jeudi, mai 31, 2007

Publiquement blonde








Entrée « public »

Entrer dans le monde du Festival d’Avignon par la porte des publics ne doit pas seulement être lu comme une réponse circonstanciée et propre au Festival d’Avignon. Plus généralement, la sociologie de la culture pose la question des formes de la culture via le champ, le marché ou encore le monde selon que l’on centre son analyse sur des créateurs, des institutions, des publics. Ceci implique, d’une part, de poser les termes pratiques de l’entrée par les publics pour analyser le Festival d’Avignon et, d’autre part, le fait que le festival définissant une forme à part entière, un paradigme ou plus justement son propre dispositif, il met à mal et éprouve les outils des sciences sociales généralement rôdés sur des institutions ou des équipements culturels urbains traditionnels, ou du moins plus stabilisés.

Un point d’achoppement des différentes entrées possibles dans le festival est le rapport entre la manifestation officielle créée par Jean Vilar – le « In » - et la manifestation que l’on décrit généralement comme un marché où viennent ceux qui désirent et qui ont les moyens de venir – le Off -. Et dans bien des discussions régulièrement entendues au cours de chaque édition du festival, un type de raisonnement se dégage qui ressemble au schème présent dans l’interaction suivante :

« Vern :Tu crois que Mighty Mouse, il pourrait battre Superman ?
Teddy : Hé, t’es barge !
Vern : Pourquoi ? Je l’ai vu l’autre jour, il portait cinq éléphants dans la main droite.
Teddy : Vern ! Oh ! Toi, t’y connais rien : Mighty Mouse, c’est un dessin animé, Superman, c’est un mec en vrai. Jamais un cartoon ne pourrait battre un mec en vrai.
Vern : Ouais, pas bête au fond. Belle bagarre ! Remarque, non ? »

Dans ce dialogue cinématographique issu du film de Rob Reiner, Stand by me , Vern et Teddy, deux adolescents, de façon tout à fait rationnelle, mesurent l’un à l’autre leur héros respectif grâce à des critères qui autorisent la comparaison – capacité, genre, vérité -, seulement, ils aboutissent à la conclusion que les héros ne ressortent pas d’une même nature. Des différences entre le « In » et le Off, il y en a des historiques, des organisationnelles, des idéologiques au niveau des acteurs, des systèmes de production, de la communication et, Vern a raison de dire « Belle bagarre ! » Du « In » ou du Off, y a-t-il une entrée plus appropriée pour décrire le festival dans son ensemble ? Oui, si l’on a en tête de postuler la prééminence de l’un sur l’autre et que l’on s’essaie, comme Vern et Teddy, à estimer qui devrait rester s’il n’en restait qu’un.

Car la question qui ressort chaque année, et plus encore à chaque crise institutionnelle, est bien celle du maintien du festival – du “In” comme du Off - dans ses formes. Ceci peut se décrire avec les mots du “désordre rituel”, comme le fait Denise Lawrence, quant à ce qui se joue chaque année lors de la Doo Dah Parade : “Ritual disorder in modern society is problematic because, although ritual processes are similar (than preliterate societies) because the forms they take in complex societies are not easily identified. Some argue that tribal rites of rebellion cannot be maintained in complex and highly fragmented modern societies because they are too threatening to the social order and those in power. When aspects of ritual and symbolic disorder are institutionalized, however, they represent a process of transition from collective spontaneity to social structure. Turner exemplifies one approach in his definition of normative communitas : “the attempt to capture and preserve spontaneous communitas in a system of ethical precepts and legal rules”” .

