par la poésie leur semblait impossible à admettre. Elle n’avait besoin selon eux que de rouler sans but sur les routes en empruntant, suivant ses moyens une bicyclette ou un engin motorisé.

Jeanne Laurent, « Le Sang du théâtre », in Bref, n°4, 1957.

Il s'agit de penser l’existence du groupe étudiant : si les étudiants ne forment pas une catégorie définie et stable, il faut considérer ce qui fait que les étudiants se ressentent étudiant dans un espace et un temps circonstanciés de leur vie : l’université. Les étudiants ont dans leur être au monde un fonds commun, une culture commune qui leur permet de s’inscrire dans la société. Ce réservoir symbolique s’appelle la communauté universitaire. S’il faut penser ici la culture avec pour objectif les étudiants, c’est bien en considérant cette communauté universitaire dans son ensemble avec les personnels administratifs, techniques et enseignant-chercheurs qu’on leur accèdera au mieux. C’est à cette seule condition que l’on peut interroger l’existence d’un monde de l’université. Si la communauté universitaire ne forme pas une catégorie claire, elle est ce lien qui doit permettre de penser son attachement à l’université au-delà des études : l’inscrire tout au long de la vie de ses étudiants, ses diplômés et de ses territoires.

Au tournant du siècle, Durkheim a marqué les débuts des recherches en sociologie de l’éducation. C’est l’essoufflement même de la sociologie durkheimienne qui explique pendant l’entre-deux guerres le désintéressement pour la sociologie de l’éducation en France. Le « principe d’intégration sociale » soutenu par la doctrine durkheimienne de l’éducation conçue dans une logique positiviste correspondant à son époque sera, à partir des années 1930, démenti par les conflits du vingtième siècle qui n’auront pas été évités par la science et que celle-ci aura même sophistiqués. La définition durkheimienne du « fait social » repose sur le caractère « contraignant » des faits d’ « institution », au sens très large en y incluant aussi bien la monnaie que la religion, la morale que le langage. Dès lors la compréhension des diverses formes de cette contrainte sociale oblige à décrire, dans chaque société et pour chaque époque, l’éducation comme opérateur privilégié de « régularité sociales » qui tend à supporter le « consensus moral » comme avaient pu l’être la religion et la tradition. Pour Durkheim, l’école est un « milieu moral organisé », elle façonne l’identité de l’élève en inculquant de façon collective et indistincte un corps d’idées, de conduites, de valeurs et de comportements communs.

En concentrant ses études sur la dimension consensuelle de l’éducation, la sociologie durkheimienne a trop vite évacué la dimension conflictuelle de celle-ci. L’intériorisation de l’ordre moral et de l’ordre logique par l’école repose sur l’ambivalence de ses rôles : unifier en socialisant et diviser en sélectionnant. Dans son texte, Le Conflit, Georg Simmel envisage l’aspect constructeur des conflits dans la vie sociale. Dans une perspective sociologique large, les conflits peuvent être définis comme l’expression d’antagonismes entre des individus ou des groupes pour l’acquisition, la possession et l’utilisation de biens matériels ou symboliques. L’étude de Georg Simmel a pour objet de faire apparaître toutes sortes de processus d’unification affectant les parties impliquées dans un conflit. Pour Georg Simmel, le conflit est une forme positive de socialisation ; au sein d’une collectivité, le conflit est créateur de lien social. Les causes de conflit sont nombreuses ; haine, envie, besoin, désir… Elles provoquent des coupures dans la vie sociale. Les conflits ont donc paradoxalement pour principale fonction de rétablir l’unité de ce qui a été rompu ; une relation amicale, le fonctionnement d’une organisation, l’unité d’un Etat…

L’école républicaine est ainsi sous-tendue par deux principes contradictoires. L’un égalitaire (l’école est accessible à tous), l’autre hiérarchique et méritocratique. Les intérêts pédagogiques des différents groupes ou classes ne sont en effet pas moins antagonistes que leurs intérêts économiques ou politiques ; c’est du moins ce que tend à considérer la sociologie actuelle qui n’interroge plus le monde sous le regard perpétuellement démenti dans les faits d’un fonctionnement harmonieux du système social. La fonction de sélection culturelle et sociale rend possible tout un ensemble de relations cachées entre les méthodes pédagogiques et la structure des inégalités de capital culturel au sein de la société. La méthode sociologique suppose que l’on abandonne les débats généraux ou moraux sur la meilleure forme d’éducation pensée hors du temps et de la société, et que l’on ne considère plus l’école comme neutre sous prétexte que, désormais, gratuite et ouverte à tous. L’égalité fait partie intégrante du mythe républicain fondateur de l’école en France dont les lois Jules Ferry, 1881-1882, sont le point d’orgue. Le service public d’éducation gratuit, la laïcité et l’égalité d’accès de tous réalisent un projet dont la gestation date des Lumières. Le but des républicains de la IIIe République n’était pas cependant de redistribuer les positions sociales. Certes, tous les enfants allaient ensemble à l’école pour acquérir une éducation universaliste mais, avant tout, afin de souder les citoyens autour de la République. Dans cet idéal progressiste qui caractérise l’époque, en plein développement scientifique et industriel, les meilleurs élèves des classes populaires étaient sélectionnés pour accéder à un enseignement « primaire supérieur » les conduisant à des concours administratifs (Écoles Normales d’instituteurs, par exemple) qui devinrent l’un des vecteurs de fabrication de classes moyennes. On voit à quel point ce projet fondateur alimente toujours l’espace du débat autour l’école, mais aussi autour de l’université. D’un côté, les partisans d’une école et d’une université républicaines défendent un enseignement et une recherche traditionnels, fondés sur le découpage disciplinaire, la transmission des humanités classiques et de l’autre côté, dans ce qui rejoint, par certains traits, un projet multiculturaliste, c’est l’école et l’université qui doivent s’adapter à la société et non l’inverse. Pour ces derniers, les contenus des enseignements doivent être non seulement adaptés aux nouvelles demandes sociales mais, aussi, aux nouveaux publics.

En France, dès les années soixante, les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont alimenté la critique de l’université. À l’époque, les auteurs ont en tête un axe d’analyse dominant : le rapport entre connaissances à acquérir et communication pédagogique dénonçant par là même les structures inégalitaires de transmission du savoir. Leur analyseur privilégié, c’est le rapport des étudiants à la culture savante comme filtre invisible de la différenciation. Ce filtre ne contribue, en définitive qu’à la mise en place d’une immense machine à reproduire les univers sociaux existants. Ils critiquent l’idéologie du don à l’œuvre dans l’université dont la forme la plus exemplaire supposée garantir un traitement égalitaire des étudiants dans la mesure où aucun ne peut poser de question, le cours magistral, favorise au contraire de ce fait la reproduction socioculturelle. Les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron montrent, généralement, comment l’institution scolaire sous une façade démocratique, tamise les potentiels étudiants selon l’origine sociale. Cette variable sociale joue puissamment sur la manière dont les étudiants, individus dont de l’identité sociale est en cours de construction, déterminent leur pratique de la culture et leur attitude face à l’enseignement. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron signalent de fortes disparités entre l’âge scolaire et l’origine sociale : la plupart des étudiants qui ont l’âge modal, ceux qui n’ont pas « redoublé », décroît à mesure que l’on va vers les classes les plus défavorisées. En 1964, dans Les Héritiers, les étudiants et la culture , Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron posent explicitement le problème structurel des relations existantes entre le patrimoine culturel des étudiants et les degrés de réussite dans leur « carrière » universitaire. [Une] carrière (pour le sociologue mais aussi sous le regard rétroactif du sujet) [est] une succession d’actions, réactives, défensives, tactiques, anticipatrices, etc., que celui-ci a choisies en son nom personnel pour gérer ses rapports avec le pouvoir contraignant d’un appareil qui lui a imposé anonymement la gradation prédéterminée des sanctions ou des récompenses correspondant à ses réponses ou abstentions choisies. Plutôt que de voir des étudiants plus ou moins doués dans la réussite de leurs études, ils mettent en avant le rôle du capital culturel défini comme un ensemble de familiarités linguistiques, d’informations et de valeurs de classe. Ils dénoncent l’idée égalitaire de l’université qui l’amène, de façon paradoxale et hypertélique, à être lieu de reproduction des inégalités : ils lui préfèrent la notion d’équité. En fait, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron proposent un réinvestissement sophistiqué et raffiné de la théorie de la domination de Max Weber .

Tout véritable rapport de domination comporte un minimum de volonté d’obéir et par conséquent un intérêt intérieur ou extérieur à obéir. in Economie et société de Max Weber
La théorie de la domination s’articule en tant que concept politique. La domination est la chance pour un groupe de trouver obéissance de la part d’un groupe d’individus. Ce n’est pas n’importe quelle d’influence sur autrui. La domination peut reposer sur les motifs les plus divers de docilité : du suivisme aux considérations rationnelles. Le facteur majeur qui fait qu’une domination fonctionne et se maintienne est la croyance de la part des dominés en l’ordre ou au désordre de la légitimité. Trois types de dominations légitimes peuvent oeuvrer. La domination légitime peut posséder un caractère rationnel qui repose sur la croyance en la légalité des règles arrêtées et du droit de donner des directives de ceux qui sont appelés à exercer la domination. La légitimité peut reposer sur un caractère traditionnel qui repose sur la croyance quotidienne en la sainteté des traditions qui confèrent la légitimité de ceux qui sont appelés à exercer la domination. La légitimité peut procéder par un caractère charismatique qui repose sur une soumission extraordinaire, au caractère sacré, la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne ou d’un ordre.
Max Weber a lui-même esquissé une classification des pédagogies observables à travers l’histoire qui repose sur une typologie des pédagogiques :
- la formation spécialisée d’experts, telle que l’assure une institution organisée bureaucratiquement ; l’enseignant tient ici son autorité légitime de l’institution qui lui procure le cadre où l’affirmer, en même temps qu’elle définit les limites de sa compétence ;
- l’initiation, comme procédure visant à activer ou à attester un « don » ou une « vocation » supposés préexistants, telle qu’on l’observe dans les confréries et, pourrait-on ajouter, dans les initiations artistiques; le maître doit ici son pouvoir à la légitimité artistique dont il dispose ;
- la préparation à un style de vie, telle que l’ont conçue les pédagogies de « l’homme cultivé » ; le maître ou le groupe éducateur doivent ici leur autorité légitime à la tradition et à l’ancienneté des normes qu’ils transmettent, plus souvent implicitement qu’explicitement.

