jeudi, mars 12, 2009

TERRITOIRE D’EVENEMENTS ET DE DEBATS : LE FESTIVAL D’AVIGNON ET SON PUBLIC



TERRITOIRE D’EVENEMENTS ET DE DEBATS : LE FESTIVAL D’AVIGNON ET SON PUBLIC

Le Conseil régional du Centre organise le 12 mars 2009 le Forum sur la Culture en région Centre dont le thème, entièrement centré sur les publics, sera : « Culture pour tous, Mythe ou réalité ? ». Cette journée, dont la coordination a été confiée à Bernard Faivre d'Arcier, a été précédée de cinq ateliers, organisés à un niveau départemental et pilotés par un opérateur culturel régional.

Dans ce cadre, les ateliers ont organisé une rencontre autour des « Pratiques culturelles événementielles : un public particulier », le 3 mars 2009 à Châteauroux.

http://www.cultureocentre.fr/index.php/alaune/show/actualitesid/925
Damien Malinas en collaboration avec Emilie Pamart


Qu’est-ce qui fonde « Avignon » ? Le Festival d’Avignon s’est créé dans un principe de participation des spectateurs. L’authenticité, en fait nous préférons la notion de régime de vérité, du Festival d’Avignon pour ses publics est liée à leur sentiment de participation à l’événement. Plus qu’ailleurs la capacité de fonder et de perturber le monde du théâtre et de la culture doit être palpable. Emmanuel Ethis rend compte de cette matérialité impérieuse autorisée par « la forme festival [… qui] crée véritablement un espace de confrontation qui rend possible les évaluations et les entre-évaluations des objets culturels par leur public. Une valeur culturelle doit être éprouvée par ceux qui la portent et la forme festivalière permet bien souvent cette épreuve. […] C’est ainsi que le Festival d’Avignon dans ses formes nostalgiques renouvelées a su capter à lui et former un public inédit qu’il faut prendre au sérieux et à qui on peut aujourd’hui attribuer le joli nom de « public médiateur » » .
Tous médiateurs ? Tous experts ? De la difficulté à enquêter
sur les publics du Festival d’Avignon


Avant que de présenter plus précisément ce que différentes approches en sociologie de la culture ont permis de mieux appréhender des mondes de la culture, il n’est pas sans intérêt de s’arrêter un instant sur la manière dont, en particulier à Avignon, les mondes de la culture considèrent parfois la sociologie de la culture. Souvent durant les enquêtes, on est en effet amené à expliquer : (1) à quoi et à qui vont servir les enquêtes, (2) qu’est-ce que « ces analyses supplémentaires » vont nous apprendre de plus de ce que l’on sait déjà, (3) pourquoi s’intéresser à des lieux comme Avignon où semble aller de soi et « ne pas se préoccuper de là où cela va plus mal ». Bref, là plus qu’ailleurs, il semble qu’il faille se justifier du travail de terrain que l’on mène auprès d’un public – de fait généralement très cultivé – qui, s’il répond volontiers aux questions qu’on lui pose, se pense fréquemment en mesure de pouvoir produire lui-même des analyses sur ce qu’il est d’une part et d’autre part, a souvent un point de vue sur ce qui est intéressant en matière de sociologie et sur ce qui ne l’est pas.

Il faut aussi dire que la forme festival plus que toute autre forme renvoie ses participants –producteurs, critiques, spectateurs- au statut de public. Nombreux sont les spectateurs qui, à Avignon, sont prédisposés à suivre les débats et se déclarent en quête d’échanges intellectuels.

