mardi, août 25, 2009

Paysages cinématographiques de l’Université d’Avignon. Campus or not campus

Paysages cinématographiques de l’Université d’Avignon
Campus or not campus
Emmanuel Ethis, Damien Malinas & Olivier Zerbib
en collaboration avec Myriam Dougados


Pour commencer : toi aussi, tu peux reconnaître un paysage universitaire mais, aussi reconnaître tes amis !

















Tout n'est pas filmique dans un paysage cinématographique universitaire

Le service public de l'enseignement supérieur contribue […] à l'élévation du niveau scientifique, culturel et professionnel de la nation et des individus qui la composent ; [… ] à la réduction des inégalités sociales et culturelles et à la réalisation de l'égalité entre les hommes et les femmes en assurant à toutes celles et à tous ceux qui en ont la volonté et la capacité l'accès aux formes les plus élevées de la culture et de la recherche.

Le service public de l'enseignement supérieur a pour mission le développement de la culture et la diffusion des connaissances et des résultats de la recherche. Il favorise l'innovation, la création individuelle et collective dans le domaine des arts, des lettres, des sciences et des techniques.

Loi n° 84-52 du 26 janvier 1984 sur l'enseignement supérieur, articles 2 et 7

Dolores Ombrage : Je suis désolé mais, désapprouver mes méthodes , c’est désapprouver le ministère et par extension le Ministre, lui-même. Je suis une femme tolérante, mais s’il y a une chose que je ne peux pas supporter : c’est la déloyauté.
Minerva McGonagall La déloyauté ?!?!
Dolores Ombrage : Les choses, à Poudlard, sont pires que je ne le craignais. Cornélius prendra toutes les mesures qu’il faut.
Discours de Cornélius, ministre de la magie : Ayant déjà révolutionné totalement de l’enseignement de la défense contre les forces du mal, Dolores Ombrage, en tant que Grande Inquisitrice, aura tout pouvoir pour remédier au laisser-aller et à la baisse de niveau à l’école Poudlard. […]
Sybille Trelauney : Depuis seize ans, je vis et j’enseigne ici. Poudlard est ma maison. S’il vous plaît, vous ne pouvez pas faire ça.
Dolores Ombrage : Bien sûr que si.
Albus Dumbledore : Professeur McGonagall, puis-je vous demander de racompagner Sybille à l’intérieur ? […]
Dolores Ombrage : Dumbledore, dois-je vous rappeler qu’au terme du décret d’éducation numéro 23 édicté par le ministère …
Albus Dumbledore : …Vous avez le droit de renvoyer mes enseignants. Vous n’avez pas en revanche le droit de les expulser de ce château. Ce pouvoir appartient encore au directeur.
Dolores Ombrage : Pour l’instant.

David Yates, d’après le roman de J.K. Rowling, Harry Potter et l’ordre du Phoenix, 2007, 133 mn

Générique

Dans un texte de 1963 intitulé Les Anneaux de Bicêtre, l’écrivain Georges Simenon regrettait, à sa manière, la disparition progressive des prologues et autres préfaces, qui étaient légion dans les livres de sa jeunesse. C’était une façon – disait-il – pour l’écrivain d’avoir une prise de contact directe avec le lecteur pour lui exposer ses liens avec le sujet dont l’ouvrage allait traiter. A ces prologues et préfaces passées, il remarquait qu’on substituait, notamment dans les romans policiers et dans certains essais, la fameuse formule «  les événements relatés sont purement imaginaires et toute ressemblance entre les personnages et des personnes existantes ne pourrait être que fortuite ». Un propos en sciences sociales doit précisément veiller à inverser scrupuleusement cette formule qui devient dès lors « les événements relatés ici se sont vraiment déroulés et les personnes décrites ont toutes existé même si quelquefois elles semblent avoir quelque ressemblance avec des personnages imaginaires ». Les éléments qui suivent ne sont pas purement imaginaires, ils sont certes racontés, raccourcis et donc forcément mis en fiction. Ils sont le fruit de rencontres construites dans le temps auxquelles ont participé Yves Winkin, Jean-Louis Fabiani, François Theurel et qui ont abouti au mois de janvier 2009 à un séminaire « coproduit » par l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse et CinéCinémas. La notion de campus que l’on qualifie souvent de « à l’américaine » a été interrogée à travers les représentations cinématographiques. Intitulé « Campus or not Campus ? Cinéma et Campus : du rêve américain au désamour français », ce séminaire a interrogé ses participants dans les termes suivants : depuis les années 70, l’eldorado universitaire américain n’a cessé de fasciner l’industrie cinématographique des Etats-Unis par ses établissements richement dotés, ses campus rutilants et ses bibliothèques gorgées d’ouvrages. Cette industrie, profondément ancrée dans la culture américaine, ne semble pas inspirer les réalisateurs français, encore peu nombreux à avoir abordé ce thème du campus. À travers ce séminaire, il s’agit de comprendre en quoi le genre « Film de campus » s’inscrit dans une logique sociale et économique propre à l’Amérique ? Et pourquoi reste-t-elle peu exploitée en France ?

Les étudiants, en sociologues indigènes de leur objet, ont abordé la thématique de cinéma et campus par une comparaison entre les modèles anglo-américains et français. Généralement, ils ont tenté de définir comment le cinéma participe de la construction d’un imaginaire collectif de l’université. L’objectif de ce projet est de poser les bases d’un scénario sur le genre -film de campus- et son appropriation en France qui puisse amener à la réalisation d’un tournage d’un documentaire et de penser une programmation pour la chaîne CinéCinémas – partenaire du projet-. Nous ne pourrons pas rendre ici l’intensité, la qualité et la quantité des échanges. Aussi, nous tiendrons un propos local sur le cinéma et le campus : celui de l’Université d’Avignon. Le dialogue qui suit en racontant cette université interroge plus fondamentalement l’expérience que chacun garde de son campus. Dans l’épisode « Meurtres sur le campus » de la série Esprits criminels (saison 3), un tueur en série opère sur le campus d’une université à Flagstaff, Arizona. Un dialogue s’instaure entre le FBI, instance fédérale et la police locale pour décrire et comprendre la situation :

FBI : Parlez-nous un peu de cette université
Police locale : Elle est petite. Les gens se connaissent. Les dortoirs sont encore séparés. Les étudiants viennent de partout pour y étudier les matières artistiques.
FBI : Vous avez augmenté vos effectifs sur le campus ?
Police locale : Oui, on les a doublés.
FBI : D’autres mesures ?
Police locale : Les voitures qui patrouillent vingt-quatre sur vingt-quatre et je viens d’imposer un couvre-feu à vingt-deux heures. […]
FBI (voix intérieure) : J’ai rencontré Sarah à la fac sur un campus tout à fait semblable. Il y a trente et un an. Les campus sont censés être des endroits exaltants. On est censé y préparer son avenir, découvrir qui on est et qui on va devenir. Ces endroits sont censés incarner les rêves pas les cauchemars. Ils incarnent l’espoir. Je ne comprends plus le monde qui m’entoure.