Dans les années 80, la sociologie de l’éducation met en place des éclairages plus microsociologiques, les chercheurs analysent en quoi le fonctionnement des classes, des promotions, de l’institution, les conduites des différents acteurs de la chaîne de coopération éducative (familles, enseignants, élèves, étudiants, administration…) varient. Parmi ces variations, ils pointent les « effets-établissements » qui font qu’à « niveau égal », certains établissements font redoubler les élèves plus que d’autres) ; les « effets-maîtres » qui que certains élèves réussissent mieux avec certains enseignants… Les sociologues s’intéressent plus aux trajectoires individuelles. On peut citer ici les travaux de Stéphane Beaud, notamment sur le rapport au temps élastique des étudiants issus des quartiers populaires. De ces travaux et de ceux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, on doit retenir que les sanctions positives vont à la classe dominante. Souvent opposé, Raymond Boudon a marqué le style de nombreuses recherches en sociologie de l’éducation en se centrant sur la mobilité sociale. À la vision reproductionniste de Pierre Bourdieu, il préfère l’explication des faits sociaux par l’agrégation des décisions individuelles d’acteurs intentionnels. Raymond Boudon vise à débrouiller systématiquement les corrélations entre chances scolaires et chances sociales. De même, les travaux de Christian Baudelot . permettent de penser la mobilité sociale, mais aussi une forme de mobilité culturelle. Partant des propos alarmistes sur l’état de la lecture en France et de l’inculture de la jeunesse, il s’intéresse aux pratiques effectives des jeunes et montre comment l’école forme, « pourtant », des lecteurs, même si beaucoup s’écartent du modèle littéraire traditionnel et du modèle traditionnel de « l’homme cultivé ». Ces résultats reposent le problème des liens consacrés entre scolarité et culture. Ainsi, on peut réussir dans les études et ne pas lire, comme on peut aussi lire et ne pas réussir. À ces travaux, il faut rajouter les travaux de Dominique Pasquier, de François Desingly, d’Elsa Ramos qui se sont interrogés sur la question des transmissions culturelles au sein des milieux adolescents et de leurs échanges avec leurs pairs mais, aussi, avec leurs aînés dans le cadre de ce qu’il convient d’appeler une filiation inversée. Il faut cependant faire attention à ne pas sacrifier à ce que Gilles Lipovetsky qualifie d’hypermoderne et vouloir mesurer un état de la culture en France « à dix-huit ans » en fonction d’un étudiant cultivé et imaginaire qui cumulerait toutes les qualités nous amenant à réitérer le sempiternel constat d’une jeunesse inculte. Au moment de ce que Rousseau appelle une deuxième, un étudiant ne peut avoir lu Proust, faire du sport, être beau, aller au théâtre, danser, boire, être cool, bon en cours, engagé associativement, fréquenter les musées, le patrimoine mais aussi les centres d’art contemporains, écouter Rire et Chansons, France Cuture, la radio de leur campus, aimer American Pie et Godard, poadcaster, télécharger légalement, découvrir, construire leur identité, leur sexualité, leur sociabilité, aimer. Les étudiants ne sont pas parfaits, parce qu’ils ne sont pas finis, c’est cette faiblesse même qui fait leur force, celle-là même qui fait que l’université, lieu de la recherche et de sa transmission, est toujours dans une dynamique qui permet le doute. Ce que cette commission doit formuler et préconiser ce sont les meilleures modalités pour pouvoir goûter l’insécurité de la culture.

C’est à cette condition, seulement, que nous pouvons nous détacher d’une vision simplement positiviste de la culture créatrice de lien et de progrès social. Le sociologue Richard Hoggart, sociologue anglais, qui a travaillé sur les cultures populaires développe la notion de déclassement par le haut qui fait que les boursiers –lui-même l’a été- font partie de deux mondes celui de leur foyer d’origine et celui auquel ils aspirent. En même temps qu’un accomplissement social, l’université et l’acculturation qu’elle demande à chacun peuvent être vécues avec des sentiments tels que la trahison, la culpabilité. Même, si l’on peut repérer des travaux français sur ce sujet, la monde anglo-saxon, qui nourrit une plus grande réflexivité à l’égard de son université, a plus exploré ce domaine. En fait, cette question de la participation des classes populaires à l’université se pose jusqu’au niveau des enseignants-chercheurs issus des milieux populaires. Ainsi, dans leur ouvrage intitulé Strangers in Paradise: Academics from the Working Class, Jake Ryan et Charles Sackrey universitaires américains issus de milieux populaires analysent leur mobilité sociale ascendante et leur rapport à ce déplacement social, économique qu’ils décrivent jusque ses dimensions physiques. Ils observent comment leur psychisme traîne et comment ils se sentent toujours décalés : jamais à leur place. Une étude anglaise de Diane Reayn de l’Université de Cambridge, Gill Crozier, Université de Roehampton, John Clayton, Université de Sunderland, intitulée, Strangers in Paradise ? Working-class Students in Elite Universities, s’intéresse aux cas d’étudiants issus du milieu ouvrier dans une université d'élite. S’ils soulignent la complexité des identités en changement continuel, ils observent tout une gamme d'adaptations créatives et des réponses à facettes multiples face à celle-ci. Ils montrent les dispositions d'autocontrôle et de progrès personnels - presque un modelant constant et un re-modelant du moi, tout en conservant les aspects estimés d'une origine ouvrière.

Il faut garder ces données à l’esprit, car en France, nous vivons dans la nostalgie d’un âge d’or de l’éducation et de l’université qui par principe est avant. Or, il est important de se rappeler que le nombre de bacheliers est de 6000 bacheliers lorsqu’Émile Durkheim développe sa théorie de l’éducation vers 1900, que depuis 1985, la proportion de bacheliers par génération a plus que doublé, qu’en 2008 on compte approximativement 615000 inscrits au bac et 500 000 bacheliers. De même en France, il y a 30000 étudiants en 1900, que lorsque Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron critiquent l’université dans les année soixante, il y a entre 500 000 à 600 000. En 1985, on approche d’un million d’étudiants, pour atteindre une fourchette entre 1 200 000 et 1 500 000 dans les années 1990, et près de 2 300 000 en 2001. Sur ce nombre d’étudiants, on peut alors encore discuter du nombre d’étudiants à l’université et du reflux de celui-ci. Il faudrait alors aussi interroger les catégories qui amène notre ministère à en sortir certaines de ces effectifs, notamment les étudiants d’IUT. Cependant, on peut approximativement estimer la population étudiante universitaire en 2008-2009 à 1300000 étudiants. Au regard de ces changements sociodémographiques qui ont conduit l’université à intégrer de plus en plus de classes populaires au sein d’une institution savante, il est en effet nécessaire de prêter attention aux rapports entre cultures savantes et cultures populaires afin d’éviter le regard dominocentrique, décrit par Jean-Claude Passeron et Claude Grignon comme description légitimiste du goût populaire, que porte trop souvent les premières sur les deuxièmes. Il est clair dans ce cas-là qu’il ne faut pas succomber aux sirènes du relativisme culturel et de sa forme misérabiliste, synonyme de dénégation du rapport de domination. Pour autant, il ne faut pas se croire populiste, si au regard de l’élargissement plus récent de l’ensemble de la communauté universitaire, il est possible et même important de se demander comment les cultures populaires participent à l’élaboration des cultures savantes. Si la culture comme l’université sont des lieux privilégiés de la reproduction et de l’inégalité sociale et culturelle, elles sont aussi le lieu où les cartes se redistribuent et se rejouent.

mardi, décembre 22, 2009

La reproduction annuelle des palmarès est musicale, économique, durable, sportive, culturelle, humouristique, politique, marine, littéraire

Pour la deuxième année, « Le Parisien », « Aujourd’hui en France » et RTL ont proposé à leurs lecteurs et auditeurs d’élire la personnalité de l’année.

1e - Johnny Hallyday



2e - Christine Lagarde



3e - Yann Arthus-Bertrand



4e - Yoann Gourcuff - Footballeur - 10,1%



5e - Sophie Marceau - Comédienne et réalisatrice - 7,7%



6e - Florence Foresti - Humoriste et comédienne - 7,4%



7e - Daniel Cohn-Bendit - Politique - 6,7%



8e - Kad Merad - Comédien - 6,6%



9e - Michel Desjoyeaux - Navigateur - 3,8%



10e - Anna Gavalda - Auteure - 1,1%`





L'opinion publique n'existe pas

Exposé fait à Noroit (Arras) en janvier 1972 et paru dans Les temps modernes, 318, janvier 1973, pp. 1292-1309. Repris in Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984, pp. 222-235.




From Arnaud Fleurent-Didier's album La Reproduction (2009)

Je voudrais préciser d'abord que mon propos n'est pas de dénoncer de façon mécanique et facile les sondages d'opinion, mais de procéder à une analyse rigoureuse de leur fonctionnement et de leurs fonctions. Ce qui suppose que l'on mette en question les trois postulats qu'ils engagent implicitement. Toute enquête d'opinion suppose que tout le monde peut avoir une opinion ; ou, autrement dit, que la production d'une opinion est à la portée de tous. Quitte à heurter un sentiment naïvement démocratique, je contesterai ce premier postulat. Deuxième postulat : on suppose que toutes les opinions se valent. Je pense que l'on peut démontrer qu'il n'en est rien et que le fait de cumuler des opinions qui n'ont pas du tout la même force réelle conduit à produire des artefacts dépourvus de sens. Troisième postulat implicite : dans le simple fait de poser la même question à tout le monde se trouve impliquée l'hypothèse qu'il y a un consensus sur les problèmes, autrement dit qu'il y a un accord sur les questions qui méritent d'être posées. Ces trois postulats impliquent, me semble-t-il, toute une série de distorsions qui s'observent lors même que toutes les conditions de la rigueur méthodologique sont remplies dans la recollection et l'analyse des données.

On fait très souvent aux sondages d'opinion des reproches techniques. Par exemple, on met en question la représentativité des échantillons. Je pense que dans l'état actuel des moyens utilisés par les offices de production de sondages, l'objection n'est guère fondée. On leur reproche aussi de poser des questions biaisées ou plutôt de biaiser les questions dans leur formulation : cela est déjà plus vrai et il arrive souvent que l'on induise la réponse à travers la façon de poser la question. Ainsi, par exemple, transgressant le précepte élémentaire de la construction d'un questionnaire qui exige qu'on « laisse leurs chances » à toutes les réponses possibles, on omet fréquemment dans les questions ou dans les réponses proposées une des options possibles, ou encore on propose plusieurs fois la même option sous des formulations différentes. Il y a toutes sortes de biais de ce type et il serait intéressant de s'interroger sur les conditions sociales d'apparition de ces biais. La plupart du temps ils tiennent aux conditions dans lesquelles travaillent les gens qui produisent les questionnaires. Mais ils tiennent surtout au fait que les problématiques que fabriquent les instituts de sondages d'opinion sont subordonnées à une demande d'un type particulier. Ainsi, ayant entrepris l'analyse d'une grande enquête nationale sur l'opinion des Français concernant le système d'enseignement, nous avons relevé, dans les archives d'un certain nombre de bureaux d'études, toutes les questions concernant l'enseignement. Ceci nous a fait voir que plus de deux cents questions sur le système d'enseignement ont été posées depuis Mai 1968, contre moins d'une vingtaine entre 1960 et 1968. Cela signifie que les problématiques qui s'imposent à ce type d'organisme sont profondément liées à la conjoncture et dominées par un certain type de demande sociale. La question de l'enseignement par exemple ne peut être posée par un institut d'opinion publique que lorsqu'elle devient un problème politique. On voit tout de suite la différence qui sépare ces institutions des centres de recherches qui engendrent leurs problématiques, sinon dans un ciel pur, en tout cas avec une distance beaucoup plus grande à l'égard de la demande sociale sous sa forme directe et immédiate.

Une analyse statistique sommaire des questions posées nous a fait voir que la grande majorité d'entre elles étaient directement liées aux préoccupations politiques du « personnel politique ». Si nous nous amusions ce soir à jouer aux petits papiers et si je vous disais d'écrire les cinq questions qui vous paraissent les plus importantes en matière d'enseignement, nous obtiendrions sûrement une liste très différente de celle que nous obtenons en relevant les questions qui ont été effectivement posées par les enquêtes d'opinion. La question : « Faut-il introduire la politique dans les lycées ? » (ou des variantes) a été posée très souvent, tandis que la question : « Faut-il modifier les programmes ? » ou « Faut-il modifier le mode de transmission des contenus ? » n'a que très rarement été posée. De même : « Faut-il recycler les enseignants ? ». Autant de questions qui sont très importantes, du moins dans une autre perspective.

Les problématiques qui sont proposées par les sondages d'opinion sont subordonnées à des intérêts politiques, et cela commande très fortement à la fois la signification des réponses et la signification qui est donnée à la publication des résultats. Le sondage d'opinion est, dans l'état actuel, un instrument d'action politique ; sa fonction la plus importante consiste peut-être à imposer l'illusion qu'il existe une opinion publique comme sommation purement additive d'opinions individuelles ; à imposer l'idée qu'il existe quelque chose qui serait comme la moyenne des opinions ou l'opinion moyenne. L'« opinion publique » qui est manifestée dans les premières pages de journaux sous la forme de pourcentages (60 % des Français sont favorables à...), cette opinion publique est un artefact pur et simple dont la fonction est de dissimuler que l'état de l'opinion à un moment donné du temps est un système de forces, de tensions et qu’il n’est rien de plus inadéquat pour représenter l'état de l'opinion qu'un pourcentage.