Ce désordre rituel du festival n’est pas contradictoire avec le fait que cela soit un même et seul groupe, communitas, qui permet à nos sociétés modernes de gérer le conflit et d’apprendre des règles. Cette enquête postule qu’il y a un seul Festival d’Avignon et prend l’entrée des publics pour étayer cette affirmation. On l’a déjà dit : il ne s’agit pas de proférer un relativisme qui voudrait que tout se vaille par ailleurs. À l’image de leur date de naissance qui ne sont pas les mêmes, le Off des années soixante-dix et le « In » de 1947 sont bien des organisations différentes et posent bien la question de « penser l’efficace externe spécifique des facteurs externes [comme] par exemple le cas des crises révolutionnaires ou l’apparition de nouvelles catégories de consommateurs » . Cependant, comme les anthropologues le font, il s’agit de s’attacher à décrire la complexité du groupe. « L’exigence de description minutieuse de l’activité interprétative des publics est […] une condition du progrès de la sociologie des œuvres : elle se distingue de la sociologie standardisée des consommations culturelles telles que l’appliquent les enquêtes du Ministère de la Culture sur les pratiques culturelles des Français, qui se limitent à la mise en rapport de fréquences des pratiques avec des caractéristiques socio-démographiques » .

Qu’est-ce que décrire l’activité interprétative des publics ? Quels sont les signes interprétables de l’activité interprétative des spectateurs et des publics ? Un des premiers signes interprétables de leur activité interprétative qui peut venir à l’esprit sont les applaudissements. On pourrait se contenter de mettre en place un applaudimètre et de recueillir un taux d’applaudissement. On pourrait aussi confronter ces signes d’une activité interprétative à la contrainte préétablie entre l’œuvre et son dispositif de diffusion ; on entend par ici que les mêmes formes de réaction à une œuvre ne prennent pas le même sens selon le dispositif dans lequel elles s’intègrent (festival, théâtre traditionnel, petites salles, salles à très grande capacité, etc.). Dans ses notes de service, Jean Vilar avait, on le constate développer une attention très particulière aux réactions que le public pouvait avoir – notamment ses manifestations par l’entremise des applaudissements -, l’amenant à réfléchir précisément à la question de l’œuvre et du dispositif : « Je voudrais user – encore une fois –de votre bonne amitié pour vous de mander de bien vouloir m’aider à résoudre ce nouveau problème, qui a trait aux rapports public – acteurs. Il s’agit des applaudissements en cours de jeu. Et si je pose en tout premier lieu la question sur le plan des « matinées étudiantes », c’est que peut-être le caractère débridé des applaudissements de notre juvénile et généreux auditoire, autorise plus encore la recherche d’une sorte de règle » .

Applaudir prend des formes des différentes selon les territoires culturels, ne serait-ce que par la durée : un français qui a assisté sur Broadway à la représentation d’une comédie musicale ou encore à un match de Hockey sur glace à Montréal trouvera les applaudissements très courts par rapport aux applaudissements qu’il observera au Festival de Cannes, au Festival d’Avignon, au Moulin-Rouge ou au Stade de France. Expliquer ces différences par l’appartenance territoriale d’une population qui compose un public trouve ses limites dans le caractère international de certaines de ces manifestations qui pourtant, on le constate, définissent elles aussi un diapason temporel des applaudissements plus ou moins longs en fonction du public rassemblé. « Essayons alors – nous dit Paul Veyne dans L’inventaire des différences - de prendre un peu de recul ; essayons de faire de la sociologie, la théorie de tout cela. Car tout cela doit se structurer en cinq ou six concepts, en quelques variables, en un jeu de quelques lois, de quelques tendances ou de quelques contradictions et, tant que je n'aurais pas mis à nu ces articulations, je ne saurai pas ce qu'est vraiment mon événement. D'autres mettront ensuite ces concepts à l'épreuve sur d'autres périodes de l'histoire, feront jouer ces variables pour essayer de réengendrer d'autres événements, éprouveront ces lois pour former un discours cohérent : c'est cela, une science ».