Grâce à Layla M. Roesler, nous avons pu approcher quelques éléments définitoires du dispositif campus américain et notamment la conjugaison de la vie étudiante et des espaces verts, du sport, de la culture qui doivent concourir à ce qui doit correspondre à une « life experience ». Nombre de sociologues dans la lignée de John Deewey situent ces moments comme des expériences esthétiques, qui nous donnent à relire notre passé et notre projet. Ces accidents, nous espérons les favoriser par certains dispositifs sociaux comme les campus qui sont des terrains fertiles pour ce que l’historien décrit comme un événement : ce qui fonde et qui perturbe, en fait, un moment de nos vies approximativement le même pour tous ceux qui y passent, le passage à l’âge adulte. C’est aussi pour cela que lorsqu’on y retourne trente et un an après, et que l’on y trouve plus ses repères, c’est le monde qu’on ne comprend plus. C’est pour cela que la fiction autour du campus et de l’université en France est plus que jamais nécessaire. Dans la mesure où la forme universitaire, plus encore que toute autre, renvoie à ce que Hans Robert Jauss définit comme les horizons d’attente de l’œuvre. En effet, il y ceux de l’œuvre en train de faire à un moment historique et ceux des publics sauf qu’ici l’œuvre continue de se faire avec d’autres participants. Cependant, en tant que participant de ce moment, nous incorporons en nous la représentation de l’université et du campus que nous avons vécu. Au regard de l’université qui ne cesse de se transformer, le cinéma américain remet en permanence les représentations de ses campus en forme et met en image un diapason de l’accès au savoir.

Pourtant, on ne peut imaginer à ce point le fait qu’Indiana Jones, héros universitaire de Steven Spielberg, puisse être un simple outil de la propagande impérialiste du système universitaire américain. En fait le campus et le savoir sont une manière de mettre en histoire et de la résoudre. Il n’est pas rare de voir se résoudre le noeud de l’énigme dans une bibliothèque, comme dans le film Seven où l’enquêteur plus âgé, celui qui est un exemple et un contre-exemple pour son jeune coéquipier, trouve la solution à la bibliothèque de New York. Le campus est pour le cinéma américain un bon lieu pour raconter une histoire. Au fur et à mesure des discussions et du séminaire, à la conjugaison de la vie étudiante et des espaces verts, du sport, de la culture, nous avons ajouté la bibliothèque universitaire mais aussi, la nuit, la découverte du sexe, de l’autre et généralement de son identité. Sans cela, pas d’American Pie, le campus en folie ni de Scream2. On peut noter dans ce dernier film, l’instrument narratif que constitue le théâtre universitaire : l’histoire dans l’histoire.

Pourtant face au constat de la surreprésentation du campus dans la production cinématographique américaine, on ne peut que constater l’absence d’imaginaire du campus véhiculé par la production cinématographique française. Un point souligné au regard des échanges avec Emmanuel Bourdieu et Christophe Honoré est celui du lieu de formation des « professionnels de la profession » du cinéma comme les appelle Godard. L’Académie des Césars n’est pas formée dans l’Académie, mais dans les écoles. Le cinéma est l’art de l’édification par excellence. Il nous aide à penser nos vies et à partager collectivement nos rêves et nos inquiétudes. Si en France, peu de nos cinéastes sont « passés » à proprement parler par l’université – la voie royale de formation demeurant l’excellente FEMIS -, ne peut-on espérer demain des scénaristes inspirés par l’université dont ils seraient originaires pour nous aider à imaginer une Université qui nous ressemble ?

Action

Mais, nous ne pouvons compter seulement sur des explications externes à l’université pour expliquer son absence de l’imaginaire national français qu’est pour nous le cinéma hexagonal. Tout d’abord, l’université a longtemps souffert et souffre d’un déficit d’image auprès de la population française : qualifiée de fabrique à chômeurs, de voie de garage, on se l’imagine souvent comme délabrée, vétuste, avec des conditions d’enseignement et de vie déplorable. Ensuite, ce que nous appelons campus en France est trop souvent une version localisée et territorialisée sans penser la dimension temporelle du campus, son ouverture. Un des éléments évoqué plus haut, la nuit, interroge notre capacité à montrer une université en France : Christophe Honoré soulignait que filmer la « fac », c’était filmer un « amphi » ou une salle de cours en journée. En fait, le manque de logement étudiant sur ou à proximité du campus, l’absence d’accès nocturne, ont fait que l’université est plutôt considérée comme un lieu de dispense de savoir et n’est que très rarement envisagée comme un lieu de vie. C’est seulement en développant l’écologie de l’université que celles-ci deviendront des campus qui se mettront en histoire. Dans son ouvrage Une société sans école, Ivan Illich interrogeait déjà en 1971 cette notion du vivre ensemble sous l’angle de la convivialité. Ainsi, tandis que notre société contemporaine est emportée dans un mouvement où toutes les institutions tendent à devenir une seule « bureaucratie » postindustrielle, il nous faudrait nous orienter vers un avenir que j’appellerais volontiers « convivial », dans lequel l’intensité de l’action l’emporterait sur la production. Tout doit commencer par un renouvellement du style des institutions et, tout d’abord, par un renouveau de l’éducation. Un avenir, à la fois souhaitable et réalisable, dépend de notre volonté d’investir notre acquis technologique, de telle sorte qu’il serve au développement d’institutions « accueillantes ». Au-delà, l’action comme principe descriptif doit nous amener à penser le campus non sous l’angle de sa production, mais du processus qu’il met en œuvre et de sa performance.