Les sociologues des publics sont souvent dans une drôle de position par rapport à leur objet d’étude : « s’ils croient avoir compris quoi que ce soit à quoi que ce soit en comptant les spectateurs et en voulant les faire rentrer dans des cases ! ». Ainsi, un festivalier nous a
répondu lors d’un entretien : « Vous ne nous mangerez pas à la sauce socio ». Si le monde de la culture, tant chez ses producteurs qu’au sein de ses publics, est en mesure d’apprécier la société, on peut constater qu’il n’aime guère être apprécié par la sociologie : il ne se conçoit lui-même que très difficilement comme un objet d’étude. C’est ainsi et l’on pourrait citer Koltès qui, à sa manière, exprime fort bien ces hiérarchies : « les commerces vulgaires exigent de leurs clients des preuves de solvabilité, mais les boutiques de luxe devinent et ne demandent, ni ne s’abaissent jamais à vérifier le montant du chèque et la conformité de la signature ».

Passer par « l’entrée du public » est vécu par le monde de la culture comme un déni de sa capacité à représenter le goût du monde social en matière même de culture : on ne saurait réduire cette capacité à des sondages et des mesures d’audience et, c’est vrai ! Souvent on comprend que le caractère supposé réductionniste aux seules explications externes à l’œuvre dans les sciences sociales – le niveau de diplôme, l’origine sociale, l’appartenance professionnelle, le niveau de revenu – ne peut qu’être mis en échec par l’irréductibilité de la culture : l’expérience esthétique est inénarrable par autre chose qu’elle-même. S’il n’est pas question pour le sociologue de renoncer à ces explications « externes », on constate que la culture et ses pratiques sont un puissant lieu d’expression du social, dont elles sont à la fois le produit et le ferment, et que « ce serait ne pas traiter la valeur artistique comme la valeur qu’elle est socialement dans les faits de création et de réception que de la traiter comme n’importe quelle valeur sociale ou de traiter n’importe quelle autre valeur sociale comme elle » .

Entrée « public »

Si en 1968, Avignon a bien été le lieu de parole du monde de la culture se retrouvant après un Cannes annulé, il n’est pas sûr que l’Avignon de 2003 se soit construit comme un véritable espace de parole, du moins politique. Ce n’est que l’année suivante, autour du problème de la professionnalisation et des conditions de travail d’un milieu, focalisé autour de la définition du statut de l’intermittence, que sont réapparus en masse des politiques de tous bords, ceux-là mêmes qui depuis quelques années désertaient le festival en dehors de la journée dédiée à eux-mêmes. En 2003, ce n’était pas le cas et, on peut être conduit à penser que le choix politique de l’État a été de laisser Avignon jouer son rôle de soupape de sûreté pour préserver le Festival de Cannes soumis à des enjeux de politique extérieure pensés comme plus sensibles aux yeux de l’opinion internationale.

Cette écologie conflictuelle affairant à la forme festival a été intégrée par les rationalités des spectateurs avignonnais. Les jugements se revisitant dans le temps en sont symptomatiques. Éclairés sous ce jour, ils ne peuvent plus être lus comme fatuité et inconséquence : les critiques journalistiques avignonnaises ne peuvent s’expliquer par une « douce hystérie promulguée par des frustrés de l’art » , et les spectateurs ne sont pas de simples girouettes qui vont là où le vent les pousse enfermés exclusivement dans des comportements dictés par ce que Pierre Bourdieu appelle la bonne volonté culturelle de la petite bourgeoisie d’exécution : « les membres de la petite bourgeoisie d’exécution présentent au plus haut degré les traits, qui font d’eux la réalisation la plus accomplie de la petite bourgeoisie, comme le culte de l’effort autodidacte et le goût de toutes les activités qui ont en commun de demander surtout du temps et de la bonne volonté culturelle » .

La question qui ressort chaque année, et plus encore à chaque crise institutionnelle, est bien celle du maintien du festival – du “In” comme du Off – dans ses formes. Ceci peut se décrire avec les mots du “désordre rituel”, comme le fait Denise Lawrence, quant à ce qui se joue chaque année lors de la Doo Dah Parade : “Ritual disorder in modern society is problematic because, although ritual processes are similar (than preliterate societies) because the forms they take in complex societies are not easily identified. Some argue that tribal rites of rebellion cannot be maintained in complex and highly fragmented modern societies because they are too threatening to the social order and those in power. When aspects of ritual and symbolic disorder are institutionalized, however, they represent a process of transition from collective spontaneity to social structure. Turner exemplifies one approach in his definition of normative communitas : “the attempt to capture and preserve spontaneous communitas in a system of ethical precepts and legal rules”” .