Pour nombre de chercheurs en sociologie et en sciences de l’information et de la communication , un public n’a aucune des propriétés d’un groupe officiel : ni permanent, ni limité, ni coercitif ; il n’a pas fait l’objet d’un travail de définition sociale établissant le statut de qui est spectateur et de qui ne l’est pas (contrairement par exemple au fait d’être « médecin ») ; il doit son existence à un acte participatif et sa survie à la reproduction de cet acte participatif. Il est vrai que la notion de public, tout comme la notion de spectateur, pose, en réalité, les mêmes questions que la sociologie pose à l’individu et à la société à laquelle il appartient : qu’est-ce qu’il y a de social dans l’individu ? Quelle est la part de l’individuel qui entre dans la formation du social ? En ce qui concerne le public et le spectateur ou l’enquêté, on est, par analogie, conduit aux mêmes remarques : quelle est la part collective qui taraude le spectateur ? En quoi les réactions des spectateurs ou des enquêtés peuvent-elles se penser comme l’addition de réactions individuelles qui peuvent donner l’illusion d’une communauté que l’on peut appeler public ?

Ces questions devraient se reposer à nouveaux frais chaque fois que l’on décide de mettre en chantier une étude de public. Si l’on essaie de dresser l’inventaire des différents modes d’approche des publics mis en œuvre dans l’ensemble des travaux existants, on peut répertorier cinq types d’approches. Chacune de ces approches a privilégié un découpage et une accroche particulière des publics de la culture, chacune étant porteuse, en conséquence, d’un mode de production de connaissances qui lui est propre. Tentons de voir comment ces différentes approches pourraient se décliner sur l’exemple des publics du Festival d’Avignon :

- L’étude de son public en tant qu’institution particulière : l’institution « Festival d’Avignon » ;
- L’étude des pratiquants d’un secteur tout entier, le théâtre, le cinéma, par extension : la place du Festival d’Avignon au sein du secteur théâtral en France ;
- L’étude des pratiques d’une strate particulière de la population, cela autorise ensuite le croisement d’une strate particulière et d’une pratique particulière, par exemple : les moins de vingt-cinq ans et la pratique de la Cour d’Honneur ;
- L’étude des réactions de la population à l’offre culturelle d’une ville, d’un quartier, d’une région, Avignon, et par extension, en ce qui concerne l’offre culturelle de la ville d’Avignon et la réaction de sa population, quelle place y tient le Festival ?
- L’étude des pratiques culturelles de l’ensemble de la population française. Cinq mille individus de plus de 15 ans interrogés à leur domicile répartis selon des quotas afin que les variables soient représentatives de toute la nation selon le lieu d’habitation, la profession du chef de famille, son niveau de revenus, d’éducation, etc. On obtient une approche ainsi pour la société française le poids relatif de chaque type de pratiques mesuré en pourcentage : le poids relatif de la pratique festivalière au sein de la pratique théâtrale des français.

Ces enquêtés comportent des limites : la première de ces limites tient au fait qu’elles sont pour la plupart fondées sur des échantillons aléatoires et fondent leur véracité sur des résultats statistiques qui, du fait de leur construction, sont réducteurs : ils mettent en relief l’homogène plus que le divers, ce que nous avons en commun plutôt que ce qui nous différencie et nous laisse très loin de ce que chaque individu vit de sa vie culturelle dans la réalité de sa construction personnelle.

La deuxième limite de ces enquêtes, c’est qu’elles ne permettent pas de saisir finement de quelles manières les pratiques culturelles se métissent avec les pratiques concurrentes en matière de loisir ou comment, plus important encore, elles peuvent ou non résister aux formes de divertissement que certains nomment « anticulturels ».

Enfin, la troisième grande limite de ces enquêtes tient au fait que la plupart d’entre elles n’appréhendent pas les conditions de la réception des œuvres. Notamment en termes de sociabilité, par exemple, 90% des sorties au musée se font accompagnées et c’est un des dispositifs des moins interrogés. On comptabilise de la même façon quelqu’un qui reste une heure ou dix minutes. Cannes nous a montré l’importance de ce qui encadre la pratique et de ce qui fait que l’on le considère comme faisant partie intégrante d’une activité, voire d’une pratique en soi . Inversement, les arts de la rue comme la notion de festival interrogent le minimum requis pour qu’une relation spectateur-œuvre existe ou que le badaud devienne un festivalier. Où se trouve l’essence pour employer d’autres termes qui nous transforme en spectateur et de spectateur en public. Il est que les arts de la rue permettent de reposer des questions limites sur les publics :