Mercredi 28 janvier 2009 – salle des thèses de l’Université d’Avignon- intérieur jour – plan d’ensemble.
Composition des éléments à l’intérieur du cadre : au premier plan une soixantaine de chaises occupées par des hommes et des femmes principalement âgés d’une vingtaine d’années. Au niveau du plan principal, se font face deux groupes, entre eux un vidéoprojecteur. L’un est debout et parle, ou plus justement, expose. En face, l’autre groupe acquiesce, commente, interroge. On aurait pu se concentrer sur les regards de ces deux groupes façon « western » -plans successifs rapprochés sur les yeux-. Mais notre regard zoome vers l’arrière-plan, au-dessus d’une cheminée attribuée à un certain Mignard. Un écran montre un film de campus réalisé par des étudiants : c’est leur film de promotion. Promotion de leur formation ? de leur université ? Non de leur campus, dans la mesure où ce film raconte la façon dont ils ont habité culturellement et esthétiquement avec leur style et leurs genres un moment de leur vie : faire des études à l’Université d’Avignon.

Nous sommes en plein milieu d’une soutenance de projet qui conclut un séminaire consacré au cinéma, au campus, à son imaginaire. Ce séminaire est aussi la fin de la « scolarité » d’une grande partie de ces étudiants qui reviendront une dernière fois en septembre soutenir leur mémoire. Aujourd’hui, le ton est solennel. En fait, on joue au solennel. C’est un moment collectif et pour être un rite de passage: on joue le rite, on prend ses formes, on le performe pour tendre vers ce qu’on souhaite être une expérience esthétique .
Le film se finit. L’exposé, aussi. Le jury se retire dans une petite salle, derrière la cheminée. C’est ainsi qu’à Avignon, la communauté universitaire a, en moins de dix ans d’implantation sur son nouveau campus, réinventé sa tradition locale des soutenances de thèse. En effet, les étudiants ont souligné la trop grande rareté des moments rituels dans la vie scolaire et universitaire : le baccalauréat et la soutenance de thèse. C’est pour cela qu’ils volent en bande organisée avec leur jury, et plus que jamais en public, un morceau d’expérience esthétique pour transformer leur lieu de savoir et d’apprentissage en lieu de vie et de souvenir, leur université en campus. Le public, le jury, les impétrants sont debout et on entend des applaudissements. L’histoire peut commencer.
Voir sur le site de partage de vidéo Youtube à la requête « Campus or not campus »

Ecrire une université, imaginer un campus
L’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse a décidé de performer sa communauté -ses trois corps –étudiant, enseignant-chercheur, administratif et technique- en les rassemblant par la culture. L’université en tant qu’institution dispose ses propres expériences esthétiques qu’elle fait partager aux membres de sa communauté pour les rassembler. À vrai dire, l’université doit être à même de pouvoir considérer que tout rassemblement universitaire est un rassemblement culturel qui lui permet de mieux accomplir ses missions. L’Université d’Avignon a eu 700 ans en 2003. Dans le cadre de cette commémoration, elle a décidé de se rassembler et de se mettre en histoire au travers d’un ouvrage L’Université d’Avignon. Naissance et renaissance, 1303-2003, d’une exposition et d’un film retraçant son histoire. Six ans plus tôt, en 1997, sa communauté a décidé de se rassembler sur deux campus. Il n’est pas question ici de résumer ni l’ouvrage ni l’histoire mais de pointer quelques rassemblements de cette histoire écrite, puis racontée et la façon dont elle s’est mise en images.
Création de l’université le premier juillet 1303 par une bulle du Pape Boniface VIII, avant que la papauté ne s’installe dans la ville qui fait d’Avignon une des plus vieille université d’Europe.
Suppression en 1793 en même temps que les autres universités françaises.
Renaissance d’une activité universitaire en 1963 sous la forme d’un Centre d’Enseignement Supérieur Scientifique alors rattaché à la Faculté des Sciences de Marseille, et mise en place en 1964 d’un Centre d’Enseignement Supérieur Littéraire rattaché à la Faculté des Lettres d’Aix en Provence.
17 juillet 1984, création de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse comme Etablissement Public à caractère Culturel Scientifique et Professionnel de plein exercice.
1997, choix d’un développement en cohérence avec son territoire tant dans ses formations, dans sa recherche que dans ses implantations. Ses projets de développement deux campus ne sont pas construits sur le modèle américain mais dans une logique territoriale. Chaque site supporte ses spécificités qui amènent à penser la culture en terme de circulation, de mobilité des services et de propositions propres à chaque implantation.
2003, commémoration du 700ème anniversaire de l’université d’Avignon
28 janvier 2009, projection du film de campus des étudiants du Master Publics de la Culture.
Force est d'interroger, avec le temps, l’importance et l’intérêt porté à l’importance de l’Université d’Avignon par son territoire. Pour mémoire, en 1967, la ville d’Avignon se dote d’un Livre d’or préfacé en premier par Monsieur le Préfet. Il a pour mission de présenter la ville mais aussi ses projets : si l’on peut lire trois pages sur la vedette locale Mireille Mathieu, le projet d’université avignonnaise prend en tout et pour tout cinq mots dans une préface distincte d’une sous-partie commise par Monsieur le Maire de l’époque Henri Duffaut. Face aux discours médiatiques ronronnant « une accélération du temps », les sciences humaines se sont faites profession de foi de rappeler que tout n’est pas vitesse ni révolution. Pourtant, il ne s’agit pas de tomber dans les affres d’un relativisme historique qui voudrait que toutes choses étant égales par ailleurs les éléments de la vie sociale ne changent pas ou, du moins, se valent : dans ce même livre d’or, Monsieur le Maire vante les bienfaits de l’électricité dans le projet de la ville avignonnaise. Ainsi le temps, par le travail qu’il a infligé à la ville, l’aurait faite passer d’une identité rurale à une identité urbaine et de l’ère de l’électricité à celle de la culture et du Festival. Pour ne pas, par effet de balancier, succomber aux façons de penser « révolutionnées », comme l’électricité coexiste et participe au festival, l’identité rurale d’Avignon coexiste et participe à l’identité urbaine d’Avignon jusque dans le projet de son université. En effet, la donnée identitaire de la ville et de sa région ne peut être contournée au regard des 70 % d’étudiants en premier cycle de l’Université d’Avignon dont le foyer d’origine est à moins de 30 km de leur foyer actuel. Avignon, troisième ville française est la plus connue au monde par son patrimoine, son Festival. Elle l’est aussi par son université dans la mesure où 10% de ses étudiants et un tiers de ses doctorants sont étrangers. Pour toutes ces raisons, la culture est un élément de rassemblement de la communauté universitaire, mais aussi de lisibilité de son projet et de son territoire. L’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse a certes été repérée en novembre 2008 par le Premier ministre François Fillon lors du forum d’Avignon comme étant « premier germe d’une université thématique de la culture en France ». Au-delà, une enquête a montré, en 2003, que près de 72% des étudiants en provenance d’une autre ville qu’Avignon avaient fait le choix de cet établissement désirant y trouver une vie culturelle inscrite dans la cité. Le campus centre-ville de l’Université d’Avignon cumule les qualités d’un campus cinématographique : le jour et la nuit. Le décor diurne rassemble un pôle sportif, du patrimoine, de la culture, une bibliothèque universitaire et un parc. Le décor nocturne dédié à la découverte de soi, de l’autre, du sexe rassemble dans l’intra-muros, l’intérieur des remparts, du logement et des activités urbaines. Le jour et la nuit définissent ici un habiter ensemble dans un espace commun qui permet de raconter une histoire. Rajoutons à cela qu’Avignon est aussi une des villes les plus cinéphiles de France avec une fréquentation moyenne de plus de 14 fois par an et par habitant – pour une moyenne nationale de 2,7 environ -. Enfin, le cinéma occupe le tout premier rang des pratiques culturelles de sortie des étudiants. Pratique populaire, le cinéma est la seule pratique culturelle partagée par l’ensemble des étudiants et détermine un moment fort dans la construction identitaire et sociale. Il n’est pas surprenant, alors, que les étudiants aient performé cinématographiquement leur campus.