Ce désordre rituel du festival n’est pas contradictoire avec le fait que cela soit un même et seul groupe, communitas, qui permet à nos sociétés modernes de gérer le conflit et d’apprendre des règles. Pour le sociologue, il n’y pas un In et un Off, mais par exemple, il n’y a qu’un seul Festival d’Avignon et il prend l’entrée des publics pour étayer cette affirmation.
Qu’est-ce que décrire l’activité interprétative des publics ? Quels sont les signes interprétables de l’activité interprétative des spectateurs et des publics ? Un des premiers signes interprétables de leur activité interprétative qui peut venir à l’esprit est les applaudissements. On pourrait se contenter de mettre en place un applaudimètre et de recueillir un taux d’applaudissement. On pourrait aussi confronter ces signes d’une activité interprétative à la contrainte préétablie entre l’œuvre et son dispositif de diffusion ; on entend par ici que les mêmes formes de réaction à une œuvre ne prennent pas le même sens selon le dispositif dans lequel elles s’intègrent (festival, théâtre traditionnel, petites salles, salles à très grande capacité, etc.). Dans ses notes de service, Jean Vilar avait, on le constate développer une attention très particulière aux réactions que le public pouvait avoir – notamment ses manifestations par l’entremise des applaudissements – , l’amenant à réfléchir précisément à la question de l’œuvre et du dispositif : « Je voudrais user – encore une fois –de votre bonne amitié pour vous demander de bien vouloir m’aider à résoudre ce nouveau problème, qui a trait aux rapports public – acteurs. Il s’agit des applaudissements en cours de jeu. Et si je pose en tout premier lieu la question sur le plan des « matinées étudiantes », c’est que peut-être le caractère débridé des applaudissements de notre juvénile et généreux auditoire, autorise plus encore la recherche d’une sorte de règle » .

Applaudir prend des formes différentes selon les territoires culturels, ne serait-ce que par la durée : un français qui a assisté sur Broadway à la représentation d’une comédie musicale ou encore à un match de Hockey sur glace à Montréal trouvera les applaudissements très courts par rapport aux applaudissements qu’il observera au Festival de Cannes, au Festival d’Avignon, au Moulin-Rouge ou au Stade de France. Expliquer ces différences par l’appartenance territoriale d’une population qui compose un public trouve ses limites dans le caractère international de certaines de ces manifestations qui pourtant, on le constate, définissent elles aussi un diapason temporel des applaudissements plus ou moins longs en fonction du public rassemblé. « Essayons alors – nous dit Paul Veyne dans L’inventaire des différences - de prendre un peu de recul ; essayons de faire de la sociologie, la théorie de tout cela. Car tout cela doit se structurer en cinq ou six concepts, en quelques variables, en un jeu de quelques lois, de quelques tendances ou de quelques contradictions et, tant que je n'aurais pas mis à nu ces articulations, je ne saurai pas ce qu'est vraiment mon événement. D'autres mettront ensuite ces concepts à l'épreuve sur d'autres périodes de l'histoire, feront jouer ces variables pour essayer de réengendrer d'autres événements, éprouveront ces lois pour former un discours cohérent : c'est cela, une science ».

