mardi, mai 11, 2010

La culture, enjeu économique ou symbolique pour le développement des territoires.



La culture, enjeu économique ou symbolique pour le développement des territoires.
Du chez soi dans un ailleurs.

« Les villes par où on passe on ne se soucie pas d'y être estimé. Mais quand on y doit demeurer un peu de temps on s'en soucie. Combien de temps faut-il ? Un temps proportionné à notre durée vaine et chétive. »
Blaise PASCAL, Pensées XXIV. Vanité de l'homme.

L’attractivité est un des enjeux du développement territorial. L’évaluation de cette capacité à faire venir des individus et des organisations permet de dresser un portrait des territoires selon leur positionnement sur le marché de la concurrence territoriale. La mesure de l’attractivité par la culture s’effectue dans ses formes les plus publiques, mais elle se révèle aussi dans la capacité à développer un rapport de familiarité aux lieux de pratique.


Le centre du monde c’est là où je suis.
Cette année, Michelle fête ses 80 ans. Elle vit à Marseille. Aujourd’hui, elle prend le train pour Cannes avec son amie. Même si elle s’inquiète des vols de sacs à main, elle aime bien ce train qui, chaque année, la transporte jusqu’au Festival. Michelle s'y rend depuis 15 ans. Elle prend toujours son sac du cinéma, celui que le club du cinéma Le Paris lui a offert quand elle y est allée la première fois avec son mari. Le Paris,
c’était un petit complexe de la rue du pavillon. On y projetait des films en VO qui restaient longtemps à l’affiche. Aujourd’hui, elle va à Cannes avec cette amie qu’elle vouvoie. Michelle raconte ses journées festivalières : la journée au cinéma et le soir au pied du « grand tapis ». Elle parle des lieux à fréquenter pour voir des « artistes », évoque les combines, les journalistes avec qui copiner pour avoir ses entrées. Elle raconte comment profiter des lieux mythiques - Le Carlton, L’Albion, Le Martinez - où boire un café, où aller aux toilettes, comment voir l’intérieur des palaces…Toutes ces
stratégies déployées pour en être. « Nous, on était aux barrières l’année où la Ciccolina était toute nue ».
Cette année, Michelle ne vient que pour la journée. Avant, c’était pour 8 jours. Au fil des pages d’un magasine « pipole », elles repèrent les artistes et commentent les photos. Michelle trouve qu’on ne parle pas assez du Festival de Cannes dans la presse et le regrette. Qu’est-ce qui taraude Michelle ? Le manque de médiatisation de l’évènement ou le peu de temps qu’elle y reste ? L’un et l’autre semblent être ici
intimement liés.