Un film de campus ? à l’avignonnaise ?

La définition d’un film de campus n’est pas une prénotion dans la mesure où tout au long de ce séminaire et du travail produit avec les étudiants, nous avons dû la construire pour pouvoir réfléchir notre objet. Nous sommes arrivés à cette définition minimale : un film de campus est un film qui d’une manière ou d’une autre fait référence à l’université. Ainsi, 60% des films américains rentrent dans cette catégorie. Au regard de cette masse, il est plus pertinent de discriminer ces films par leurs performances locales au sein d’un campus. Nous en avons repéré plusieurs. Il y a d’abord le film des 700 ans de l’université, évoqué plus haut. Pendant audiovisuel d’un ouvrage livresque, il représente plus l’histoire de l’université que celle du campus. Il y a bien sûr les pratiques cinématographiques des étudiants, mais il y a aussi les études et projets professionnels qui les amènent à se projeter dans le monde du cinéma. Il y a les étudiants qui se rassemblent dans le campus autour de la série Rome. Il y a aussi les films fabriqués à la maison par les étudiants qu’on retrouve sur Youtube. Il y a ceux que l’université, à partir de son campus, a produit avec eux dans sa communication auprès des lycéens ChoisirAvignon.fr. Il y a le campus transformé en lieu de tournage pour la série La prophétie d’Avignon qui a conduit chaque membre de la communauté universitaire à un visionnage ludique de cette histoire mysthico-policière : reconnais ta BU transformée en « FBI » européen. En 2008, il y a la réintroduction au sein du Festival d’Avignon des projections cinématographiques en plein air dans le parc de l’université avec Coup pour Coup de Marin Karmitz et en 2005, la Leçon de comédien de Max Von Sydow prenant la parole dans un « amphi » . Il y a Sébastien Roch, Cricri d’amour, de la série Hélène et les Garçons, principale fiction française représentant l’université française, en l’occurrence Paris X - Nanterre , s’étonnant de la ressemblance de sa cafète avec celle du campus avignonnais. En effet, on ne sait pas toujours dans quel sens se joue la performance. Comme dans beaucoup d’universités, il y a le cinéclub, mais aussi une association étudiante Les Nuits Cinéfils et filles qui organise des projections cinématographiques rassemblant la communauté universitaire dans un cinéma avignonnais extra-muros. Cette association performe ensuite ces films par une nuit thématique dans un lieu patrimonial de la ville. Depuis trois ans, chaque année, cette performance nocturne prend la forme d’un bal de promo dans le restaurant universitaire du campus centre-ville. Le 27 janvier 2009 à la veille des mouvements sociaux universitaires, le thème était Le péril jeune de Cédric Klapisch. Dans quel sens, la performance ? Un cas a retenu, notre attention par ses multiples sens. Comme le théâtre universitaire qui permet de raconter l’histoire dans l’Histoire, la performance du film de campus de la soutenance sur le campus dans le campus qui permet de raconter le campus.

Ainsi, le 28 janvier 2009, les étudiants ont performé en public et en images leur film de campus. Il dure 4 mn. Le personnage principal en est le campus et ses habitants. Le film rassemble des fonctions, des actions performées, des personnages et des expériences qui leur sont habituellement attribuées. Ils ont énoncé publiquement leur volonté d’inventer une version « à la française » du film de campus. On y retrouve des éléments locaux et globaux. L’espace national est signalé en introduction par une mire. Au début du film, Le territoire local est identifiable à travers le Palais des Papes mais, aussi les transports en commun du « grand Avignon ». On retrouve des personnages cinématographiques des teenmovies et films de campus « à l'américaine » : le geek, la pin up, la sportive et le sportif, la miss, la punk, la blonde… Ils relèvent du global. La musique, sans laquelle aucun film de campus n’est possible, est une négociation entre le local et le global. La musique faussement moyenâgeuse d’introduction est cinématographique et fait référence à une partie de l’identité avignonnaise. Une sonnerie fait la transition vers un campus négocié. En effet, Superbus est un groupe à l’anglo-saxonne qui chante en français. Après avoir présenté chaque personnage à la cafète, la BU, l’amphithéâtre, leur communauté est représentée par leur promotion rassemblée. Il conviendrait d’aller plus avant dans cette description, mais un détail a retenu notre attention. Dans ce film, deux étudiantes font référence à l’élection de Barack Obama et affichent, l’une, une revue et, l’autre, un badge arborant le visage du nouveau président des Etats-Unis d’Amérique. Plus haut, nous avions évoqué l’exposition de 700 ans de l’université d’Avignon. Depuis 2008, cette exposition a été installée dans le « couloir de la scolarité ». Là où lors de leur inscription, les étudiants ont souvent leur premier contact avec l’université. Cela afin qu’ils puissent s’inscrire administrativement, mais aussi dans leur histoire : celle de leur campus, récit localisé de leur université. Dans ce couloir, une représentation photographique de la statue en ébène de Boniface VIII signale le fondateur de l’université. Et depuis l’élection de Barack Obama nous ont été rapportés au moins deux fois où des étudiants y voyaient le premier pape noir. Michel Chion, esthéticien du cinéma, parle du désir de synchronisation qui nous pousse à rassembler le son et l’image. De la même manière, les étudiants ont un désir de synchronisation de leur campus avec le global. Ce qu’habiter un campus doit permettre comme accès symbolique pour que ses membres puissent y transformer leur vie, c’est le sentiment de pouvoir performer le monde : changer avec lui, et pouvoir le changer.