- Qui sont les spectateurs ? ou encore Qui sont les festivaliers ?
- Où commence et où finit le public dans l’espace et dans le temps ?
- Ont-ils conscience dans les dispositifs d’interpellation publique d’être sollicités en tant que spectateurs ? en tant que festivaliers ?
- Qu’est-ce qui différencie l’attroupement autour du jongleur improvisé de l’attroupement autour de la voiture écrasée par un piano lâché accidentellement du cinquième étage ?
- Qu’est qui distingue le spectateur et le badaud ?
- Un festivalier est-il un habitant temporaire ?

Comme le social ne se dissout pas à l’aune de l’individu, l’idée de public ne se décompose pas complètement devant celle du spectateur, elle revient chaque fois qu’il s’agit de comprendre l’ « être ensemble » inhérent au statut de spectateur.

Une «fausse blonde» n’est pas une «non brune»

Ces enquêtes produisent des résultats et des données qui permettent de penser une première idée de ce que sont les « pratiques » de la culture (ces « pratiques » sont néanmoins souvent réduites au chiffrage des comportements en termes de fréquentations, laissant souvent de côté le fait qu’une pratique correspond à la fois à une fréquentation et à une représentation de ce que l’on fréquente). Les résultats que ces enquêtes ont produits sont assez largement connus dans le monde de la culture. Toutes ces enquêtes ont confirmé de façon chiffrée l’inégalité d’accès à la culture. Elles ont mis en évidence la corrélation constante entre la nature des formes culturelles proposées par les institutions et les catégories sociales des pratiquants réguliers. Elles ont aussi construit une catégorie étrange pour certains sociologues, la notion de « non-public ». Le « non-public » est une expression apparue dans les débats de politique culturelle de la fin des années soixante. La première trace écrite se trouve la déclaration de Villeurbanne, signée par les directeurs des maisons de la culture et des théâtres populaires le 25 mai 1968. Cette déclaration stabilise et accepte un « non-public » majoritaire dont l’aspiration à la culture ne peut se transformer que par le changement des rapports sociaux. Pour certains, ce constat a servi de première entaille idéologique à la démocratisation culturelle qui a conduit un abandon de la mission sociale de démocratisation au profit de la liberté de création . En 1972, Francis Jeanson précise la notion de « non-public » en spécifiant trois publics : « la clientèle, le public potentiel (public placé dans des conditions objectives d’accès à la culture) et le « non-public » (public qui n’est pas placé dans ces conditions d’accès, regroupant les « mystifiés » occupés à d’autres consommations, et des groupes « refusant l’intégration à la société », notamment « les jeunes ») ».

La bizarrerie conceptuelle de cette notion réside dans le fait de penser le non-public en fonction du public comme si l’on pense la non-tomate ou le non-rôti au regard la tomate ou du rôti. Muriel Robin dans un sketch intitulé « le peintre » s’adresse à son mari artiste peintre qui vient de faire un portrait de sa non-présence « Va dans la cuisine et regarde bien au milieu, il y a un non-rôti ». Le public est une catégorie spécifique qui ne peut définir le non-public. Comme « la fausse blonde est une catégorie spécifique, un style à part. Ce que n’est pas la fausse brune. La fausse brune est d’ailleurs improbable, on ne lui voit pas de raison de l’être. Elle ne crée pas l’événement comme peut faire une fausse blonde, qui a choisi sa couleur dans ce seul objectif. Donc la teinture ne scandalise qu’à sens unique ».