Pour nombre de chercheurs en sociologie et en sciences de l’information et de la communication , un public n’a aucune des propriétés d’un groupe officiel : ni permanent, ni limité, ni coercitif ; il n’a pas fait l’objet d’un travail de définition sociale établissant le statut de qui est spectateur et de qui ne l’est pas ; il doit son existence à un acte participatif et sa survie à la reproduction de cet acte participatif. Il est vrai que la notion de public, tout comme la notion de spectateur, pose, en réalité, les mêmes questions que la sociologie pose à l’individu et à la société à laquelle il appartient : qu’est-ce qu’il y a de social dans l’individu ? Quelle est la part de l’individuel qui entre dans la formation du social ? En ce qui concerne le public et le spectateur ou l’enquêté, on est, par analogie, conduit aux mêmes remarques : quelle est la part collective qui taraude le spectateur ? En quoi les réactions des spectateurs ou des enquêtés peuvent-elles se penser comme l’addition de réactions individuelles qui peuvent donner l’illusion d’une communauté que l’on peut appeler public ?

Ces questions devraient se reposer à nouveaux frais chaque fois que l’on décide de mettre en chantier une étude de public. Si l’on essaie de dresser l’inventaire des différents modes d’approche des publics mis en œuvre dans l’ensemble des travaux existants, on peut répertorier cinq types d’approches. Chacune de ces approches a privilégié un découpage et une accroche particulière des publics de la culture, chacune étant porteuse, en conséquence, d’un mode de production de connaissances qui lui est propre. Tentons de voir comment ces différentes approches pourraient se décliner sur l’exemple des publics du Festival d’Avignon :

- L’étude de son public en tant qu’institution particulière : l’institution « Festival d’Avignon » ;
- L’étude des pratiquants d’un secteur tout entier, le théâtre, le cinéma, par extension : la place du Festival d’Avignon au sein du secteur théâtral en France ;
- L’étude des pratiques d’une strate particulière de la population, cela autorise ensuite le croisement d’une strate particulière et d’une pratique particulière, par exemple : les moins de vingt-cinq ans et la pratique de La Cour d’Honneur ;
- L’étude des réactions de la population à l’offre culturelle d’une ville, d’un quartier, d’une région, Avignon, et par extension, en ce qui concerne l’offre culturelle de la ville d’Avignon et la réaction de sa population, quelle place y tient le Festival ?
- L’étude des pratiques culturelles de l’ensemble de la population française. Cinq mille individus de plus de 15 ans interrogés à leur domicile répartis selon des quotas afin que les variables soient représentatives de toute la nation selon le lieu d’habitation, la profession du chef de famille, son niveau de revenus, d’éducation, etc. On obtient une approche ainsi pour la société française le poids relatif de chaque type de pratiques mesuré en pourcentage : le poids relatif de la pratique festivalière au sein de la pratique théâtrale des français.

Une limite de ces enquêtes, c’est qu’elles ne permettent pas de saisir finement de quelles manières les pratiques culturelles se métissent avec les pratiques concurrentes en matière de loisir ou comment, plus important encore, elles peuvent ou non résister aux formes de divertissement que certains nomment « anticulturels ». La forme festival permet d’interroger la façon dont se métissent une pratique culturelle et activités liées au travail, vacances…

Une autre grande limite, parmi d’autres, de ces enquêtes tient au fait que la plupart d’entre elles n’appréhendent pas les conditions de la réception des œuvres. Notamment en termes de sociabilité , par exemple, 90% des sorties au musée se font accompagnées et c’est un des dispositifs les moins interrogés. On comptabilise de la même façon quelqu’un qui reste une heure ou dix minutes. Cannes nous a montré l’importance de ce qui encadre la pratique et de ce qui fait que l’on le considère comme faisant partie intégrante d’une activité, voire d’une pratique en soi . Inversement, les arts de la rue comme la notion de festival interrogent le minimum requis pour qu’une relation spectateur-œuvre existe ou que le badaud devienne un festivalier. Où se trouve l’essence pour employer d’autres termes qui nous transforme en spectateur et de spectateur en public. Il est que les arts de la rue permettent de reposer des questions limites sur les publics :

- Qui sont les spectateurs ? ou encore Qui sont les festivaliers ?
- Où commence et où finit le public dans l’espace et dans le temps ?
- Ont-ils conscience dans les dispositifs d’interpellation publique d’être sollicités en tant que spectateurs ? en tant que festivaliers ?
- Qu’est-ce qui différencie l’attroupement autour du jongleur improvisé de l’attroupement autour de la voiture écrasée par un piano lâché accidentellement du cinquième étage ?
- Qu’est qui distingue le spectateur et le badaud ?
- Un festivalier est-il un habitant temporaire ?