Nous remercions ici Nathalie Coste-Cerdan et Bruno Deloye et tous les étudiants du Master Stratégies du développement Culturel mention Publics de la culture et communication et particulièrement : Maud Champagneur, Violette Cimpaye, Marie-Morgane Donval, Julie Esposito, Mireille Le Ruyet, Mathieu Pradalet, Fanny Raflegeau, Maria Robin, Marie-Laure Signoret, Hugo Soriano, Anaïs Truant. Ils nous ont permis de rencontrer, écouter, dialoguer durant deux jours avec les personnes suivantes : Jennifer Bachelard, Emmanuel Bourdieu, Fanny Carbonnel, Jean-Luc Galvan, Christophe Honoré, Christophe Jacquemart, Alysson Jielbreath, Laurent Lubinu, Stéphanie Pourquier-Jacquin, Thomas Riley, Rodolpho Ripado, Layla Roesler, Virginie Spies, François Theurel, Béatrice Toulon, Johanne Tremblay, Bertrand Vignon et Yves Winkin.

mardi, août 11, 2009

QUAND L'INSPECTEUR DERRICK S’INVITE… Un monde de bonheur policé où il y a quand même des tranquillisants




Si à cinquante ans, on n'a pas une Rolex, c'est qu'on a quand même raté sa vie!
Jacques Séguéla


QUAND L'INSPECTEUR DERRICK S’INVITE…
Un monde de bonheur policé où il y a quand même des tranquillisants

Par Damien Malinas et Emmanuel Ethis

Entre 1974 et 1998, ce sont 281 épisodes de Derrick qui furent tournés avec pour toile de fond la bourgeoisie de Münich. Stephan Derrick est un inspecteur de police, plus très jeune, toujours bien mis, poli, qui n’a jamais une parole ou un geste plus hauts que les autres. L’unique scénariste de la série qui quitte la scène à 84 ans, voulait que Derrick soit accompagné d’un adjoint, Harry Klein. Durant les toutes dernières années de tournage de la série allemande, une rumeur persistante - et bien entendu totalement fausse - prétendait que Derrick était filmé au ralenti. Si l’impression de lenteur de l’Inspecteur Derrick n’est pas feinte, elle mérite cependant une analyse qui ne peut se cantonner à l’ironie, la série ne se posant pas d’emblée comme une série d’action, mais bien une série d’investigations ; elle est habitée de ses grands référents filmiques des cinémas allemand, danois ou suédois. On y pratique la description ciselée des univers sociaux et l’on investit lesdits milieux par une succession d’introspections douces. On y aperçoit en décor naturel des bibliothèques ou des librairies qui portent les noms de Freud ou de Weber, histoire de rappeler ici que pour Derrick, la compréhension d’un milieu est primordiale pour la réussite une enquête : Derrick questionne, écoute, repose indéfiniment les mêmes questions pour découvrir des criminels qui sont avant tout stigmatisés par leur appartenance sociale et qui, en définitive, expriment par leurs crimes une volonté manifeste de maintenir l’équilibre d’un monde où il est bon que tout soit à sa place et où le bonheur ne se conjugue que sur le mode « tranquille ». Ainsi, dans Derrick, les dialogues du type - « Bravo ! Les jeunes doivent apprendre les bonnes manières » - sont légions. Sans nul doute, Nadine de Rothschild, Baronne et esthète dans l’art de se comporter en société, aurait pu écrire ces répliques qu’on pourrait croire issues de son ouvrage Le Bonheur de séduire. L’Art de réussir. Le Savoir-vivre du XXIe siècle, édition revue et augmentée. Seulement, il n'en est rien et Derrick, héros de la série éponyme, est bien le véritable "auteur" de ces paroles. En fait, comme on le verra plus loin, l’inspecteur et la Baronne entretiennent en commun une vision du monde, une façon de le construire : ce que Paul Veyne décrit comme un régime de vérité. Ce régime de vérité est ce qui fait preuve dans le cas de Derrick, là où chez Nadine de Rothschild, il est ce qui fait bonheur. Il faut alors se souvenir que l’étymologie de la notion de bonheur renvoie bel et bien à celle de fortune.

Cette cohérence, cette intelligibilité du monde qu’on pourrait chercher à mettre en place au travers d’une enquête quantitative, d’entretiens, de grilles d’analyse du monde largement défini par un protocole, pourquoi ne pas tenter de l’accorder aux œuvres de Derrick et de Nadine de Rothschild ? En effet, ces derniers, avec des outils propres à leur spécialité et aux enquêtes qu’ils diligentent – protocole, mandats, entretiens, courriers, liste, etc. - produisent des assertions sur le monde. Ces assertions sur le monde dépassent largement leur monde immédiat : elles forment, de fait, une chaîne de coopération avec un univers plus large et produisent un regard global sur l’individu et la société ou des parties de celle-ci fondé à partir d’expériences propres. Ce sont des expériences structurées professionnellement qui oeuvrent dans leur domaine respectif : trouver des criminels, mettre la table et divertir le troisième âge et ce, avec des outils similaires. En se basant sur l’œuvre de René Char, l’historien Paul Veyne décrit cette capacité du sociologue et du poète à rendre le monde intelligible. Y a-t-il une façon poétique, sociologique d'analyser Derrick comme il existe déjà une analyse communicationnelle des pratiques de table ? C’est là la question centrale de cet article.