Cependant, conquérir le « non-public » est devenu le mot d’ordre affiché du monde culturel depuis trente ans. Pourtant, l’ensemble des mesures prises sur les plans de la multiplication de l’offre, des politiques tarifaires, de la décentralisation, que de l’accroissement de la diffusion, semblent ne pas avoir suffi pour réduire les inégalités face à la culture. C’est du moins ce que toutes les enquêtes de public tendent à démontrer. Devant ce constat, sans cesse renouvelé, de l’échec de la démocratisation culturelle, les conditions d’appropriation des œuvres et l’adaptation permanente de méthodes de médiation affinées et nombreuses restent les facteurs les plus fiables de transformation des publics face à d’autres leviers plus évidents cités plus haut.

Un lieu d’expérience n’est pas
forcément un laboratoire

« Jean Vilar et le Théâtre National Populaire vous adressent leurs très bons vœux pour l’année 1955 et vous informent : À partir du 2 janvier 1955 que les ouvreuses –directement appointées par le TNP- refuseront tout pourboire et que les vestiaires et lavabos seront gratuitement assurés . […] Je lis dans un questionnaire-spectateurs : « Le pourboire étant interdit, les ouvreuses semblent ses désintéresser un peu du spectateur et l’abandonner même à son sort loin de sa place, qu’il doit chercher seul ». Je ne puis croire cela. (…) Et vous devez accompagner le spectateur jusqu’à sa place comme vous le faisiez avant, et le faîtes pour les « Galas » » .

En arrivant au TNP situé alors au Théâtre de Chaillot, en 1951, Jean Vilar met en œuvre un exemple de « médiation fine » avec la suppression des pourboires et des vestiaires payants : il ne doit plus y avoir, selon lui, celui qui peut et celui qui ne peut pas. La suppression des pourboires et des vestiaires payants est suivie de toute une série de mesures du même ordre : la gratuité des programmes, le début du spectacle à vingt heures au lieu de vingt et une heures pour pouvoir profiter à plein des transports en commun.

L’évidence de l’intérêt de la suppression des pourboires doit se mesurer au regard de l’accueil humain par les ouvreuses. De la même manière, les programmes distribués « avant le spectacle » doivent accompagner le spectateur dans sa compréhension de l’œuvre et, de ce fait, ils deviennent gratuits et abandonnent leur caractère luxueux avec de belles et grandes photographies des comédiens pour afficher plus de textes et d’information. Pour mesurer le travail d’affinement par ces petites médiations opéré par Jean Vilar, on peut aller à Broadway où les anciennes pratiques perdurent, tout comme c’est aussi le cas dans certains théâtres privés parisiens ou encore, dans les revues du Moulin-Rouge.