On sait que tout exercice de la force s'accompagne d'un discours visant à légitimer la force de celui qui l'exerce ; on peut même dire que le propre de tout rapport de force, c'est de n'avoir toute sa force que dans la mesure où il se dissimule comme tel. Bref, pour parler simplement, l'homme politique est celui qui dit : « Dieu est avec nous ». L'équivalent de « Dieu est avec nous », c'est aujourd'hui « l'opinion publique est avec nous ». Tel est l'effet fondamental de l'enquête d'opinion : constituer l'idée qu'il existe une opinion publique unanime, donc légitimer une politique et renforcer les rapports de force qui la fondent ou la rendent possible.

Ayant dit au commencement ce que je voulais dire à la fin, je vais essayer d'indiquer très rapidement quelles sont les opérations par lesquelles on produit cet effet de consensus. La première opération, qui a pour point de départ le postulat selon lequel tout le monde doit avoir une opinion, consiste à ignorer les non-réponses. Par exemple vous demandez aux gens : « Êtes-vous favorable au gouvernement Pompidou ? » Vous enregistrez 30 % de non-réponses, 20 % de oui, 50 % de non. Vous pouvez dire : la part des gens défavorables est supérieure à la part des gens favorables et puis il y a ce résidu de 30 %. Vous pouvez aussi recalculer les pourcentages favorables et défavorables en excluant les non-réponses. Ce simple choix est une opération théorique d'une importance fantastique sur laquelle je voudrais réfléchir avec vous.

Éliminer les non-réponses, c'est faire ce qu'on fait dans une consultation électorale où il y a des bulletins blancs ou nuls ; c'est imposer à l'enquête d'opinion la philosophie implicite de l'enquête électorale. Si l'on regarde de plus près, on observe que le taux des non-réponses est plus élevé d'une façon générale chez les femmes que chez les hommes, que l'écart entre les femmes et les hommes est d'autant plus élevé que les problèmes posés sont d'ordre plus proprement politique. Autre observation : plus une question porte sur des problèmes de savoir, de connaissance, plus l'écart est grand entre les taux de non-réponses des plus instruits et des moins instruits. À l'inverse, quand les questions portent sur les problèmes éthiques, les variations des non-réponses selon le niveau d'instruction sont faibles (exemple : « Faut-il être sévère avec les enfants ? »). Autre observation : plus une question pose des problèmes conflictuels, porte sur un nœud de contradictions (soit une question sur la situation en Tchécoslovaquie pour les gens qui votent communiste), plus une question est génératrice de tensions pour une catégorie déterminée, plus les non-réponses sont fréquentes dans cette catégorie. En conséquence, la simple analyse statistique des non-réponses apporte une information sur ce que signifie la question et aussi sur la catégorie considérée, celle-ci étant définie autant par la probabilité qui lui est attachée d'avoir une opinion que par la probabilité conditionnelle d'avoir une opinion favorable ou défavorable.

L'analyse scientifique des sondages d'opinion montre qu'il n'existe pratiquement pas de problème omnibus ; pas de question qui ne soit réinterprétée en fonction des intérêts des gens à qui elle est posée, le premier impératif étant de se demander à quelle question les différentes catégories de répondants ont cru répondre. Un des effets les plus pernicieux de l'enquête d'opinion consiste précisément à mettre les gens en demeure de répondre à des questions qu'ils ne se sont pas posées. Soit par exemple les questions qui tournent autour des problèmes de morale, qu'il s'agisse des questions sur la sévérité des parents, les rapports entre les maîtres et les élèves, la pédagogie directive ou non directive, etc., problèmes qui sont d'autant plus perçus comme des problèmes éthiques qu'on descend davantage dans la hiérarchie sociale, mais qui peuvent être des problèmes politiques pour les classes supérieures : un des effets de l'enquête consiste à transformer des réponses éthiques en réponses politiques par le simple effet d'imposition de problématique.

En fait, il y a plusieurs principes à partir desquels on peut engendrer une réponse. Il y a d'abord ce qu'on peut appeler la compétence politique par référence à une définition à la fois arbitraire et légitime, c'est-à-dire dominante et dissimulée comme telle, de la politique. Cette compétence politique n'est pas universellement répandue. Elle varie grosso modo comme le niveau d'instruction. Autrement dit, la probabilité d'avoir une opinion sur toutes les questions supposant un savoir politique est assez comparable à la probabilité d'aller au musée. On observe des écarts fantastiques : là où tel étudiant engagé dans un mouvement gauchiste perçoit quinze divisions à gauche du PSU, pour un cadre moyen il n'y a rien. Dans l'échelle politique (extrême-gauche, gauche, centre-gauche, centre, centre-droit, droite, extrême-droite, etc.) que les enquêtes de « science politique » emploient comme allant de soi, certaines catégories sociales utilisent intensément un petit coin de l'extrême-gauche ; d'autres utilisent uniquement le centre, d'autres utilisent toute l'échelle. Finalement une élection est l'agrégation d'espaces tout à fait différents ; on additionne des gens qui mesurent en centimètres avec des gens qui mesurent en kilomètres, ou, mieux, des gens qui notent de 0 à 20 et des gens qui notent entre 9 et 11. La compétence se mesure entre autres choses au degré de finesse de perception (c'est la même chose en esthétique, certains pouvant distinguer les cinq ou six manières successives d'un seul peintre).

Cette comparaison peut être poussée plus loin. En matière de perception esthétique, il y a d'abord une condition permissive : il faut que les gens pensent l'œuvre d'art comme une œuvre d'art ; ensuite, l'ayant perçue comme œuvre d'art, il faut qu'ils aient des catégories de perception pour la construire, la structurer, etc. Supposons une question formulée ainsi : « Êtes-vous pour une éducation directive ou une éducation non directive ? » Pour certains, elle peut être constituée comme politique, la représentation des rapports parents-enfants s'intégrant dans une vision systématique de la société ; pour d'autres, c'est une pure question de morale. Ainsi le questionnaire que nous avons élaboré et dans lequel nous demandons aux gens si, pour eux, c'est de la politique ou non de faire la grève, d'avoir les cheveux longs, de participer à un festival pop, etc., fait apparaître des variations très grandes selon les classes sociales. La première condition pour répondre adéquatement à une question politique est donc d'être capable de la constituer comme politique ; la deuxième, l'ayant constituée comme politique, est d'être capable de lui appliquer des catégories proprement politiques qui peuvent être plus ou moins adéquates, plus ou moins raffinées, etc. Telles sont les conditions spécifiques de production des opinions, celles que l'enquête d'opinion suppose universellement et uniformément remplies avec le premier postulat selon lequel tout le monde peut produire une opinion.

Deuxième principe à partir duquel les gens peuvent produire une opinion, ce que j'appelle l'« ethos de classe » (pour ne pas dire « éthique de classe »), c'est-à-dire un système de valeurs implicites que les gens ont intériorisées depuis l'enfance et à partir duquel ils engendrent des réponses à des problèmes extrêmement différents. Les opinions que les gens peuvent échanger à la sortie d'un match de football entre Roubaix et Valenciennes doivent une grande partie de leur cohérence, de leur logique, à l’ethos de classe. Une foule de réponses qui sont considérées comme des réponses politiques, sont en réalité produites à partir de l'ethos de classe et du même coup peuvent revêtir une signification tout à fait différente quand elles sont interprétées sur le terrain politique. Là, je dois faire référence à une tradition sociologique, répandue surtout parmi certains sociologues de la politique aux États-Unis, qui parlent très communément d'un conservatisme et d'un autoritarisme des classes populaires. Ces thèses sont fondées sur la comparaison internationale d'enquêtes ou d'élections qui tendent à montrer que chaque fois que l'on interroge les classes populaires, dans quelque pays que ce soit, sur des problèmes concernant les rapports d'autorité, la liberté individuelle, la liberté de la presse, etc., elles font des réponses plus « autoritaires » que les autres classes ; et on en conclut globalement qu'il y a un conflit entre les valeurs démocratiques (chez l'auteur auquel je pense, Lipset, il s'agit des valeurs démocratiques américaines) et les valeurs qu'ont intériorisées les classes populaires, valeurs de type autoritaire et répressif. De là, on tire une sorte de vision eschatologique : élevons le niveau de vie, élevons le niveau d'instruction et, puisque la propension à la répression, à l'autoritarisme, etc., est liée aux bas revenus, aux bas niveaux d'instruction, etc., nous produirons ainsi de bons citoyens de la démocratie américaine. À mon sens ce qui est en question, c'est la signification des réponses à certaines questions. Supposons un ensemble de questions du type suivant : Êtes-vous favorable à l'égalité entre les sexes ? Êtes-vous favorable à la liberté sexuelle des conjoints ? Êtes-vous favorable à une éducation non répressive ? Êtes-vous favorable à la nouvelle société ? etc. Supposons un autre ensemble de questions du type : Est-ce que les professeurs doivent faire la grève lorsque leur situation est menacée? Les enseignants doivent-ils être solidaires avec les autres fonctionnaires dans les périodes de conflit social ? etc. Ces deux ensembles de questions donnent des réponses de structure strictement inverse sous le rapport de la classe sociale : le premier ensemble de questions, qui concerne un certain type de novation dans les rapports sociaux, dans la forme symbolique des relations sociales, suscite des réponses d'autant plus favorables que l'on s'élève dans la hiérarchie sociale et dans la hiérarchie selon le niveau d'instruction ; inversement, les questions qui portent sur les transformations réelles des rapports de force entre les classes suscitent des réponses de plus en plus défavorables à mesure qu'on s'élève dans la hiérarchie sociale.

Bref, la proposition « Les classes populaires sont répressives » n'est ni vraie ni fausse. Elle est vraie dans la mesure où, devant tout un ensemble de problèmes comme ceux qui touchent à la morale domestique, aux relations entre les générations ou entre les sexes, les classes populaires ont tendance à se montrer beaucoup plus rigoristes que les autres classes sociales. Au contraire, sur les questions de structure politique, qui mettent en jeu la conservation ou la transformation de l'ordre social, et non plus seulement la conservation ou la transformation des modes de relation entre les individus, les classes populaires sont beaucoup plus favorables à la novation, c'est-à-dire à une transformation des structures sociales. Vous voyez comment certains des problèmes posés en Mai 1968, et souvent mal posés, dans le conflit entre le parti communiste et les gauchistes, se rattachent très directement au problème central que j'ai essayé de poser ce soir, celui de la nature des réponses, c'est-à-dire du principe à partir duquel elles sont produites. L'opposition que j'ai faite entre ces deux groupes de questions se ramène en effet à l'opposition entre deux principes de production des opinions : un principe proprement politique et un principe éthique, le problème du conservatisme des classes populaires étant le produit de l'ignorance de cette distinction.

L'effet d'imposition de problématique, effet exercé par toute enquête d'opinion et par toute interrogation politique (à commencer par l'électorale), résulte du fait que les questions posées dans une enquête d'opinion ne sont pas des questions qui se posent réellement à toutes les personnes interrogées et que les réponses ne sont pas interprétées en fonction de la problématique par rapport à laquelle les différentes catégories de répondants ont effectivement répondu. Ainsi la problématique dominante, dont la liste des questions posées depuis deux ans par les instituts de sondage fournit une image, c'est-à-dire la problématique qui intéresse essentiellement les gens qui détiennent le pouvoir et qui entendent être informés sur les moyens d'organiser leur action politique, est très inégalement maîtrisée par les différentes classes sociales. Et, chose importante, celles-ci sont plus ou moins aptes à produire une contre-problématique. À propos du débat télévisé entre Servan-Schreiber et Giscard d'Estaing, un institut de sondages d'opinion avait posé des questions du type : « Est-ce que la réussite scolaire est fonction des dons, de l'intelligence, du travail, du mérite ? » Les réponses recueillies livrent en fait une information (ignorée de ceux qui les produisaient) sur le degré auquel les différentes classes sociales ont conscience des lois de la transmission héréditaire du capital culturel : l'adhésion au mythe du don et de l'ascension par l'école, de la justice scolaire, de l'équité de la distribution des postes en fonction des titres, etc., est très forte dans les classes populaires. La contre-problématique peut exister pour quelques intellectuels mais elle n'a pas de force sociale bien qu'elle ait été reprise par un certain nombre de partis, de groupes. La vérité scientifique est soumise aux mêmes lois de diffusion que l'idéologie. Une proposition scientifique, c'est comme une bulle du pape sur la régulation des naissances, ça ne prêche que les convertis.