Ch’ui snob,...

Dans sa « petite apologie de l’expérience esthétique » , H.R. Jauss insiste sur l’idée qu’aujourd’hui, dans les analyses qu’on en fait, « l’expérience esthétique est amputée de sa fonction sociale primaire précisément si la relation du public à l’œuvre d’art reste enfermée dans le cercle vicieux qui renvoie l’expérience de l’œuvre à l’expérience de soi et inversement, et si elle ne s’ouvre pas sur cette expérience de l’autre qui s’accomplit depuis toujours, dans l’expérience artistique, au niveau de l’identification esthétique spontanée qui touche, bouleverse, qui fait admirer, pleurer ou rire par sympathie, et que seul le snobisme peut considérer comme vulgaire ».

Tapis rouge et bonnes manières : le protocole est souvent réduit à ses aspects pratiques les plus pittoresques et, semble t-il, les plus futiles, ce qui n’empêche pas qu’il soit abondamment commenté dans la presse. Il y a pourtant là bien davantage que de l’anecdotique : le protocole, c’est d’abord une hiérarchie qui classe les acteurs et leur prescrit des comportements ; c’est ensuite une mise en scène qui invite le spectateur à faire allégeance à ces acteurs dans une proportion adéquate à la dignité qui leur est conférée. Le protocole est, en ce sens, la formalisation d’un rapport de force et la projection d’une représentation structurée des relations entre dirigeants et dirigés. Il peut ainsi être défini comme l’ordre symbolique donnant à voir l’ordre politique : parce qu’il fixe la liste des rangs et des préséances, la hiérarchie des fonctions politiques, parce qu’il rappelle à chacun la place qui est la sienne, les gestes qu’il doit accomplir, parce qu’il justifie la distribution des corps dans l’espace politique, parce qu’il règle le mouvement et le rythme des cérémonies, le protocole garantit l’expression de l’ordre politique.

Les séries policières destinées au grand public mettent souvent en scène ce protocole et ses règlementations. Et, à chaque inspecteur, son éducation. Certains, comme Derrick ou Poirot, se réfugient derrière une discipline derrière laquelle ils excellent – respectivement pour nos deux enquêteurs -, ce sont le savoir-vivre philosophique et la psychologie qui permettent de désigner des coupables qu’on pourrait qualifier d’altruistes en ce qui commettent des crimes au nom d’une certaine justice sociale, ou justice de milieu social. Inversement, des inspecteurs comme Maigret ou Columbo entretiennent un rapport différent à la culpabilité : ils traquent, piègent et finalement, comme les précédents, ne récoltent que peu de preuves, mais plutôt des aveux. Et pour cause, les meurtriers qu’ils traquent appartiennent, eux, à la catégorie des « individualistes égoïstes » et éminemment sûrs d’eux. Ils tuent, non pour maintenir un ordre du monde, mais pour tirer profit d’une situation à leur seul avantage. C’est pourquoi la technique d’enquête de Columbo est des plus intéressantes car elle consiste toujours à prendre le dessus sur le coupable, par définition vaniteux, qui se croît au sommet de son art dans son propre domaine et qui n’imagine pas qu’un simple lieutenant puisse déceler une quelconque faille dans son alibi.

Un style, des valeurs, l’expressivité d’un monde en quête de stabilité sociale

Derrick affirme donc un genre singulier né dans les années 70 sur la ZDF, seconde chaîne allemande, qui a pris pour habitude de diffuser tous les vendredis soir, un krimi , c’est-à-dire un policier entièrement produit en Allemagne, où sexe, action et violence, les ingrédients de base des séries américaines sont ici quasiment absents. Derrick s’impose comme l’expression la plus achevée de ce genre. Spécifique, la série supporte des traits caractéristiques assez forts pour être non seulement reconnu dès les premiers instants de sa réception – on n'énumèrera pas ici la totalité de ces traits mais nous pouvons pointer rapidement la couleur, la musique, les dialogues, les comédiens -, elle est aussi particularisante puisqu'elle a permis d'imaginer le timbre de l'audiovisuel allemand. En ce sens, Herbert Reinecker, le seul scénariste de Derrick a su inventé un style à base de drames familiaux, d’adultères, un style porté par des valeurs que l’on peut appréhender comme conservatrices, un style qui court sur l’ensemble des épisodes de la série qui couronne cette carrière de scénariste, marquée également par la rédaction des scénarios d'une soixantaine de films, l'intégralité de la série «Der Kommissar» (1969-1976), de «Jakob un Adele», ainsi que diverses contributions aux séries «Der Alte», «Das Traumschiff»...

Cette préoccupation de travailler au cœur des valeurs de la société allemande et du traditionalisme de sa bourgeoisie s’expriment jusque dans les titres des épisodes de la série. Citons à titre d’exemples : Nostalgie, Sacrifice inutile, Une jeune fille en jeans, Paix intérieure, Attentat contre Derrick, Une affaire énorme, Un mort a gagné, Le message universel, Un cierge pour l'assassin... Autant de titres qui auraient pu tout aussi bien convenir à dénommer des pièces de vaudeville déjantées.



Il y a dans ces titres quelque chose de moral qui situe une lutte entre le bien et le mal : dans tout cela, il y a des valeurs. Comme dans le vaudeville, les valeurs bourgeoises définissent la ligne de partage qui amène ou non à considérer le crime. Dans le monde de Derrick, le criminel est impoli, il est celui qui ne maîtrise pas les codes de ce monde que tout le monde doit connaître et respecter. Sauf Derrick : par sa science du savoir-vivre bourgeois, il peut enfreindre les codes pour mieux confondre l’impolitesse. Il faut croire au demeurant que ce sont précisément la politesse normative et le monde rassurant dont elle est issue qui ont permis à Derrick de s’expatrier hors d’Allemagne et partir à la rencontrer de plus de 500 millions de spectateurs, de 102 pays à travers des milliers de diffusions et de rediffusions. Même un pays comme l’Iran dont on connaît les codes de censure très stricts à la diffusion a diffusé et diffuse encore «l’inspecteur». Ceci conforte bien l’hypothèse selon laquelle l’énonciation de la série procède d’une morale bourgeoise qui :
• lui permet de circuler historiquement et géographiquement,
• lui assure un succès car elle permet de montrer des choses graves en définissant fortement le prescrit et le proscrit.