Certains ont interprété ce travail de démocratisation culturelle institué par Jean Vilar comme le synonyme d’une désacralisation du théâtre : moins impressionnant dans son dispositif « d’apparat », le théâtre deviendrait ainsi plus accessible. Or, le travail d’ouverture du théâtre aux différents publics se joue bien sur des médiations fines inscrites dans une volonté d’égalisation progressive des conditions d’accès à la culture. Rogner sur le caractère intimidant du dispositif d’accès au théâtre – tel qu’il est pensé dans les rituels du théâtre bourgeois des années 1930 - ne doit se faire qu’à la marge dans la mesure où chaque tentative de médiation doit être éprouvée . Si à l’épreuve certaines opérations de médiation affaiblissant le dispositif s’avèrent opératoires, elles semblent n’être jamais suffisantes. Sur un autre plan, lorsque certaines de ces dispositions vers les publics sont employées avec plus de bonne conscience et une véritable bonne volonté qu’un véritable souci d’efficacité, elles prennent le risque d’amoindrir le sens accordé à la valeur de la pratique théâtrale chez l’ensemble des spectateurs. La question que pose toute politique culturelle, tendant à faire se côtoyer des publics différents afin qu’ils se délectent d’un même spectacle , consisterait sans doute, en définitive, à interroger le sens des valeurs que les uns et les autres ont en commun. Là encore, c’est un écueil sur lequel buttent parfois l’observation et l’analyse des publics de la culture. Et, comme le souligne Jean-Louis Fabiani : « en effaçant les démarcations et les clivages sociaux que produit inévitablement la structure de l'édifice traditionnel, il s'agissait au fond de "désacraliser" l'accès au théâtre en déniant les vertus propres du lieu consacré pour recréer, sur un autre terrain symbolique, les conditions d'un véritable cérémonial. L'architecture théâtrale de l'après-guerre a majoritairement intégré cette exigence en fonctionnant sur le mode de la dénégation : il s'agissait de faire oublier que nous étions au théâtre, de faire des théâtres qui n'en avaient pas l'air afin qu'on ne fût pas découragé d'y entrer lorsqu'on n'en était pas un familier. Mais la fonctionnalité qui se gagnait dans cette opération ne signifiait pas l'évacuation de toute cérémonie théâtrale. On peut illustrer ce point en revenant à l'expérience de Jean Vilar (mais il y aurait sans doute bien d'autres exemples) : « L'atmosphère de rituel d'une représentation d'Avignon devint une des caractéristiques du Festival. De la première sonnerie de trompettes ou du premier roulement de tambour (qui remplaçaient les trois coups traditionnels) jusqu'au salut final que les comédiens d'Avignon, et, plus tard, du T.N.P exécutaient avec une révérence au public, tout le spectacle était organisé dans le sens d'une célébration ». On n'a pas suffisamment remarqué le caractère paradoxal de l'opération de "désacralisation" ou de "démystification", car, simultanément, elle fait valoir l'idée selon laquelle le théâtre est un équipement social parmi d'autres dans l'espace urbain (ou même l'équipement social par excellence, un hyper-centre social, si l'on veut) et elle affiche l'ambition qui vise à reconstituer les fondements de la croyance en la spécificité de l'efficacité symbolique du théâtre, dans la dimension que confère le rituel ou la célébration » .

Cette question que le sociologue jette à la face du monde culturel traduit aussi les questionnements de sa discipline face à l’art et la culture . Y a-t-il une part de l’expérience culturelle, esthétique, artistique, ou spectatorielle que la sociologie ne peut atteindre ou ne doit pas se saisir ? Y a-t-il un inénarrable de l’expérience ? Est-ce cet espace de l’indicible qui constitue l’art ? Cet indicible ne peut-il pas prendre place dans un dispositif plus général que les sciences sociales seraient tout à fait à même de repérer ?

L’action culturelle a cela de commun avec les sciences humaines et sociales qu’elle ne dispose pas de paillasse . L’expérience au sens positif n’est pas possible, on ne peut pas réunir deux fois les mêmes conditions d’expérimentation. C’est pour cela que c’est toujours à la marge que les révolutions scientifiques ou culturelles se construisent. Le transistor ou l’apparition du disque ont pu avoir autant d’effets positifs dans leurs capacités à démocratiser la culture et l’information que les politiques culturelles publiques. La sociologie, tout comme les sciences de l’information et de la communication savent en rendre compte. Le temps du changement social par l’entremise d’une politique est souvent long que celui des techniques qui, à la marge, sont bien plus efficaces. Cependant, est-ce que parce qu’un temps d’une action est plus long qu’il faut renoncer à la poursuivre ou qu’il faut l’invalider ? Peut-être faut-il cinquante, cent ou deux cents ans ? C’est une question essentielle que pose généralement la mise en place des politiques culturelles et qui se pose, de fait, à ceux qui tentent d’en observer et d’en mesurer les effets.

Jouir ou ne pas jouir ?