On associe l'idée d'objectivité dans une enquête d'opinion au fait de poser la question dans les termes les plus neutres afin de donner toutes les chances à toutes les réponses. En réalité, l'enquête d'opinion serait sans doute plus proche de ce qui se passe dans la réalité si, transgressant complètement les règles de l'« objectivité », on donnait aux gens les moyens de se situer comme ils se situent réellement dans la pratique réelle, c'est-à-dire par rapport à des opinions déjà formulées ; si, au lieu de dire par exemple « II y a des gens favorables à la régulation des naissances, d'autres qui sont défavorables ; et vous ?... », on énonçait une série de prises de positions explicites de groupes mandatés pour constituer les opinions et les diffuser, de façon que les gens puissent se situer par rapport à des réponses déjà constituées. On parle communément de « prises de position » ; il y a des positions qui sont déjà prévues et on les prend. Mais on ne les prend pas au hasard. On prend les positions que l'on est prédisposé à prendre en fonction de la position que l'on occupe dans un certain champ. Une analyse rigoureuse vise à expliquer les relations entre la structure des positions à prendre et la structure du champ des positions objectivement occupées.

Si les enquêtes d'opinion saisissent très mal les états virtuels de l'opinion et plus exactement les mouvements d'opinion, c'est, entre autres raisons, que la situation dans laquelle elles appréhendent les opinions est tout à fait artificielle. Dans les situations où se constitue l'opinion, en particulier les situations de crise, les gens sont devant des opinions constituées, des opinions soutenues par des groupes, en sorte que choisir entre des opinions, c'est très évidemment choisir entre des groupes. Tel est le principe de l'effet de politisation que produit la crise : il faut choisir entre des groupes qui se définissent politiquement et définir de plus en plus de prises de position en fonction de principes explicitement politiques. En fait, ce qui me paraît important, c'est que l'enquête d'opinion traite l'opinion publique comme une simple somme d'opinions individuelles, recueillies dans une situation qui est au fond celle de l'isoloir, où l'individu va furtivement exprimer dans l'isolement une opinion isolée. Dans les situations réelles, les opinions sont des forces et les rapports d'opinions sont des conflits de force entre des groupes.

Une autre loi se dégage de ces analyses : on a d'autant plus d'opinions sur un problème que l'on est plus intéressé par ce problème, c'est-à-dire que l'on a plus intérêt à ce problème. Par exemple sur le système d'enseignement, le taux de réponses est très intimement lié au degré de proximité par rapport au système d'enseignement, et la probabilité d'avoir une opinion varie en fonction de la probabilité d'avoir du pouvoir sur ce à propos de quoi on opine. L'opinion qui s'affirme comme telle, spontanément, c'est l'opinion des gens dont l'opinion a du poids, comme on dit. Si un ministre de l'Éducation nationale agissait en fonction d'un sondage d'opinion (ou au moins à partir d'une lecture superficielle du sondage), il ne ferait pas ce qu'il fait lorsqu'il agit réellement comme un homme politique, c'est-à-dire à partir des coups de téléphone qu'il reçoit, de la visite de tel responsable syndical, de tel doyen, etc. En fait, il agit en fonction de ces forces d'opinion réellement constituées qui n'affleurent à sa perception que dans la mesure où elles ont de la force et où elles ont de la force parce qu'elles sont mobilisées.

S'agissant de prévoir ce que va devenir l'Université dans les dix années prochaines, je pense que l'opinion mobilisée constitue la meilleure base. Toutefois, le fait, attesté par les non-réponses, que les dispositions de certaines catégories n'accèdent pas au statut d'opinion, c'est-à-dire de discours constitué prétendant à la cohérence, prétendant à être entendu, à s'imposer, etc., ne doit pas faire conclure que, dans des situations de crise, les gens qui n'avaient aucune opinion choisiront au hasard : si le problème est politiquement constitué pour eux (problèmes de salaire, de cadence de travail pour les ouvriers), ils choisiront en termes de compétence politique ; s'il s'agit d'un problème qui n'est pas constitué politiquement pour eux (répressivité dans les rapports à l'intérieur de l'entreprise) ou s'il est en voie de constitution, ils seront guidés par le système de dispositions profondément inconscient qui oriente leurs choix dans les domaines les plus différents, depuis l'esthétique ou le sport jusqu'aux préférences économiques. L'enquête d'opinion traditionnelle ignore à la fois les groupes de pression et les dispositions virtuelles qui peuvent ne pas s'exprimer sous forme de discours explicite. C'est pourquoi elle est incapable d'engendrer la moindre prévision raisonnable sur ce qui se passerait en situation de crise.

Supposons un problème comme celui du système d'enseignement. On peut demander : « Que pensez-vous de la politique d'Edgar Faure ? » C'est une question très voisine d'une enquête électorale, en ce sens que c'est la nuit où toutes les vaches sont noires : tout le monde est d'accord grosso modo sans savoir sur quoi ; on sait ce que signifiait le vote à l'unanimité de la loi Faure à l'Assemblée nationale. On demande ensuite : « Êtes-vous favorable à l'introduction de la politique dans les lycées ? » Là, on observe un clivage très net. Il en va de même lorsqu'on demande : « Les professeurs peuvent-ils faire grève ? » Dans ce cas, les membres des classes populaires, par un transfert de leur compétence politique spécifique, savent quoi répondre. On peut encore demander : « Faut-il transformer les programmes ? Êtes-vous favorable au contrôle continu ? Êtes-vous favorable à l'introduction des parents d'élèves dans les conseils des professeurs ? Êtes-vous favorable à la suppression de l'agrégation ? etc. » Sous la question « êtes-vous favorable à Edgar Faure ? », il y avait toutes ces questions et les gens ont pris position d'un coup sur un ensemble de problèmes qu'un bon questionnaire ne pourrait poser qu'au moyen d'au moins soixante questions à propos desquelles on observerait des variations dans tous les sens. Dans un cas les opinions seraient positivement liées à la position dans la hiérarchie sociale, dans l'autre, négativement, dans certains cas très fortement, dans d'autres cas faiblement, ou même pas du tout. Il suffit de penser qu'une consultation électorale représente la limite d'une question comme « êtes-vous favorable à Edgar Faure ? » pour comprendre que les spécialistes de sociologie politique puissent noter que la relation qui s'observe habituellement, dans presque tous les domaines de la pratique sociale, entre la classe sociale et les pratiques ou les opinions, est très faible quand il s'agit de phénomènes électoraux, à tel point que certains n'hésitent pas à conclure qu'il n'y a aucune relation entre la classe sociale et le fait de voter pour la droite ou pour la gauche. Si vous avez à l'esprit qu'une consultation électorale pose en une seule question syncrétique ce qu'on ne pourrait raisonnablement saisir qu'en deux cents questions, que les uns mesurent en centimètres, les autres en kilomètres, que la stratégie des candidats consiste à mal poser les questions et à jouer au maximum sur la dissimulation des clivages pour gagner les voix qui flottent, et tant d'autres effets, vous concluerez qu'il faut peut-être poser à l'envers la question traditionnelle de la relation entre le vote et la classe sociale et se demander comment il se fait que l'on constate malgré tout une relation, même faible ; et s'interroger sur la fonction du système électoral, instrument qui, par sa logique même, tend à atténuer les conflits et les clivages. Ce qui est certain, c'est qu'en étudiant le fonctionnement du sondage d'opinion, on peut se faire une idée de la manière dont fonctionne ce type particulier d'enquête d'opinion qu'est la consultation électorale et de l'effet qu'elle produit.

Bref, j'ai bien voulu dire que l'opinion publique n'existe pas, sous la forme en tout cas que lui prêtent ceux qui ont intérêt à affirmer son existence. J'ai dit qu'il y avait d'une part des opinions constituées, mobilisées, des groupes de pression mobilisés autour d'un système d'intérêts explicitement formulés ; et d'autre part, des dispositions qui, par définition, ne sont pas opinion si l'on entend par là, comme je l'ai fait tout au long de cette analyse, quelque chose qui peut se formuler en discours avec une certaine prétention à la cohérence. Cette définition de l'opinion n'est pas mon opinion sur l'opinion. C'est simplement l'explicitation de la définition que mettent en œuvre les sondages d'opinion en demandant aux gens de prendre position sur des opinions formulées et en produisant, par simple agrégation statistique d'opinions ainsi produites, cet artefact qu'est l'opinion publique. Je dis simplement que l'opinion publique dans l'acception implicitement admise par ceux qui font des sondages d'opinion ou ceux qui en utilisent les résultats, je dis simplement que cette opinion-là n'existe pas.

dimanche, décembre 20, 2009

From the 90's to the 9 of this century

Pour la brillante soutenance de thèse de Sophie Marino : c'était bien !

mardi, octobre 27, 2009

Ce qui se raconte dans dans les derniers salons d'esthétique

« [Une] carrière (pour le sociologue mais aussi sous le regard rétroactif du sujet) [est] une succession d’actions, réactives, défensives, tactiques, anticipatrices, etc. que celui-ci a choisies en son nom personnel pour gérer ses rapports avec le pouvoir contraignant d’un appareil qui lui a imposé anonymement la gradation prédéterminée des sanctions ou des récompenses correspondant à ses réponses ou abstentions choisies »
Jean-Claude Passeron, « L’écriture sociologique : un contrôle des langues naturelles », in Le Raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1992, p204.



« l’œil est condamné à explorer. Comme toute chose de l’homme, sens, organe ou esprit, il ne peut faire qu’un pas après l’autre ; mais il peut accélérer l’allure » .
Jean-Claude Passeron, « L’écriture sociologique : un contrôle des langues naturelles », in Le Raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1992, pp 122-123.



« Imaginons une pierre qui dévale une colline. [...] La pierre se décroche de quelque part et se meut, dune manière aussi régulière que les conditions le permettent, vers un endroit et un état où elle sera au repos vers une fin. Imaginons, en outre, que cette pierre désire le résultat final, qu’elle s’intéresse aux choses qu’elle rencontre sur son chemin, aux conditions qui accélèrent et retardent son mouvement dans la mesure où elles affectent la fin envisagée, qu’elle agisse et réagisse à leur encontre selon la fonction d’obstacle ou d’aide qu’elle leur attribue, et qu’elle établisse un rapport entre tout ce qui a précédé et le repos final qui apparaît alors comme le point culminant d’un mouvement continu. La pierre aurait dans ce cas une expérience et cette expérience aurait une qualité esthétique. [...] Les « ennemis de l’esthétique », ajoute Dewey, se mettent en travers de la trajectoire et écartèlent l’unité d’une expérience dans des directions opposées. [En ce sens], lutte et conflit peuvent procurer une jouissance bien qu’ils soient douloureux : c’est qu’ils font partie de l’expérience en ce qu’ils la font progresser. Autrement on ne pourrait pas y faire entrer ce qui a précédé. Car « faire entrer » dans une expérience vitale, c’est plus que placer quelque chose à la surface de la conscience au-dessus de ce qui était connu auparavant ».
John Dewey, L’art comme expérience, Pau, Éditions Farrago, Publications de l’Université de Pau, 2005, p. 21-39.

samedi, octobre 10, 2009

CANNES Ascenseur social




Les commerces vulgaires exigent de leurs clients des preuves de solvabilité, mais les boutiques de luxe devinent et ne demandent, ni ne s’abaissent jamais à vérifier le montant du chèque et la conformité de la signature.

Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, 1986, Paris, Les Éditions de Minuit, p 41.