On peut véritablement parler ici d’une « sciences du protocole » qui abolit les différences culturelles et qui permet au Derrick hyperlocalisé dans son Allemagne natale de rencontrer une compréhension globale et par-là même internationale. Les valeurs de Derrick fonctionnent là à la manière d’un authentique protocole diplomatique. C’est par là-même science du protocole que Nadine de Rothschild peut accueillir n’importe qui à sa table et être invitée où que ce soit. De même, Derrick peut s’inviter sur tous les écrans de télévision du monde, tous sauf un : l’Américain. Les Etats-Unis ne diffusent pas Derrick. Ce dernier mettrait-il en place des codes par trop sophistiqués ou trop désuets ? C'est dans la réception que se trouve la réponse. Il reste que cette série ne s’est jamais exportée aux Etats-Unis d’Amérique, pas plus que ne s’exporte la mise en scène des codes de conduite de Nadine de Rothschild dont on pourrait se demander si celle-ci serait bien reçue par un Georg W Bush ou une Sarah Palin.

Quand Derrick s’invite, Nadine reçoit…

Politesse et savoir-vivre sont autant de garanties pour le reste du monde qui expliquent comment fonctionne Derrick et le bonheur sous tranquillisants qu’il inspire aux plus de 50 ans qui constituent 70% de son public. Comparer certaines des prescriptions du guide de savoir-vivre de Nadine de Rothschild revient donc à mesurer d’autant mieux les valeurs bourgeoises de Derrick qui confortent la série dans son rayonnement, sa réception, sa vision du monde, ainsi que lesdites valeurs dans leur circulation et dans leur diffusion.

Les idéaux de la société bourgeoise fonctionnent selon un même régime cher Nadine et chez Derrick. Il suffit pour s’en convaincre de lire Nadine lorsqu’elle décrit ses aspirations : « [Je] trouvai au fond d'un placard un vieux livre poussiéreux qu'avait sans doute oublier une comédienne.[…] Je ne savais pas qu'il allait transformer ma vie, me donner les moyens de m'élever plus haut que mes rêves. Ce livre, je l'ai lu et relu comme un roman dont j'étais l'héroïne. Je présidais des dîners somptueux, des hommes en habit s'inclinaient jusqu'à terre, je vivais entourée de lys et de roses. Mais, dès que j'ouvrais les yeux, je retombais dans ma vie quotidienne et retrouvais des gens n'ayant rien de commun avec les personnages qui peuplaient mon livre. Ils n'en avaient ni le langage, ni les manières, ni l'exquise politesse. Je me posais des questions : ces personnages existent-ils vraiment ? Me sera-t-il donné de les rencontrer un jour ? Saurai-je leur plaire ? Non, ils possédaient un savoir que je n'avais pas. » Plus de la moitié des personnages de Derrick évoque cette confrontation entre les rêves sociaux auxquels on aspire, ou que l’on accompagne, et la réalité à laquelle on se résout. Ainsi dans La jeune fille en jeans, c’est la gouvernante qui souhaitait assassiner la maîtresse du professeur au service duquel elle était. Par l’entremise du professeur, la gouvernante avait la sensation de participer à un monde auquel elle n’appartenait ni par son talent, ni par sa filiation, mais bien parce qu’elle le sert. Tuer quelqu’un pour sauvegarder ce monde signifiait rendre ce monde redevable à son égard. En prenant sur elle la responsabilité d’avoir maintenu l’équilibre de ce monde par l’élimination de la maîtresse, elle en devenait, à sa manière, l’auteur. Ni violence, ni haine, juste une détermination naturelle à servir. Il est important de noter ici cette préoccupation sur laquelle la série Derrick est instruite ne date pas d’aujourd’hui. Déjà lorsqu’on élabore les savoirs policiers dans les années 1800, on note dans nombre de rapports la nécessité pour tout enquêteur d’être attentif à « l’esprit public et ses fluctuations, la bonne harmonie ou les causes de jalousie des diverses classes entre elles, l’influence du clergé et l’usage qui en est fait » .

La politesse et ses usages occupe un temps considérable chez Derrick, chaque personnage devant confirmer à l’autre qu’il n’y a jamais de malentendus. En guise d’exemple prenons cet épisode où l’on rencontre Derrick à la sortie de l’Opéra préoccupé par une enquête dont il est saisi : on y découvre un certain Dr Schöller, sortant de chez sa fiancée, qui aperçoit un inconnu dans sa voiture. Il tente d’intervenir mais se fait abattre froidement. Derrick comprend que le meurtrier a des liens avec une bande organisée autour du vol de voitures de luxe. Voici le dialogue qui jalonne le début de l’épisode. Observons les échanges entre les protagonistes en se souvenant qu’un meurtre vient d’être commis :

Personnel de l’opéra : c'est marrant, ça fonctionne.
Personnel de l’opéra : qu'est-ce que c'est que ça ?
Personnel de l’opéra : un monsieur me l'a confié et si ça sonne, il faut aller le prévenir immédiatement, je vais le chercher. Tiens voilà son numéro.
Derrick : vous êtes très gentille, toutes mes excuses de vous avoir embêté, allons-y.
Compagne de Derrick en tenue de soirée : d'accord.
Il laisse un pourboire
Personnel de l’opéra : merci beaucoup.
Derrick : où se trouve le téléphone ?
Personnel de l’opéra : il y en a un dans le hall.
Derrick : merci.
Harry : bonsoir, Stephan.
Derrick : bonsoir, Harry.
Harry : excuse-moi de vous avoir dérangé. J'ai demandé à Schröder de s'amener, seulement, il est déjà sur une autre affaire.
Derrick : oh, ce n'est rien.
Harry : dommage pour une fois que Reynat pouvait avoir un peu de repos. Comment c'était ?
Derrick : il chantait vraiment beaucoup.
Harry : je t'avais dit de me déposer et de rentrer chez toi. Bon, allez, Harry, je t'écoute que s'est il passé ?