« Madame, Mademoiselle, Monsieur,
Vous êtes en retard : la représentation est maintenant commencée. Vous savez de quels soins nous aimons entourer la « cérémonie dramatique », et ses spectateurs. Et vous comprenez notre souci d’épargner à l’œuvre comme à notre public, ces bruits de portes, de fauteuils, ces chuchotements inévitables qui accompagnent l’entrée des retardataires dans la salle. Vous apprécierez vous-même, une autre fois, ces mesures. Et vous renoncez, ce soir, à vous fâcher » . On le voit, les notes de service de Jean Vilar, parallèlement aux mesures envisagées pour tenter d’élargir le public du TNP, sont porteuses également de l’ambition et de la croyance en la spécificité de l’efficacité des codes qui ritualisent la fréquentation du théâtre. En sociologues, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont très bien décrits tout ce qui s’attache à la maîtrise des codes au sein des amphithéâtres des Universités par les étudiants des classes dominantes. Cette maîtrise ne se joue pas dans une hypercorrection, le respect à la lettre de ces codes, mais sur une transgression maîtrisée : avoir l’air de n’en avoir rien à faire. Savoir arriver en retard n’est pas donné à tout le monde. Il y a ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas se fâcher. Lorsque Jean Vilar rappelle à l’ordre les spectateurs, c’est au public qu’il s’adresse : c’est affiché. Là où l’affaiblissement de la règle prévaut souvent pour garantir l’accès de la chose culturelle, cette affirmation du dispositif tend à mettre en porte à faux de la même manière celui qui sait et celui qui ne sait pas.

Le constat d’inégalité devant la culture se fait au travers d’une représentation très figée et hiérarchisée des pratiques culturelles largement décrites par Pierre Bourdieu dans La distinction . Dans cet ouvrage, on le rappelle, il décrit les pratiques culturelles comme étant déterminées par un habitus social par lequel s’expriment les différenciations sociales. Les pratiques culturelles des individus structurent ainsi une hiérarchie sociale en fonction de la légitimité culturelle. Cette théorie, issue de la théorie de la domination de Max Weber, prend en compte la science de l’œuvre et de son champ comme étant déterminants pour le spectateur dans sa capacité à en jouir. « On pourrait dire qu’il y a un prix à payer pour continuer à jouir de l’art, qui consiste à renoncer à la forme ordinaire, sensible du plaisir esthétique, dont le plaisir est la méconnaissance des sources du plaisir, comme fondement de la croyance collective qui est au principe de l’ordre artistique et de l’ordre intellectuel, et dont la constitution d’un rapport savant à l’œuvre exige la suspension. Ce renoncement au plaisir ordinaire est la condition d’accès à une forme de satisfaction supérieure fondée sur la reconnaissance, garantie par une conversion préalable à la science, de la genèse sociale d’une illusion. Accroître sa science (des œuvres), ce n’est donc pas accroître ses douleurs, mais accroître son plaisir » .

Mais, doit-on parler d’inégalité sociale devant la culture, puisque par définition la culture reste un lieu de choix, de quête identitaire, d’amour, de dilection et de partage ? Pour toutes ces raisons, la culture tout en étant un lieu de choix, est aussi un lieu de rejet identitaire, de dureté, de division. Sur un autre plan, on peut imaginer que la science, la connaissance d’une œuvre et de son champ par le spectateur peuvent l’amener à relativiser sa propre expérience esthétique dans un bain de réflexion voire même, par un effet de saturation, détériorer ou amoindrir la jouissance qu’il peut avoir d’une oeuvre. Dans son apologie de l’expérience esthétique, Hans Robert Jauss, étudiant le processus de dégradation de la notion de jouissance au cours de l’histoire de l’art, s’évertue au contraire à en réhabiliter le statut. Le fait est que l’on s’affronte, chaque fois que l’on est amené à étudier empiriquement les publics d’une manifestation ou d’une institution, à la difficulté de ce que signifient « jouir d’une œuvre » ou bien des « conditions nécessaires à la jouissance d’une œuvre », jouissance et conditions de la jouissance pouvant être très variables d’un individu à un autre.

Entourer la « cérémonie dramatique »

Comme le stipule Roger D. Abrahams :“The event constitutes a celebration, which can be either festive or ceremonial. At this point the argument draws on a classic concept Emile Durkheim’s pair of opposites sacred and profane. The statement has been updated by Victor Turner’s parallel distinction between liminal (obligatory, highly formalized) and liminoid (optional, free-flowing) social events and behaviour” .