Ailleurs, d’ailleurs, c’est chez moi: l’attractivité comme enjeu de la gouvernance territoriale.
Il est intéressant de se replonger dans l’histoire de la décentralisation française pour resituer le moment où s’est opéré le glissement du Territoire au singulier aux territoires au pluriel. Dès les années 70, du Territoire pensé à partir de l’Etat – qui en a alors le monopole de l’aménagement – on est passé à l’autonomisation des territoires locaux. Ce changement de paradigme s’est traduit par l’annonce de la question territoriale comme solution aux problèmes que le pouvoir central n'arrivait pas à résoudre. Dans un contexte sociétal marqué par l’hypermobilité, la question de l’attractivité est l’une des préoccupations majeures de toute gouvernance territoriale. Cette capacité d’un territoire à faire venir et/ou à retenir des individus et/ou des organisations à une échelle locale, nationale, européenne ou encore internationale constitue un enjeu primordial pour les stratégies de développement des territoires.
Outre les qualités que peut offrir un territoire, celui-ci n’existe que s’il est en mesure de déployer les moyens de se rendre visible. Sa médiatisation est une opération organisée par les politiques de communication qui s’appuient sur la culture car elle est un marqueur symbolique fort. En cela, la culture est un outil de production de l’attractivité territoriale. Le territoire occupe une place de premier ordre dans les discours politiques et institutionnels, il devient la figure rhétorique – sous un mode parfois incantatoire – des politiques de communication qui accompagnent les formes culturelles : l’approche territoriale s’annonce tantôt comme la solution pour améliorer la cohésion sociale, tantôt comme le moyen d’aller vers plus de démocratie et de proximité ou encore comme le lieu de l’innovation et du rayonnement international. Sa
capacité a véhiculer un imaginaire social de la communauté et du vivre-ensemble lui confère une dimension utopique certaine.
Les formes festivalières adoptées par les territoires mettent en jeu la fidélisation d’un public qui, au-delà de l’évènement, va faire sien le territoire de sa pratique. La publicisation du territoire est alors assimilée à celle de l’évènement culturel dans ce qu’il offre de pérenne sans que pour autant les faits témoignent de cet effet d’annonce. Si Cannes n’est pas une ville particulièrement cinéphile, on s’accorde sur le fait que la présence du Festival lui confère une spécificité culturelle dans le domaine de cinéma et autorise la déformation du propos que ce soit dans les communications institutionnelles ou touristiques. Le slogan « Cannes, la vie en
version originale » montre comment, par l’évènement, Cannes a pu gérer la transition entre une sociabilité hivernale liée à l’aristocratie au début du XXème siècle et l’accès du plus grand nombre à la plage comme station estivale.
Le phénomène de la décentralisation a amené les territoires à développer des stratégies culturelles telles que celle de la ville de Carhaix avec le Festival des Vieilles Charrues. Ce festival de musique est un exemple particulièrement parlant dans la mesure où le propos territorial a primé à l’origine sur le culturel. Il s’agissait bien, par la création d’un évènement potache et festif, de pouvoir retenir un temps autour d’un évènement les jeunes du pays en centre Bretagne – région dont la principale problématique est celle d’un solde démographique négatif. Nous aurions aussi pu zoomer sur l’exemple du Grand Paris où comment une ville capitale veux devenir une ville-monde2. Mais nous nous intéresserons ici au label « ville européenne de la
culture ». Les états ou les organisations communautaires et supranationales veulent jouer un rôle actif dans le développement et la valorisation de leurs territoires par la mise en œuvre de politiques et de dispositifs de labellisation. C’est le cas de l’Union Européenne qui met en œuvre des dispositifs du même type comme en
témoigne le label de « Capitale européenne de la culture ». Le projet Marseille-Provence 2013 sélectionné en 2008 s’étend sur un territoire qui regroupe sept intercommunalités du département des Bouches du Rhône et se déploie sur une aire géographique de 2,2 millions d’habitants. Il se présente comme participant du
processus de métropolisation du territoire. A un échelon international, la démarche Agenda 21 constitue un autre de ces dispositifs au centre duquel se trouve la question du développement durable des territoires locaux.
Si l’on se penche à présent sur les publics concernés par ces actions de développement territorial, il se dessine grosso modo deux catégories: les insiders et les outsiders3. Cette catégorisation est fondée sur leur appartenance ou pas au territoire en question. En cela, le territoire est disposé à signifier une identité. Mais, cette distinction semble assez peu représentative du sentiment qui peut émerger chez les publics lorsqu’ils sont interrogés sur leurs pratiques culturelles. Nous préférons substituer à cette catégorisation l’idée d’habitant temporaire qui introduit une dimension affective dans le rapport des individus à l’espace de leurs pratiques. L’identité est alors envisagée non pas en fonction d’une appartenance géographique mais d’un sentiment du « chez-soi », défini comme un rapport que l'individu va développer avec le territoire de ses pratiques. Les villes festivalières qui sont souvent transformées par la présence de l’évènement deviennent un nouveau territoire à habiter pour le public festivalier et les locaux : à chacun d’y prendre ou reprendre ses repères et ses habitudes. Redéfinir ainsi l’identité, c’est postuler son caractère fragmentaire, éphémère et fluctuant. L’identité ne s’appréhende donc pas comme un état mais comme un devenir.

Damien Malinas, Emilie Pamart, Myriam Dougados

2
Saskia Sassen, The Global City: New York, London, Tokyo, Princeton: Princeton University Press, 1991.
3
Edward Relph, Place and Placelessness, Londres, Pion, [1976], 1986.

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