samedi, octobre 03, 2009

« Petit Manifeste de Suresnes » de Jean Vilar



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« Petit Manifeste de Suresnes » de Jean Vilar

L’art du théâtre n’est pas né un jour du cœur de ce bonhomme ivre qui, à un carrefour grec, chanta ou ses joies ou ses peines. L’art du théâtre est né de cette passion calme, ou hantée suivant l’individu, de connaître. Il ne prend enfin toute sa signification que lorsqu’il parvient à assembler et à unir.

S’il n’est pas certain que toutes les salles closes où le TNP se présentera répondent à cette dernière exigence, du moins les ouvriers et les artistes auront travaillé et travailleront dans ce sens. Le théâtre à rampe, le théâtre à herses, le théâtre à loges, le théâtre à poulailler doit disparaître, s’il n’est déjà mort. Il ne réunit pas, il divise.

Et n’est-ce pas le but immédiat d’un théâtre populaire d’adapter nos salles et nos scènes à cette mission : je vous assemble, je vous unis ?

À cette inquiétude d’assembler, en ces temps divisés, des hommes et des femmes de toutes pensées confessionnelles et politiques, s’ajoute le souci quotidien de faire et de bien faire ; et cela, pour un public ordinairement sevré de ces joies. Pour lui, où que ce soit, notre scène s’offrira dans sa nudité formelle. Nul colifichet, nulle tricherie adroite, nul décor. Seuls, l’amour et l’honneur de Rodrigue pareront ce plancher de sapin que demain éclabousseront les ivresses et les gras jurons de Falstaff ou de Mère Courage.

Tout public est l’artisan de son théâtre plus encore que l’écrivain. Le nouveau TNP sera ce que le public de ce nouveau Paris le fera. Car le public de Paris n’est plus uniquement celui qui vit entre Montmartre et Montparnasse. Les fortifs depuis longtemps n’existent plus : Paris c’est aussi la cité-jardin de Suresnes et son théâtre. De même, en 1922, Dullin faisait entrer dans la vie théâtrale française une salle périphérique : le Théâtre Montmartre. Créer des théâtres vivants et bien vivants du sang de la jeunesse aux marches de Paris répond de toute façon à l’actuelle réalité démographique de Paris et donc de la France.

Aurons-nous les premiers jours des salles combles ? Je le pense. Quoi qu’il en soit, nous savons déjà que nous apporterons à ce public nouveau un travail à la loyale, des techniques éprouvées, des artistes sûrs, des œuvres belles ou courageuses. La peinture et la musique de ce temps travailleront avec nous.

À ce Paris où l’art du théâtre s’étiole, me semble-t-il, à ne pas tenter autre chose que ce qui, depuis trente ans, fut fait et refait, il est question, par l’appoint d’un public vivant et laborieux, d’apporter un exemple.

Nous n’échouerons pas. Cela serait trop grave. Et non pas seulement pour nous.

Pour appâter ce public, nous ne céderons pas au choix d’œuvres faciles. Le sirop laisse des nausées. Nous tenterons cependant de ne pas aller à lui avec des œuvres absconses, encore que la littérature d’aujourd’hui y cache et découvre parfois ses joyaux. Il nous faudra cependant défendre des œuvres difficiles.

Nous n’avons pas d’exclusives. Le Théâtre national populaire est un service public ; il impose à celui qui en a la charge l’indifférence à l’égard de certaines querelles. Mais nous ne nous déferons pas pour autant de cette recherche quotidienne sans quoi l’artiste n’est rien.

Il s’agit d’apporter à la partie la plus vive de la société contemporaine, aux hommes et aux femmes de la tâche ingrate et du labeur dur, les charmes d’un art dont ils n’auraient jamais dû, depuis le temps des cathédrales et des Mystères, être sevrés. Il nous faut remettre et réunir dans les travées de la communion dramatique le petit boutiquier de Suresnes et le haut magistrat, l’ouvrier de Puteaux et l’agent de change, le facteur des pauvres et le professeur agrégé… On sent bien qu’il n’est pas question pour nous d’éduquer, par le truchement des chefs-d’œuvre, un public. La mission du théâtre est plus humble, encore qu’aussi généreuse : il doit plaire, séduire, réjouir, et nous couper pour un temps de nos peines intimes et de nos misères.

Source : Vilar (Jean), Théâtre, service public, Paris, Gallimard, 1975.

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