De fait, le niveau de formalisation de la « cérémonie dramatique », son niveau de sacralisation, niveau de contrainte préétablie mis en face de la participation de spectateurs qui deviennent un public devrait permettre de relire autrement l’inégalité d’accès à la culture. Est-ce changer de lunettes pour mieux voir ou se mettre des œillères ? Comment, au reste, définir le geste théâtral du spectateur qui va au théâtre en usant des catégories du profane et du sacré ? Comment définir le geste qui l’amène à participer au Festival d’Avignon ? Des deux rituels, y en a-t-il un qui est plus « chargé », plus « sacralisé » dans une carrière de spectateur ? La pratique festivalière permet-elle de vivre le théâtre dans un espace plus ou moins désacralisé que ne l’est l’Odéon ou le TNP ? C’est là une question embarrassante que le sociologue ou l’anthropologue aurait bien du mal à trancher.

Cette question du profane et du sacré travaille de la même manière le théâtre. L’exemple du théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis investi par Stanislas Nordey avec un tarif unique pour tous à 50 francs, un abonnement à l’année pour tous les spectacles à 200 francs pour les Dionysiens, lieu ouvert tous les jours... rentre dans ce type de projet. Le manifeste de Stanislas Nordey « Pour un théâtre citoyen » commence ainsi : « Pour que le citoyen puisse considérer le moment de la venue au théâtre comme un geste simple, nécessaire, une joie, un petit bonheur, il faut reconsidérer la façon dont le théâtre s’adresse à lui. »

Le citoyen doit-il vivre un geste simple quand il va au théâtre ? Doit-on vraiment croire que les publics populaires, les citoyens ne souhaitent pas s’apprêter pour être dans une pratique de sortie qui relève de ce que les anthropologues et les sociologues appellent un rituel ? Les enquêtes par questionnaires nous ont au moins appris que les publics apprêtés ne sont pas les moins populaires. Attention, il ne faut pas s’y tromper : le théâtre Gérard Philipe de Stanislas Nordey ne résume pas son théâtre et c’est bien dans l’adresse au public que l’ouverture du théâtre se fait. Et l’observateur averti serait bien en mal d’oublier que Stanislas Nordey et Robert Cantarella constituaient avec Olivier Py la « Sainte Trinité » du théâtre des années 90, ce dernier défendant, pour sa part, et sans être contredit par les deux autres, une certaine resacralisation du théâtre : « De vous, de vous et de chacun à sa manière je sais que Dieu n'est pas ailleurs, je sais qu'il n'est rien de plus sacré que notre effort, je sais que dans l'effort de l'homme pour montrer à l'homme ce que l'homme refuse de voir de l'homme, il n'est pas de vanité. Tous les coups sont permis mais encore faut-il y engager sa vie, et de chacun de vous, je le sais, c'est si beau que cela me fait peur, chacun de vous n'a vie que sur les planches. Chacun de vous s'est déjà entièrement brûlé à cette malédiction, vous n'êtes rien quand vous n'êtes pas sur le bois, vous êtes errants et idiots et vides, car pour vous tout se joue, tout se rejoue, l'ancien combat, ici. Hors d'ici, il n'y a rien que l'obscure attente, le lundi de relâche qui est comme un samedi saint, sans liturgie, nuit de la nuit, apnée de la mémoire. […] N'en déplaise aux imbéciles, aux bénis non-non, aux bigots de la laïcité, je ne suis venu ici que pour le Christ, et le Christ c'était nous attablés autour du travail et dans l'espoir que notre ronde s'élargisse ».

Jean-Claude Passeron et Claude Grignon, situant la quasi-impossibilité d’échapper dans la littérature et ses études au populisme ou au misérabilisme, conseillent donc d’envisager une sinusoïde la plus faible possible entre ces deux formes du dominocentrisme . Il semble que, pour le théâtre, ce dominocentrisme amène le théâtre lui-même et ses études à devoir alterner entre le profane et le sacré en essayant d’aplanir au mieux la courbe de sa sinusoïde.

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