Comme Metropolis et New York, Cannes est durant le festival une ville exemplaire du monde du cinéma. Peut-être, peut-on pointer ici une explication possible d’un fait remarquable que Cannes entretient comme point avec ces deux villes plus ou moins vraisemblables : certains habitants s’y déplacent plus verticalement qu’horizontalement. En effet, à Cannes, monter, descendre relèvent d’une activité privilégiée réservée au monde des producteurs du monde du cinéma, aux stars et généralement, à ceux que l’on appelle les « accrédités ». Les autres restent au ras du sol et observent ce drôle de jeu de la mobilité sociale. La montée des marches est emblématique de cette verticalité du transport cannois. Si les stars flashées y excèdent en vitesse, c’est avant tout en lenteur et en pauses. Au-delà, les ascenseurs, et particulièrement ceux des grands hôtels, constituent une espèce de métro vertical cannois. Si métro et ascenseur cannois doivent être rapprochés, cela ne peut se limiter à la seule dimension logistique du transport, car à ce compte-là, les manèges transportent aussi des enfants sur la Croisette. Alain Musset, géographe des villes et des sociétés en Amérique Latine, a non seulement contribué à la réflexion sur la verticalité urbaine convoquée ici, mais de plus, préfère voir dans le métro plus un lieu d’émulsion sociale qu’un espace public. En effet, pour lui, dans le métro, contrairement à un espace public, chacun garde ses propriétés au regard de l’autre et reste inchangé : les passagers d’un métro forment une émulsion comme l’eau et l’huile dans une mayonnaise, c’est-à-dire un mélange homogène de deux substances liquides non-miscibles. Ce que nous aimerions, à partir de l’exemple cannois, c’est allègrement piller et rendre hommage au travail d’Alain Musset, en interrogeant plus avant le rapport entre les passagers du métro et ceux des ascenseurs non plus en fonction de leur transformation sous le regard de l’autre, mais sous leur propre regard : son reflet. Dans le métro, dans les ascenseurs, si nous ne sommes pas dans un espace public de la confrontation avec les autres, il y a le reflet dans la vitre, dans le miroir, cet autre qui doit nous rejoindre impérativement à la sortie. Si dans le métro, cette confrontation à soi peut donner lieu à des réflexions sur soi, sa vie, en quelque sorte une méditation, à Cannes, dans les ascenseurs des grands hôtels, après l’espace privé de la salle de bains, les tenues vont pouvoir se réajuster encore une dernière fois avant...

Ce réajustement de l’apparence n’est pas anodin dans un dispositif cannois où l’on n’est jamais que ce à quoi l’on ressemble. C’est pourquoi, si l’on ne peut qualifier le métro et les ascenseurs en tant qu’espace public, il nous semble que la notion développée par les anthropologues de la communication, et notamment par Yves Winkin, d’espaces semi-publics nous permet de mieux décrire leur rôle social. Sous cet éclairage, les toilettes publiques cannoises devraient être plus justement qualifiées de semi-publiques. En effet, la semi-publicité des lieux d’aisance du Palais des Festivals offre à ses passagers un lieu de réajustement social en permettant là de recentrer un nœud papillon, là de remonter une bretelle de robe, et là de consommer une dose de ce qui manque à chacun pour que chacun puisse finalement tenir le rôle qu’il doit tenir normalement.

C’est ainsi qu’à Cannes, les portes d’ascenseurs s’ouvrent comme les rideaux de théâtre sur les comédiens en les livrant à leur espace public : le public. Ces portes se referment vite, parfois sur le vide, laissant alors un point d’interrogation sur l’occupation future de leur cage d’ascenseur dorée. Que se passe-t-il dans les ascenseurs ? derrière la porte ? le rideau ? sous les jupons ? Toutes ces questions renvoient le spectateur devenu festivalier aux frustrations propres à son état de voyeur. À Cannes, il essaye de les contenter et, de ce fait même, il les alimente en devenant plus profondément voyeur. Car, au fond, que regarde-t-il, ce spectateur cannois, la plupart du temps ? Des portes avec des vigiles : elles séparent les corps dans l’espace, mais elles opinent aussi pour laisser le passage dans le dispositif des barrières cannoises. Les spectateurs du festival de Cannes finissent par avoir une vision fétichisée de ces barrières. En effet, ces portes jusqu’à ce qu’elles s’ouvrent sont un juste-avant où « nous » sommes tous « pareils » : non pas des stars et des voyeurs, mais tous des participants au monde du cinéma attendant qu’une porte s’ouvre. Les festivaliers cannois ne sont pas pour autant naïfs et transis, ils ont une compréhension de leur place dans le dispositif. À tel point, que nombre de festivaliers n’entrent jamais dans le hall des grand hôtels cannois et, devant ceux-ci, préfèrent former des grappes frissonnantes à la moindre apparition sur le pas de la porte. Là où le sociologue français Pierre Bourdieu souligne que la puissance de la domination réside dans la capacité du dominé à la reconnaître, l’anglais Richard Hoggart insiste sur le caractère du sentiment qui marque la partition entre « eux » et « nous » : à Cannes, peut-être, vaut-il mieux parler, matérialisée par le pas de la porte et les barrières qui l’entourent, de la conscience d’un désaveu d’une partie des festivaliers d’un « chez eux » et d’un « chez nous » qui doit les amener à mieux affirmer un « à nous ». Selon les niveaux de participation et d’engagement dans le festival, ce désaveu participe d’un fétichisme qui fige certains devant les portes d’un grand hôtel, d’aucuns devant les portes d’ascenseur de leur luxueux hall, et poussent d’autres à monter dans ces élévateurs sociaux du dispositif cannois. Ce fétichisme vient redoubler celui à l’œuvre dans la relation des spectateurs des salles obscures au cinéma.

En tant que spectateurs de cinéma et festivaliers à Cannes, nous sommes exposés au même désaveu. Nous croyons tous assister au même film, tous faire partie du même monde du cinéma. Et, comme au cinéma, nous découvrons que nous ne voyons pas tous le même film, à Cannes, nous découvrons aussi que nous nous cognons de manières différentes dans des barrières qui nous rappellent à l’ordre et que le monde même du cinéma ne nous appartient pas à tous de la même façon. C’est ce désaveu que décrit le sémiologue du cinéma, Christian Metz à partir des travaux de la psychanalyste Mélanie Klein pour qui dans la croyance originaire, tous les êtres sont pourvus de pénis, alors que certains êtres en sont dépourvus : c’est un témoignage de sens, mais aussi un désaveu. L’usage fétichiste de vêtements, et plus particulièrement intimes, est ainsi compris comme un expédient permettant de masquer l’effrayante découverte, par une fixation matérielle de l’instant précédant le désaveu. Grâce à Christian Metz, on comprend mieux l’attachement des spectateurs de cinéma et des festivaliers cannois aux objets que cela soit la conservation des billets, des photographies, l’achat de produits dérivés… et finalement, tout ce qui permet de retenir et se rappeler l’expérience cinématographique.

Les portes des ascenseurs cannois lorsqu’elles s’ouvrent réactivent en nous notre premier étonnement et nos premiers émois de la découverte de la différence : être désavoué dans sa croyance initiale -s’ils ne sont pas comme nous- pour être réconforté dans une croyance construite de toutes parts –ils sont à nous-. Aussi, la plupart des festivaliers cannois restent aussi intensément figés dans leur corps que leur volonté de fixer en images ce moment est grande, que cela soit par le biais de photographies ou même du souvenir. Certains festivaliers, sortant de la pause, tendent le bras et demandent un autographe, qui, alors même qu’il est la trace de la différence entre « eux » et « nous », leur confère un rôle d’intermédiaires. Ils peuvent ainsi raconter ce juste avant le désaveu, comment ils ont eu l’autographe, transfert sur bout de papier d’un moment intime. Pourtant, il est rare que l’autographe comble la frustration du désaveu, et il faut toujours en ajouter un autre à la collection. Enfin, d’autres festivaliers, à force de méditation devant le théâtre des ascenseurs cannois, comprennent quelque chose d’eux-mêmes dans le Festival de Cannes et se mettent en mouvement à la rencontre de leur être cinématographique dans le miroir des ascenseurs. Le Festival de Cannes est une mayonnaise cinématographique qui dans le temps d’un espace fait tenir autour d’un événement ceux qui normalement ne se mélangent pas. Comme l’huile et l’eau peuvent former un mélange homogène et retrouver leurs caractéristiques premières, « eux » et « nous » peuvent se confondre un temps. Dans le miroir, avec un nœud papillon, une robe de soirée, en tenue de soirée, dans un costume noir, sur des talons hauts, avec des strass, il s’agit bien de soi mais, comme Paul Ricoeur le décrit : soi-même comme un autre. On est loin du -cogito ergo sum-, je suis ce que je suis dans ma relation à moi. Le rouge à lèvres dans le miroir, la main dans les cheveux qui recoiffe une mèche dans la glace, le reflet qui disparaît pour lacer une bottine ne sont plus cosmétiques dans les ascenseurs cannois mais une énonciation de soi, un réajustement de social de soi à soi.

Pour beaucoup de festivaliers, notamment les plus jeunes, en dehors des cérémonies familiales, c’est souvent la première fois qu’ils se retrouvent accoutrés ainsi dans un espace public. Les miroirs des toilettes et des ascenseurs, comme on l’a vu, tiennent un rôle dans cette confrontation aux autres et à leur regard car elle demande une appropriation de son corps, d’une façon de bouger et de s’accepter. Mais que reste-t-il de ces rencontres ? Lors de l’édition 2009 de Cannes, une étudiante de l’université d’Avignon participait pour la première fois au Festival de Cannes. Elle s’est rencontrée comme une autre dans le miroir : c’était, nous a a-t-elle raconté, la première fois nous qu’elle mettait une robe longue noire. À la rentrée universitaire dans les allées du campus, elle racontait, non sans une certaine coquetterie, à un de ses camarades qu’elle était partie en Lozère faire du camping et qu’elle avait remis ses robes cannoises en robe d’été : « décalé », soulignait-elle. Monter dans l’ascenseur social à Cannes, c’est incorporer le désaveu de la différence : ce décalage entre « nous » et « eux », mais aussi de soi à soi. C’est se rencontrer différemment et garder avec soi un peu de cette rencontre.

samedi, octobre 03, 2009

« Petit Manifeste de Suresnes » de Jean Vilar



Hôtel woodstock ou comment monter un festival ?









« Petit Manifeste de Suresnes » de Jean Vilar

L’art du théâtre n’est pas né un jour du cœur de ce bonhomme ivre qui, à un carrefour grec, chanta ou ses joies ou ses peines. L’art du théâtre est né de cette passion calme, ou hantée suivant l’individu, de connaître. Il ne prend enfin toute sa signification que lorsqu’il parvient à assembler et à unir.

S’il n’est pas certain que toutes les salles closes où le TNP se présentera répondent à cette dernière exigence, du moins les ouvriers et les artistes auront travaillé et travailleront dans ce sens. Le théâtre à rampe, le théâtre à herses, le théâtre à loges, le théâtre à poulailler doit disparaître, s’il n’est déjà mort. Il ne réunit pas, il divise.

Et n’est-ce pas le but immédiat d’un théâtre populaire d’adapter nos salles et nos scènes à cette mission : je vous assemble, je vous unis ?

À cette inquiétude d’assembler, en ces temps divisés, des hommes et des femmes de toutes pensées confessionnelles et politiques, s’ajoute le souci quotidien de faire et de bien faire ; et cela, pour un public ordinairement sevré de ces joies. Pour lui, où que ce soit, notre scène s’offrira dans sa nudité formelle. Nul colifichet, nulle tricherie adroite, nul décor. Seuls, l’amour et l’honneur de Rodrigue pareront ce plancher de sapin que demain éclabousseront les ivresses et les gras jurons de Falstaff ou de Mère Courage.

Tout public est l’artisan de son théâtre plus encore que l’écrivain. Le nouveau TNP sera ce que le public de ce nouveau Paris le fera. Car le public de Paris n’est plus uniquement celui qui vit entre Montmartre et Montparnasse. Les fortifs depuis longtemps n’existent plus : Paris c’est aussi la cité-jardin de Suresnes et son théâtre. De même, en 1922, Dullin faisait entrer dans la vie théâtrale française une salle périphérique : le Théâtre Montmartre. Créer des théâtres vivants et bien vivants du sang de la jeunesse aux marches de Paris répond de toute façon à l’actuelle réalité démographique de Paris et donc de la France.