Que de politesses, alors que le crime est là ! Derrick est bien l’anti-Columbo. Quand l’un travaille sur la débauche des grands dans un vieil imper assortie à sa 403 Peugeot, l’autre montre Rolex au poignet, signe incontestable de réussite sociale, tient le volant BMW et enquête comme un Flaubert sur les travers des petites et moyennes gens. Pas d’urgence sur les scènes de crime : nous sommes dans un monde policé où il y a quand même des tranquillisants. Ces derniers sont les drogues sous ordonnance qui aident à respecter le savoir-vivre. Derrick est le seul qui est autorisé par sa fonction à déroger à ce savoir-vivre : car, plus que tout autre, il le possède. Aussi, ce suit aurait pu être saisi indifféremment chez Derrick ou Nadine car ce sont les mêmes conseils que l’on prodigue aux jeunes générations. À une jeune fille, Nadine écrit : « vous en voulez à votre mère de s'être battue pour acquérir une égalité dont vous ne voyez pas les avantages, depuis la victoire du MLF, les hommes dites-vous ont cessé d'être galants. Mais vous, peut-être, par réaction, n'avez-vous pas oublié d'être féminine ? Par votre allure garçonnière, ne les avez-vous pas encouragés à être de moins en moins prévenants ? » À un jeune homme, Nadine conseille encore : si vous êtes un garçon timide – tous les garçons le sont -, raison de plus pour vous armer de toutes les règles du savoir-vivre en société. Ainsi vous n'aurez plus la pénible impression, en entrant dans un salon où vous ne connaissez pas grand monde, de vous sentir perdu, paralysé, ignorant de ce qu'il vous faut dire ou faire. Plus votre savoir-vivre sera grand, plus vite vous vaincrez votre timidité ». Derrick n’est guère différent dans ses assertions sur le monde. De la sorte, pour ce dernier, « les homosexuels qui relèvent souvent d'un tempérament jaloux, sont sujets à un tempérament violent ». Nadine et Derrick considèrent l’un comme l’autre que « le divorce est un fléau. [… ] Il est devenu un phénomène de société, une mode. Quitte à vous choquer, je dirai qu'il fait autant de ravages que la drogue. […] Bien des couples, à un moment de leur vie, envisagent de se séparer. Mais à l'idée de voir le patrimoine divisé, ils choisissent de ne pas briser les liens du mariage et font l'effort de rétablir l'harmonie, tant bien que mal ». Tout contribue à renforcer cette édification du monde en valeurs. Aussi la force signifiante de Derrick se trouve-t-elle même subsumée par le regard de sa compagne lorsqu'elle lui dit: « excuse-moi, tu sais que je suis angoissée donc stupide. C'est le changement qui m'inquiète ».

La force de l’habitude

En diffusant ces valeurs de politesse et d’ordre établi ou à rétablir pour un monde policé, voire sous tranquillisants, ce ne sont avant tout des valeurs culturelles qui interagissent comme autant de codes propres à affirmer ce que l’historien d’art, Ernst Gombrich désigne comme la force de l’habitude : « la force de l’habitude provient du sens de l’ordre. Elle résulte de notre résistance au changement et de notre besoin de « continuité ». Là où tout est en mouvement et où l’on ne peut rien prévoir, l’habitude offre un cadre de référence pour nos expériences. […] Dans l’étude de la perception, la force de l’habitude s’exprime par notre grande aisance à intégrer ce qui est familier. » Gombrich ne parle évidemment pas d’une analyse de séries policières, même si ses mots se transposent fort bien à notre propre analyse. Non, il parle ici de la force de l’habitude qui structure à travers les âges le besoin de répétition qui domine dans les arts décoratifs. Mais au fond, ne pourrait-on considérer le protocole, la politesse et le savoir-vivre comme de purs arts de la décoration sociale propres à générer de la répétition, de la continuité entre ceux qui sont en mesure de partager ou de transmettre ces codes sociaux protocolaires et de la discontinuité avec ceux qui ne les reconnaissent pas ? En reconsidérant Derrick à l’aune de Nadine de Rothschild, on est obligé de prendre conscience que les dialogues, les attitudes, la mise en scène que privilégie la série d’Outre-Rhin n’ont rien d’accessoires : ils sont au centre de l’intrigue tout comme l’art décoratif définit toute la sociologie de l’art dans un lieu donné à une époque donnée tout en faisant lien avec les lieux et les époques qui les environnent. Derrick, en brandissant son attirail de valeurs apparemment conservatrices, ne fait que relever que l’idée de bonheur ne saurait en aucun cas se détacher de la tranquillité et les criminels de Derrick ne sont rien d’autres que les garde-fous qui nous font nous souvenir que le bonheur n’est mesurable que dans le respect de la tradition qu’ils ébranlent sans succès .




Cf. Yves Winkin, Anthropologie de la Communication, Paris, Seuil, 2001 et Jean-Jacques Boutaud, L’imaginaire de la table, Convivialité, Commensalité et Communication, Paris, L’Harmattan, 2004.
H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1971.
Cf. Thomas Sandoz, auteur de Derrick, l’ordre des choses, Paris, Les éditions de l’Hèbe, 1999.
Circulaire de D’André aux préfets, 25 février 1815.
Cf. Ernst Gombrich, The Sense of Order, Oxford, 1979, chapitre 7, p. 171-194.
Damien Malinas ayant déclaré que Derrick avait été depuis son DEA un véritable compagnon d’écriture, ses étudiants de première année du Master Culture et Communication dont il est responsable lui ont offert en fin d’année universitaire une carte de condoléances qui ressemble à une carte d'anniversaire. Pourquoi ce clin d’œil ? Sans doute parce que lorsque tout est en train bouger dans le cadre d'un DEA ou celui de la maison de retraite que l'on se prépare à faire le deuil d'une partie de soi-même, ce que Rousseau appelle une deuxième naissance, d'autres un rituel de passage ou encore une expérience esthétique, Derrick nous renvoie à cette part de stupidité qui nous accompagne tout long de la vie, notre identité numérique, ce qui ne change pas qui fait que nous savons que nous sommes nous-mêmes et qui fait que nous pouvons changer. La carte des étudiants portait en exergue : la tragédie de la mort est en ceci qu'elle transforme la vie en destin (André Malraux).