vendredi, avril 29, 2011

Exposer la mise en scène culturelle de soi dans les chambres d’étudiants

http://www.youtube.com/watch?v=7i4skKRMvJQ

Avant il fallait se lancer devant tous, cela créait des inhibitions, certains ne dansaient jamais. Aujourd’hui, partout dans le monde, ça se dandine dans sa chambre. Parfois, le peuple jeune éclaté s’agrège dans les concerts, des boîtes de nuit, dans des rassemblements spontanés où s’improvisent des chorales pop. Parfois, il est saisi comme tel, peuple-qui-danse-dans-sa-chambre : par la magie du générique de Good Morning England, qui voit se succéder des auditeurs de l’émission de rock pirate chez eux, tous s’agitant sur lits, chaises et tables au son de la pop sixtiesþ; par la magie du clip du groupe Feeder, qui passe en revue une panoplie internationale d’adolescents, par groupes ou seuls, karaokant les paroles, de la chanson (All By Myself) en s’agitant entre les quatre murs de leur chambre, en prenant à partie la caméra, en s’équipant d’instruments ou de mains pour faire micro, de bras pour faire guitare, de bidons pour faire batterie ou de rien : parfois c’est juste une jeune fille qui se trémousse en jupe courte à côté de son lit. Voilà, la jeunesse de masse contemporaine est une jeune fille qui se trémousse en jupe courte sur un morceau de punky-pop dans sa chambre, là où personne, mais alors personne, ne viendra l’emmerder. All by myself, complètement libre.þ»
Extrait de François Bégaudeau, Joy Sorman, Parce que ça nous plaît. L’invention de la jeunesse, Larousse, 2010, p.þ217-218.
Que reste-t-il, au fond, de ce cinéma de l’enfance dont parle Eddy Mitchell dans sa chanson La Dernière Séance ? La nostalgie d’une dernière séance avec son père qui signale de concert, il faut le rassurer, sa future première séance de spectateur autonomeþ; car le cinéma s’impose d’évidence au premier rang des pratiques de sortie lorsque, à l’occasion des études, on est amené à quitter son foyer d’origine. Au-delà de la fréquentation des salles elles-mêmes, quelques visites multipliées dans les chambres, les studios, les appartements, bref les logements «étudiants» suffisent à se convaincre de la place à la fois matérielle et symbolique qu’occupe le cinéma dans l’investissement de leur décoration intérieure. Affiches grand format qui s’appliquent sur la place murale, la plus centrale, photos d’actrices ou d’acteurs qui se mélan- gent pêle-mêle aux photos d’amis, de famille ou d’amours, pages de magazines en papier glacé déchirées ou soigneusement découpées pour être collées telles quelles sur la porte ou les murs des toilettesþ; l’imagerie cinématographique s’installe dans l’intérieur estudiantin comme autant de fragments de miroirs, supports esthétiques des choix, des attraits ou des inclinations qui viennent sceller sur les murs les fils ténus d’une certaine relation d’un «þpetit soiþ» culturel exprimé par un fait filmique. Ce qui demeure cocasse lorsque l’on interroge celles et ceux qui accrochent ces images, c’est que tous prétendent à afficher là une originalité, propre à les singulariser, alors que ce sont toujours les figures récurrentes de Brad Pitt, Julia Roberts, Marion Cotillard, Audrey Tautou, Guillaume Canet, Romain Duris, ou Johnny Depp, légions, qui se bousculent sur les murs. Néanmoins, il convient d’amender ce constat pour compléter la «richesse banale» de ce qui pourrait en soi constituer un programme de recherche sociologique à part entière : la décoration des murs d’étudiants. Les images tirées des films signalent précisément un aspect du passage d’une condition lycéenne à une condition étudiante : celui ou celle qui accroche «þdu filmþ» au mur de son logement affirme plus ou moins directement une manière de se séparer de l’imagerie enfantine et préadolescente (des- sins, belles images, premiers posters de stars). L’imagerie cinématographique fournit de fait une sorte d’imagerie «þde transitionþ» qui conduit l’adolescent et le jeune adulte vers une imagerie plus adulte et plus solennelle (photographies, reproductions de tableaux, peintures originales). Ce rapport singulier à l’accrochage photo-filmique des étudiants, s’il caractérise bien une relation particulière de ces spectateurs à l’œuvre cinématographique, paraît jouer un rôle essentiel dans les processus de présentation du «þpetit soiþ» culturelþ; un petit soi destiné à ses pairs qui fonctionne un peu comme les disques que l’on possède et dans lesquels on peut aisément entendre un mode expressif de la personnalité culturelle d’un individu. Cette présentation de soi, lorsqu’on est étudiant, est à la fois rapide, économique et redou- tablement trieuse quant aux liens qu’elle permet de tisser avec autrui. La chambre d’étudiant, lieu d’intimité culturelle et de mise en scène de soi, est aussi un lieu de la représentation universitaire. Depuis les expositions organisées au sein des universités, mais on pense aussi à Marseille-Provence 2013 où des projets peuvent être présentés, la chambre d’étudiant peut être une approche et une rencontre de l’art. On pense aux expériences artistiques menées par Philippe Vergne, directeur de la fondation Dia Art située à New York, qui lorsqu’il était à la tête du Musée d’art contemporain de Marseille avait exposé l’univers domestique des habitants de la ville. On pourrait exposer publiquement l’intimité culturelle des chambres d’étudiants et réciproquement exposer l’art dans l’intimité des chambres d’étudiants.

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