Aurons-nous les premiers jours des salles combles ? Je le pense. Quoi qu’il en soit, nous savons déjà que nous apporterons à ce public nouveau un travail à la loyale, des techniques éprouvées, des artistes sûrs, des œuvres belles ou courageuses. La peinture et la musique de ce temps travailleront avec nous.

À ce Paris où l’art du théâtre s’étiole, me semble-t-il, à ne pas tenter autre chose que ce qui, depuis trente ans, fut fait et refait, il est question, par l’appoint d’un public vivant et laborieux, d’apporter un exemple.

Nous n’échouerons pas. Cela serait trop grave. Et non pas seulement pour nous.

Pour appâter ce public, nous ne céderons pas au choix d’œuvres faciles. Le sirop laisse des nausées. Nous tenterons cependant de ne pas aller à lui avec des œuvres absconses, encore que la littérature d’aujourd’hui y cache et découvre parfois ses joyaux. Il nous faudra cependant défendre des œuvres difficiles.

Nous n’avons pas d’exclusives. Le Théâtre national populaire est un service public ; il impose à celui qui en a la charge l’indifférence à l’égard de certaines querelles. Mais nous ne nous déferons pas pour autant de cette recherche quotidienne sans quoi l’artiste n’est rien.

Il s’agit d’apporter à la partie la plus vive de la société contemporaine, aux hommes et aux femmes de la tâche ingrate et du labeur dur, les charmes d’un art dont ils n’auraient jamais dû, depuis le temps des cathédrales et des Mystères, être sevrés. Il nous faut remettre et réunir dans les travées de la communion dramatique le petit boutiquier de Suresnes et le haut magistrat, l’ouvrier de Puteaux et l’agent de change, le facteur des pauvres et le professeur agrégé… On sent bien qu’il n’est pas question pour nous d’éduquer, par le truchement des chefs-d’œuvre, un public. La mission du théâtre est plus humble, encore qu’aussi généreuse : il doit plaire, séduire, réjouir, et nous couper pour un temps de nos peines intimes et de nos misères.

Source : Vilar (Jean), Théâtre, service public, Paris, Gallimard, 1975.

jeudi, octobre 01, 2009

FRONT DE LA ROSE

FRONT DE LA ROSE

Malgré la fenêtre ouverte dans la chambre au long congé, l'arôme de la rose reste lié au souffle qui fut là. Nous sommes une fois encore sans expérience antérieure, nouveaux venus, épris. La rose ! Le champs de ses allées éventerait même la hardiesse de la mort. Nulle grille qui s'oppose. Le désir resurgit, mal de nos fronts évaporés. Celui qui marche sur la terre des pluies n'a rien à redouter de l'épine, dans les lieux finis ou hostiles. Mais s'il s'arrête et se recueille, malheur à lui ! Blessé au vif, il vole en cendres, archer repris par la beauté.

René Char















dimanche, septembre 13, 2009

Avignon : le contrôle continu est généralisé à l'Université








Avignon : le contrôle continu est généralisé à l'Université


Publié le mercredi 9 septembre 2009 à 08H54 La Provence

La pré-rentrée a commencé hier, la reprise des cours dans deux semaines

Les premières années de droit, AES et Eco-gestion hier, les "scientifiques" (SVT, Maths, Phyqique Chimie) et les "cultureux" de Master demain. La pré-rentrée de l'Université est étalée sur deux semaines, les cours reprennent dès le 21 septembre.

Photo Jérôme Rey

T'étais où en vacances toi?" "Au Brésil avec mes parents, et toi ?" Hier, 8h45, devant l'Amphi 2 de l'Université d'Avignon. Lycéens il y a encore quelques mois, les néo-étudiants vivent de diverse manière leurs premiers pas en campus. Certains sirotent un café, le moins cher de la ville (70 centimes d'euros), d'autres refont le monde, le teint halé et le verbe en verve.

Si la reprise des cours est prévue dans deux semaines (la semaine du 21 au 25 septembre), hier commençait la pré-rentrée. À 9 heures, ce sont les premières années de droit, AES (Administration Économique et Sociale) et Eco-gestion qui ont ouvert le bal. "On leur présente le fonctionnement de l'Université et le contenu de leur formation", assure Raphaël Roth à la communication de l'Université. Fin des vacances hier pour Bertrand 21 ans, qui redouble sa deuxième année de droit: "Cette année, si la fac est encore bloquée comme l'année dernière, je pars pour faire un IUT !" A quelques mètres de là, l'activité reprend aussi à la cafétéria, désormais affublée d'un piano. "Au plus fort, on sert 200 sandwichs et 500 cafés par jour", explique Stéphane, l'une des six personnes affectées à ce service.

Au total, la fac devrait à nouveau compter près de 7000 étudiants (Sainte-Marthe et Agroparc). Mais la grande nouveauté de cette année est le passage au contrôle continu dans toutes les filières, votée en juin en Conseil des Études et de la Vie Universitaire et Conseil d'Administration. La session d'examens finale sera remplacée par une évaluation tout au long du semestre, et ce à travers plusieurs épreuves. Destiné à améliorer les chances de réussite et favoriser l'égalité des étudiants face aux examens, ce mode d'évaluation a pour but de permettre à chaque étudiant de mesurer sa progression durant le semestre et de mieux cerner les attentes des enseignants.


"ici, il y a beaucoup de possibilités"

Résident de Beaucaire, Jean-Michel Ruiz avait le choix entre les universités de Nîmes et d'Avignon. "Mais je n'ai pas hésité car à Avignon, les locaux sont neufs et il y a beaucoup de possibilités, avec, par exemple, 40 activités sportives." Cet étudiant qui se destine à être enseignant en économie pratique la musculation. "En le faisant à la fac, ça me coûte 17 euros, à l'extérieur, ça serait 300 euros." Hier, ce jeune homme faisait sa pré-rentrée et voulait se renseigner sur la procédure à suivre pour s'inscrire, en parallèle de sa 2e année d'AES, en licence d'éco-gestion. Studieux, le garçon

mercredi, septembre 09, 2009

La Scène n°52 - Printemps 2009




La Scène n°52 - Printemps 2009



http://www.pug.fr/telech_presse/festivaliers8.jpg

Publics : les nouveaux comportements

La première source d’information des professionnels du spectacle.Musique, théâtre, danse, opéra, cirque, arts de la rue…

Un magazine de référence pour suivre toute l’actualité du spectacle et les nouvelles tendances du monde culturel. Un outil d’analyse et de réflexion qui vous permet de mieux comprendre le spectacle vivant, d’avoir connaissance des projets culturels à venir, de multiplier vos contacts et d’enrichir votre carnet d’adresses.

Avec dans chaque numéro un grand dossier, des reportages et interviews, des fiches pratiques, des pages destinées aux intermittents du spectacle…

SOMMAIRE DU N°52

DOSSIER Publics : Les nouveaux comportements • Les publics ont-ils évolué aussi vite que la société ? • Peut-on encore indentifier leurs attentes ? • Comment mener une politique d’abonnement audacieuse ? • Comment les relations publiques se sont-elles adaptées à ces évolutions ? • Comment les festivals abordent-ils l’été 2009 ?

ENTRETIEN Olivier Py et Jean-Michel Ribes

TABLE RONDE • Dispositifs publics et musiques traditionnelles

SUR LES SCENES Alexandre Castres, Florent Marchet, Caroline Ferry, Rémi Luchez, L’Yonne en scène, Compagnie des songes, Benoît Sicat

LA GRANDE CRITIQUE Press, de Pierre Rigal

COULISSES Telex, Mouvements, Nouveautés, Crémaillères, C’est qui, c’est quoi ?, Rencontres professionnelles, Stages, Quel dommage !, Parutions, Initiatives

PROFILS • Jean-Louis Boullère • Marie-Claire Riou • Loïck Royant • Bertrand Salanon

L’EPOQUE • Entretiens de Valois : la réforme a minima • Annexes VIII et X : à quand la renégociation ? • La crise va-t-elle éloigner les mécènes ? • Le soutien à l’émergence est-il encore possible ? • Quand le spectacle perd sa mémoire

LA VIE DES CRÉATIONS

LIEUX • L’Alhambra : son nouveau projet • Le spectacle gratuit, « fausse » bonne idée ?

COLLECTIVITES • Budgets culturels : des baisses à venir

COMPAGNIES • Le secteur jeune public à la loupe • Comment faire venir les programmateurs ?

FESTIVALS • Comment enrichir son dossier de bilan

TENDANCES • Live boutique, l’union fait la force

INTERNATIONAL • APAP : derrière les shows, le business

MEDIAS • France Télévisions : le spectacle sous la contrainte

ARCHITECTURE • Le Théâtre-auditorium de Poitiers

DANS L’OBJECTIF DE • Michel Cavalca

CAHIER PRATIQUE • Les rouages de l’éducation artistique et culturelle • Billetterie dématérialisée : les règles à respecter • Artiste et technicien étranger : le contrat de travail simplifié • L’accessibilité des lieux culturels aux handicapés • Culture et relations extérieures de l’Union européenne

CAHIER D’EXPERT • Le statut social des bénévoles, par Alain Bellebouche

ANGLAIS PROFESSIONNEL • La salle de spectacle

QUESTIONS DE DROIT

COURRIERS

DIALOGUES A contre-pied, par Marc Bélit

CAHIER SPÉCIAL PRODUCTIONS ET ARTISTES EN TOURNEE

mardi, août 25, 2009

Paysages cinématographiques de l’Université d’Avignon. Campus or not campus

Paysages cinématographiques de l’Université d’Avignon
Campus or not campus
Emmanuel Ethis, Damien Malinas & Olivier Zerbib
en collaboration avec Myriam Dougados


Pour commencer : toi aussi, tu peux reconnaître un paysage universitaire mais, aussi reconnaître tes amis !

















Tout n'est pas filmique dans un paysage cinématographique universitaire

Le service public de l'enseignement supérieur contribue […] à l'élévation du niveau scientifique, culturel et professionnel de la nation et des individus qui la composent ; [… ] à la réduction des inégalités sociales et culturelles et à la réalisation de l'égalité entre les hommes et les femmes en assurant à toutes celles et à tous ceux qui en ont la volonté et la capacité l'accès aux formes les plus élevées de la culture et de la recherche.

Le service public de l'enseignement supérieur a pour mission le développement de la culture et la diffusion des connaissances et des résultats de la recherche. Il favorise l'innovation, la création individuelle et collective dans le domaine des arts, des lettres, des sciences et des techniques.

Loi n° 84-52 du 26 janvier 1984 sur l'enseignement supérieur, articles 2 et 7

Dolores Ombrage : Je suis désolé mais, désapprouver mes méthodes , c’est désapprouver le ministère et par extension le Ministre, lui-même. Je suis une femme tolérante, mais s’il y a une chose que je ne peux pas supporter : c’est la déloyauté.
Minerva McGonagall La déloyauté ?!?!
Dolores Ombrage : Les choses, à Poudlard, sont pires que je ne le craignais. Cornélius prendra toutes les mesures qu’il faut.
Discours de Cornélius, ministre de la magie : Ayant déjà révolutionné totalement de l’enseignement de la défense contre les forces du mal, Dolores Ombrage, en tant que Grande Inquisitrice, aura tout pouvoir pour remédier au laisser-aller et à la baisse de niveau à l’école Poudlard. […]
Sybille Trelauney : Depuis seize ans, je vis et j’enseigne ici. Poudlard est ma maison. S’il vous plaît, vous ne pouvez pas faire ça.
Dolores Ombrage : Bien sûr que si.
Albus Dumbledore : Professeur McGonagall, puis-je vous demander de racompagner Sybille à l’intérieur ? […]
Dolores Ombrage : Dumbledore, dois-je vous rappeler qu’au terme du décret d’éducation numéro 23 édicté par le ministère …
Albus Dumbledore : …Vous avez le droit de renvoyer mes enseignants. Vous n’avez pas en revanche le droit de les expulser de ce château. Ce pouvoir appartient encore au directeur.
Dolores Ombrage : Pour l’instant.

David Yates, d’après le roman de J.K. Rowling, Harry Potter et l’ordre du Phoenix, 2007, 133 mn

Générique

Dans un texte de 1963 intitulé Les Anneaux de Bicêtre, l’écrivain Georges Simenon regrettait, à sa manière, la disparition progressive des prologues et autres préfaces, qui étaient légion dans les livres de sa jeunesse. C’était une façon – disait-il – pour l’écrivain d’avoir une prise de contact directe avec le lecteur pour lui exposer ses liens avec le sujet dont l’ouvrage allait traiter. A ces prologues et préfaces passées, il remarquait qu’on substituait, notamment dans les romans policiers et dans certains essais, la fameuse formule «  les événements relatés sont purement imaginaires et toute ressemblance entre les personnages et des personnes existantes ne pourrait être que fortuite ». Un propos en sciences sociales doit précisément veiller à inverser scrupuleusement cette formule qui devient dès lors « les événements relatés ici se sont vraiment déroulés et les personnes décrites ont toutes existé même si quelquefois elles semblent avoir quelque ressemblance avec des personnages imaginaires ». Les éléments qui suivent ne sont pas purement imaginaires, ils sont certes racontés, raccourcis et donc forcément mis en fiction. Ils sont le fruit de rencontres construites dans le temps auxquelles ont participé Yves Winkin, Jean-Louis Fabiani, François Theurel et qui ont abouti au mois de janvier 2009 à un séminaire « coproduit » par l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse et CinéCinémas. La notion de campus que l’on qualifie souvent de « à l’américaine » a été interrogée à travers les représentations cinématographiques. Intitulé « Campus or not Campus ? Cinéma et Campus : du rêve américain au désamour français », ce séminaire a interrogé ses participants dans les termes suivants : depuis les années 70, l’eldorado universitaire américain n’a cessé de fasciner l’industrie cinématographique des Etats-Unis par ses établissements richement dotés, ses campus rutilants et ses bibliothèques gorgées d’ouvrages. Cette industrie, profondément ancrée dans la culture américaine, ne semble pas inspirer les réalisateurs français, encore peu nombreux à avoir abordé ce thème du campus. À travers ce séminaire, il s’agit de comprendre en quoi le genre « Film de campus » s’inscrit dans une logique sociale et économique propre à l’Amérique ? Et pourquoi reste-t-elle peu exploitée en France ?

Les étudiants, en sociologues indigènes de leur objet, ont abordé la thématique de cinéma et campus par une comparaison entre les modèles anglo-américains et français. Généralement, ils ont tenté de définir comment le cinéma participe de la construction d’un imaginaire collectif de l’université. L’objectif de ce projet est de poser les bases d’un scénario sur le genre -film de campus- et son appropriation en France qui puisse amener à la réalisation d’un tournage d’un documentaire et de penser une programmation pour la chaîne CinéCinémas – partenaire du projet-. Nous ne pourrons pas rendre ici l’intensité, la qualité et la quantité des échanges. Aussi, nous tiendrons un propos local sur le cinéma et le campus : celui de l’Université d’Avignon. Le dialogue qui suit en racontant cette université interroge plus fondamentalement l’expérience que chacun garde de son campus. Dans l’épisode « Meurtres sur le campus » de la série Esprits criminels (saison 3), un tueur en série opère sur le campus d’une université à Flagstaff, Arizona. Un dialogue s’instaure entre le FBI, instance fédérale et la police locale pour décrire et comprendre la situation :

FBI : Parlez-nous un peu de cette université
Police locale : Elle est petite. Les gens se connaissent. Les dortoirs sont encore séparés. Les étudiants viennent de partout pour y étudier les matières artistiques.
FBI : Vous avez augmenté vos effectifs sur le campus ?
Police locale : Oui, on les a doublés.
FBI : D’autres mesures ?
Police locale : Les voitures qui patrouillent vingt-quatre sur vingt-quatre et je viens d’imposer un couvre-feu à vingt-deux heures. […]
FBI (voix intérieure) : J’ai rencontré Sarah à la fac sur un campus tout à fait semblable. Il y a trente et un an. Les campus sont censés être des endroits exaltants. On est censé y préparer son avenir, découvrir qui on est et qui on va devenir. Ces endroits sont censés incarner les rêves pas les cauchemars. Ils incarnent l’espoir. Je ne comprends plus le monde qui m’entoure.

Grâce à Layla M. Roesler, nous avons pu approcher quelques éléments définitoires du dispositif campus américain et notamment la conjugaison de la vie étudiante et des espaces verts, du sport, de la culture qui doivent concourir à ce qui doit correspondre à une « life experience ». Nombre de sociologues dans la lignée de John Deewey situent ces moments comme des expériences esthétiques, qui nous donnent à relire notre passé et notre projet. Ces accidents, nous espérons les favoriser par certains dispositifs sociaux comme les campus qui sont des terrains fertiles pour ce que l’historien décrit comme un événement : ce qui fonde et qui perturbe, en fait, un moment de nos vies approximativement le même pour tous ceux qui y passent, le passage à l’âge adulte. C’est aussi pour cela que lorsqu’on y retourne trente et un an après, et que l’on y trouve plus ses repères, c’est le monde qu’on ne comprend plus. C’est pour cela que la fiction autour du campus et de l’université en France est plus que jamais nécessaire. Dans la mesure où la forme universitaire, plus encore que toute autre, renvoie à ce que Hans Robert Jauss définit comme les horizons d’attente de l’œuvre. En effet, il y ceux de l’œuvre en train de faire à un moment historique et ceux des publics sauf qu’ici l’œuvre continue de se faire avec d’autres participants. Cependant, en tant que participant de ce moment, nous incorporons en nous la représentation de l’université et du campus que nous avons vécu. Au regard de l’université qui ne cesse de se transformer, le cinéma américain remet en permanence les représentations de ses campus en forme et met en image un diapason de l’accès au savoir.

Pourtant, on ne peut imaginer à ce point le fait qu’Indiana Jones, héros universitaire de Steven Spielberg, puisse être un simple outil de la propagande impérialiste du système universitaire américain. En fait le campus et le savoir sont une manière de mettre en histoire et de la résoudre. Il n’est pas rare de voir se résoudre le noeud de l’énigme dans une bibliothèque, comme dans le film Seven où l’enquêteur plus âgé, celui qui est un exemple et un contre-exemple pour son jeune coéquipier, trouve la solution à la bibliothèque de New York. Le campus est pour le cinéma américain un bon lieu pour raconter une histoire. Au fur et à mesure des discussions et du séminaire, à la conjugaison de la vie étudiante et des espaces verts, du sport, de la culture, nous avons ajouté la bibliothèque universitaire mais aussi, la nuit, la découverte du sexe, de l’autre et généralement de son identité. Sans cela, pas d’American Pie, le campus en folie ni de Scream2. On peut noter dans ce dernier film, l’instrument narratif que constitue le théâtre universitaire : l’histoire dans l’histoire.

Pourtant face au constat de la surreprésentation du campus dans la production cinématographique américaine, on ne peut que constater l’absence d’imaginaire du campus véhiculé par la production cinématographique française. Un point souligné au regard des échanges avec Emmanuel Bourdieu et Christophe Honoré est celui du lieu de formation des « professionnels de la profession » du cinéma comme les appelle Godard. L’Académie des Césars n’est pas formée dans l’Académie, mais dans les écoles. Le cinéma est l’art de l’édification par excellence. Il nous aide à penser nos vies et à partager collectivement nos rêves et nos inquiétudes. Si en France, peu de nos cinéastes sont « passés » à proprement parler par l’université – la voie royale de formation demeurant l’excellente FEMIS -, ne peut-on espérer demain des scénaristes inspirés par l’université dont ils seraient originaires pour nous aider à imaginer une Université qui nous ressemble ?

Action

Mais, nous ne pouvons compter seulement sur des explications externes à l’université pour expliquer son absence de l’imaginaire national français qu’est pour nous le cinéma hexagonal. Tout d’abord, l’université a longtemps souffert et souffre d’un déficit d’image auprès de la population française : qualifiée de fabrique à chômeurs, de voie de garage, on se l’imagine souvent comme délabrée, vétuste, avec des conditions d’enseignement et de vie déplorable. Ensuite, ce que nous appelons campus en France est trop souvent une version localisée et territorialisée sans penser la dimension temporelle du campus, son ouverture. Un des éléments évoqué plus haut, la nuit, interroge notre capacité à montrer une université en France : Christophe Honoré soulignait que filmer la « fac », c’était filmer un « amphi » ou une salle de cours en journée. En fait, le manque de logement étudiant sur ou à proximité du campus, l’absence d’accès nocturne, ont fait que l’université est plutôt considérée comme un lieu de dispense de savoir et n’est que très rarement envisagée comme un lieu de vie. C’est seulement en développant l’écologie de l’université que celles-ci deviendront des campus qui se mettront en histoire. Dans son ouvrage Une société sans école, Ivan Illich interrogeait déjà en 1971 cette notion du vivre ensemble sous l’angle de la convivialité. Ainsi, tandis que notre société contemporaine est emportée dans un mouvement où toutes les institutions tendent à devenir une seule « bureaucratie » postindustrielle, il nous faudrait nous orienter vers un avenir que j’appellerais volontiers « convivial », dans lequel l’intensité de l’action l’emporterait sur la production. Tout doit commencer par un renouvellement du style des institutions et, tout d’abord, par un renouveau de l’éducation. Un avenir, à la fois souhaitable et réalisable, dépend de notre volonté d’investir notre acquis technologique, de telle sorte qu’il serve au développement d’institutions « accueillantes ». Au-delà, l’action comme principe descriptif doit nous amener à penser le campus non sous l’angle de sa production, mais du processus qu’il met en œuvre et de sa performance.

Mercredi 28 janvier 2009 – salle des thèses de l’Université d’Avignon- intérieur jour – plan d’ensemble.
Composition des éléments à l’intérieur du cadre : au premier plan une soixantaine de chaises occupées par des hommes et des femmes principalement âgés d’une vingtaine d’années. Au niveau du plan principal, se font face deux groupes, entre eux un vidéoprojecteur. L’un est debout et parle, ou plus justement, expose. En face, l’autre groupe acquiesce, commente, interroge. On aurait pu se concentrer sur les regards de ces deux groupes façon « western » -plans successifs rapprochés sur les yeux-. Mais notre regard zoome vers l’arrière-plan, au-dessus d’une cheminée attribuée à un certain Mignard. Un écran montre un film de campus réalisé par des étudiants : c’est leur film de promotion. Promotion de leur formation ? de leur université ? Non de leur campus, dans la mesure où ce film raconte la façon dont ils ont habité culturellement et esthétiquement avec leur style et leurs genres un moment de leur vie : faire des études à l’Université d’Avignon.

Nous sommes en plein milieu d’une soutenance de projet qui conclut un séminaire consacré au cinéma, au campus, à son imaginaire. Ce séminaire est aussi la fin de la « scolarité » d’une grande partie de ces étudiants qui reviendront une dernière fois en septembre soutenir leur mémoire. Aujourd’hui, le ton est solennel. En fait, on joue au solennel. C’est un moment collectif et pour être un rite de passage: on joue le rite, on prend ses formes, on le performe pour tendre vers ce qu’on souhaite être une expérience esthétique .
Le film se finit. L’exposé, aussi. Le jury se retire dans une petite salle, derrière la cheminée. C’est ainsi qu’à Avignon, la communauté universitaire a, en moins de dix ans d’implantation sur son nouveau campus, réinventé sa tradition locale des soutenances de thèse. En effet, les étudiants ont souligné la trop grande rareté des moments rituels dans la vie scolaire et universitaire : le baccalauréat et la soutenance de thèse. C’est pour cela qu’ils volent en bande organisée avec leur jury, et plus que jamais en public, un morceau d’expérience esthétique pour transformer leur lieu de savoir et d’apprentissage en lieu de vie et de souvenir, leur université en campus. Le public, le jury, les impétrants sont debout et on entend des applaudissements. L’histoire peut commencer.
Voir sur le site de partage de vidéo Youtube à la requête « Campus or not campus »

Ecrire une université, imaginer un campus
L’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse a décidé de performer sa communauté -ses trois corps –étudiant, enseignant-chercheur, administratif et technique- en les rassemblant par la culture. L’université en tant qu’institution dispose ses propres expériences esthétiques qu’elle fait partager aux membres de sa communauté pour les rassembler. À vrai dire, l’université doit être à même de pouvoir considérer que tout rassemblement universitaire est un rassemblement culturel qui lui permet de mieux accomplir ses missions. L’Université d’Avignon a eu 700 ans en 2003. Dans le cadre de cette commémoration, elle a décidé de se rassembler et de se mettre en histoire au travers d’un ouvrage L’Université d’Avignon. Naissance et renaissance, 1303-2003, d’une exposition et d’un film retraçant son histoire. Six ans plus tôt, en 1997, sa communauté a décidé de se rassembler sur deux campus. Il n’est pas question ici de résumer ni l’ouvrage ni l’histoire mais de pointer quelques rassemblements de cette histoire écrite, puis racontée et la façon dont elle s’est mise en images.
Création de l’université le premier juillet 1303 par une bulle du Pape Boniface VIII, avant que la papauté ne s’installe dans la ville qui fait d’Avignon une des plus vieille université d’Europe.
Suppression en 1793 en même temps que les autres universités françaises.
Renaissance d’une activité universitaire en 1963 sous la forme d’un Centre d’Enseignement Supérieur Scientifique alors rattaché à la Faculté des Sciences de Marseille, et mise en place en 1964 d’un Centre d’Enseignement Supérieur Littéraire rattaché à la Faculté des Lettres d’Aix en Provence.
17 juillet 1984, création de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse comme Etablissement Public à caractère Culturel Scientifique et Professionnel de plein exercice.
1997, choix d’un développement en cohérence avec son territoire tant dans ses formations, dans sa recherche que dans ses implantations. Ses projets de développement deux campus ne sont pas construits sur le modèle américain mais dans une logique territoriale. Chaque site supporte ses spécificités qui amènent à penser la culture en terme de circulation, de mobilité des services et de propositions propres à chaque implantation.
2003, commémoration du 700ème anniversaire de l’université d’Avignon
28 janvier 2009, projection du film de campus des étudiants du Master Publics de la Culture.
Force est d'interroger, avec le temps, l’importance et l’intérêt porté à l’importance de l’Université d’Avignon par son territoire. Pour mémoire, en 1967, la ville d’Avignon se dote d’un Livre d’or préfacé en premier par Monsieur le Préfet. Il a pour mission de présenter la ville mais aussi ses projets : si l’on peut lire trois pages sur la vedette locale Mireille Mathieu, le projet d’université avignonnaise prend en tout et pour tout cinq mots dans une préface distincte d’une sous-partie commise par Monsieur le Maire de l’époque Henri Duffaut. Face aux discours médiatiques ronronnant « une accélération du temps », les sciences humaines se sont faites profession de foi de rappeler que tout n’est pas vitesse ni révolution. Pourtant, il ne s’agit pas de tomber dans les affres d’un relativisme historique qui voudrait que toutes choses étant égales par ailleurs les éléments de la vie sociale ne changent pas ou, du moins, se valent : dans ce même livre d’or, Monsieur le Maire vante les bienfaits de l’électricité dans le projet de la ville avignonnaise. Ainsi le temps, par le travail qu’il a infligé à la ville, l’aurait faite passer d’une identité rurale à une identité urbaine et de l’ère de l’électricité à celle de la culture et du Festival. Pour ne pas, par effet de balancier, succomber aux façons de penser « révolutionnées », comme l’électricité coexiste et participe au festival, l’identité rurale d’Avignon coexiste et participe à l’identité urbaine d’Avignon jusque dans le projet de son université. En effet, la donnée identitaire de la ville et de sa région ne peut être contournée au regard des 70 % d’étudiants en premier cycle de l’Université d’Avignon dont le foyer d’origine est à moins de 30 km de leur foyer actuel. Avignon, troisième ville française est la plus connue au monde par son patrimoine, son Festival. Elle l’est aussi par son université dans la mesure où 10% de ses étudiants et un tiers de ses doctorants sont étrangers. Pour toutes ces raisons, la culture est un élément de rassemblement de la communauté universitaire, mais aussi de lisibilité de son projet et de son territoire. L’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse a certes été repérée en novembre 2008 par le Premier ministre François Fillon lors du forum d’Avignon comme étant « premier germe d’une université thématique de la culture en France ». Au-delà, une enquête a montré, en 2003, que près de 72% des étudiants en provenance d’une autre ville qu’Avignon avaient fait le choix de cet établissement désirant y trouver une vie culturelle inscrite dans la cité. Le campus centre-ville de l’Université d’Avignon cumule les qualités d’un campus cinématographique : le jour et la nuit. Le décor diurne rassemble un pôle sportif, du patrimoine, de la culture, une bibliothèque universitaire et un parc. Le décor nocturne dédié à la découverte de soi, de l’autre, du sexe rassemble dans l’intra-muros, l’intérieur des remparts, du logement et des activités urbaines. Le jour et la nuit définissent ici un habiter ensemble dans un espace commun qui permet de raconter une histoire. Rajoutons à cela qu’Avignon est aussi une des villes les plus cinéphiles de France avec une fréquentation moyenne de plus de 14 fois par an et par habitant – pour une moyenne nationale de 2,7 environ -. Enfin, le cinéma occupe le tout premier rang des pratiques culturelles de sortie des étudiants. Pratique populaire, le cinéma est la seule pratique culturelle partagée par l’ensemble des étudiants et détermine un moment fort dans la construction identitaire et sociale. Il n’est pas surprenant, alors, que les étudiants aient performé cinématographiquement leur campus.

Un film de campus ? à l’avignonnaise ?

La définition d’un film de campus n’est pas une prénotion dans la mesure où tout au long de ce séminaire et du travail produit avec les étudiants, nous avons dû la construire pour pouvoir réfléchir notre objet. Nous sommes arrivés à cette définition minimale : un film de campus est un film qui d’une manière ou d’une autre fait référence à l’université. Ainsi, 60% des films américains rentrent dans cette catégorie. Au regard de cette masse, il est plus pertinent de discriminer ces films par leurs performances locales au sein d’un campus. Nous en avons repéré plusieurs. Il y a d’abord le film des 700 ans de l’université, évoqué plus haut. Pendant audiovisuel d’un ouvrage livresque, il représente plus l’histoire de l’université que celle du campus. Il y a bien sûr les pratiques cinématographiques des étudiants, mais il y a aussi les études et projets professionnels qui les amènent à se projeter dans le monde du cinéma. Il y a les étudiants qui se rassemblent dans le campus autour de la série Rome. Il y a aussi les films fabriqués à la maison par les étudiants qu’on retrouve sur Youtube. Il y a ceux que l’université, à partir de son campus, a produit avec eux dans sa communication auprès des lycéens ChoisirAvignon.fr. Il y a le campus transformé en lieu de tournage pour la série La prophétie d’Avignon qui a conduit chaque membre de la communauté universitaire à un visionnage ludique de cette histoire mysthico-policière : reconnais ta BU transformée en « FBI » européen. En 2008, il y a la réintroduction au sein du Festival d’Avignon des projections cinématographiques en plein air dans le parc de l’université avec Coup pour Coup de Marin Karmitz et en 2005, la Leçon de comédien de Max Von Sydow prenant la parole dans un « amphi » . Il y a Sébastien Roch, Cricri d’amour, de la série Hélène et les Garçons, principale fiction française représentant l’université française, en l’occurrence Paris X - Nanterre , s’étonnant de la ressemblance de sa cafète avec celle du campus avignonnais. En effet, on ne sait pas toujours dans quel sens se joue la performance. Comme dans beaucoup d’universités, il y a le cinéclub, mais aussi une association étudiante Les Nuits Cinéfils et filles qui organise des projections cinématographiques rassemblant la communauté universitaire dans un cinéma avignonnais extra-muros. Cette association performe ensuite ces films par une nuit thématique dans un lieu patrimonial de la ville. Depuis trois ans, chaque année, cette performance nocturne prend la forme d’un bal de promo dans le restaurant universitaire du campus centre-ville. Le 27 janvier 2009 à la veille des mouvements sociaux universitaires, le thème était Le péril jeune de Cédric Klapisch. Dans quel sens, la performance ? Un cas a retenu, notre attention par ses multiples sens. Comme le théâtre universitaire qui permet de raconter l’histoire dans l’Histoire, la performance du film de campus de la soutenance sur le campus dans le campus qui permet de raconter le campus.

Ainsi, le 28 janvier 2009, les étudiants ont performé en public et en images leur film de campus. Il dure 4 mn. Le personnage principal en est le campus et ses habitants. Le film rassemble des fonctions, des actions performées, des personnages et des expériences qui leur sont habituellement attribuées. Ils ont énoncé publiquement leur volonté d’inventer une version « à la française » du film de campus. On y retrouve des éléments locaux et globaux. L’espace national est signalé en introduction par une mire. Au début du film, Le territoire local est identifiable à travers le Palais des Papes mais, aussi les transports en commun du « grand Avignon ». On retrouve des personnages cinématographiques des teenmovies et films de campus « à l'américaine » : le geek, la pin up, la sportive et le sportif, la miss, la punk, la blonde… Ils relèvent du global. La musique, sans laquelle aucun film de campus n’est possible, est une négociation entre le local et le global. La musique faussement moyenâgeuse d’introduction est cinématographique et fait référence à une partie de l’identité avignonnaise. Une sonnerie fait la transition vers un campus négocié. En effet, Superbus est un groupe à l’anglo-saxonne qui chante en français. Après avoir présenté chaque personnage à la cafète, la BU, l’amphithéâtre, leur communauté est représentée par leur promotion rassemblée. Il conviendrait d’aller plus avant dans cette description, mais un détail a retenu notre attention. Dans ce film, deux étudiantes font référence à l’élection de Barack Obama et affichent, l’une, une revue et, l’autre, un badge arborant le visage du nouveau président des Etats-Unis d’Amérique. Plus haut, nous avions évoqué l’exposition de 700 ans de l’université d’Avignon. Depuis 2008, cette exposition a été installée dans le « couloir de la scolarité ». Là où lors de leur inscription, les étudiants ont souvent leur premier contact avec l’université. Cela afin qu’ils puissent s’inscrire administrativement, mais aussi dans leur histoire : celle de leur campus, récit localisé de leur université. Dans ce couloir, une représentation photographique de la statue en ébène de Boniface VIII signale le fondateur de l’université. Et depuis l’élection de Barack Obama nous ont été rapportés au moins deux fois où des étudiants y voyaient le premier pape noir. Michel Chion, esthéticien du cinéma, parle du désir de synchronisation qui nous pousse à rassembler le son et l’image. De la même manière, les étudiants ont un désir de synchronisation de leur campus avec le global. Ce qu’habiter un campus doit permettre comme accès symbolique pour que ses membres puissent y transformer leur vie, c’est le sentiment de pouvoir performer le monde : changer avec lui, et pouvoir le changer.

Nous remercions ici Nathalie Coste-Cerdan et Bruno Deloye et tous les étudiants du Master Stratégies du développement Culturel mention Publics de la culture et communication et particulièrement : Maud Champagneur, Violette Cimpaye, Marie-Morgane Donval, Julie Esposito, Mireille Le Ruyet, Mathieu Pradalet, Fanny Raflegeau, Maria Robin, Marie-Laure Signoret, Hugo Soriano, Anaïs Truant. Ils nous ont permis de rencontrer, écouter, dialoguer durant deux jours avec les personnes suivantes : Jennifer Bachelard, Emmanuel Bourdieu, Fanny Carbonnel, Jean-Luc Galvan, Christophe Honoré, Christophe Jacquemart, Alysson Jielbreath, Laurent Lubinu, Stéphanie Pourquier-Jacquin, Thomas Riley, Rodolpho Ripado, Layla Roesler, Virginie Spies, François Theurel, Béatrice Toulon, Johanne Tremblay, Bertrand Vignon et Yves Winkin.