Comme le social ne se dissout pas à l’aune de l’individu, l’idée de public ne se décompose pas complètement devant celle du spectateur, elle revient chaque fois qu’il s’agit de comprendre l’ « être ensemble » inhérent au statut de spectateur.
Un festival est dans un territoire qui a un accent et a son propre accent car il invente son propre territoire

Le sociologue Bruno Péquignot souligne un problème crucial de la communication que le registre écrit de la parole sociologique est souvent bien en peine de rendre : l’intonation. Dans un ouvrage intitulé Sociolinguistique, William Labov s’intéresse aux façons de parler et leur mise en relation avec la stratification sociale dans trois grands magasins new-yorkais situés sur l’île de Manhattan. Les trois magasins dans lesquels Labov a enquêté étaient Saks (magasin de prestige), Macy's (prestige et prix moyens), Klein's (magasin populaire et bon marché). William Labov s’est présenté dans ces magasins et a amené un employé de magasin à prononcer “fourth floor“ en lui demandant où se situe tel ou tel rayon. Simulant, de ne pas avoir entendu, il obtient ainsi une seconde occurrence de la part des employés.

En fait, l’objectif était de faire prononcer le /r /. En effet, dans l'anglais des New-Yorkais, le r est parfois prononcé, parfois omis. En termes de phonologie classique, le phonème /r / comporte deux variantes libres [r] ou [Ø]. Parler de variante libre, c'est admettre « que l'un vienne aux lèvres plutôt que l'autre, c'est là une question de pur hasard ». Il se présente lui-même vêtu à la mode des classes moyennes et adopte une prononciation où le r correspondrait à l’accent d’un natif du New Jersey passé par l'Université. Si l’étude de William Labov porte, non pas sur les clients mais sur les employés, c’est que ces derniers proviennent dans leur ensemble des mêmes milieux professionnels. De cette façon, 264 sujets ont été interrogés. Pour chaque employé, Labov a noté le magasin ; l'étage et le rayon ; le sexe et l'âge estimé (par tranches de cinq ans) ; l'emploi (chef de rayon, vendeur, caissier, manutentionnaire) ; la race ; l'accent, étranger ou régional.
Jusque-là, les études statistiques ne confirmaient pas la conviction, pourtant répandue, que l'omission du /r/ caractérise les classes populaires. Finalement, les résultats montrent qu'il y a un rapport entre la production de /r/ dans le style informel lors de la première occurrence et la stratification sociale des magasins.

Un observateur sensible aux remarques de William Labov pourrait, sans doute, constater qu’une stratification liée à la prononciation de certains mots est également repérable à Avignon, et ce particulièrement en temps de festival. Alors que la manifestation brasse une grande diversité de populations au cœur de juillet, il vaut la peine d’analyser les manières de prononcer des mots aussi communs que celui de « festival ». L’évidence s’impose très vite. Tout le monde ne prononce pas le /a/ de festival de la même manière. On entend simultanément : Festiv/a/l, Festiv/a-a/l , Festiv/hall/ ou (plus provençal) Festiv/ale/. Que nous révèlent ces façons de dire ? Y aurait-il, au sein du Festival, des groupes identifiables par leur prononciation ou leur intonation ? Prononce-t-on de manière différente la dernière syllabe du mot selon qu’on est dans le « In » et dans le Off ? Est-ce que des facteurs autres que l’origine géographique et l’appartenance sociale sont en jeu dans la manière de faire plus ou moins traîner le /a/ de Festival ? Quelle est la signification de l’allongement tendanciel du /a/ ? Peut-on imiter une façon de dire festiv/a-a/l pour avoir l’air d’appartenir à un groupe plutôt qu’à un autre et masquer son ancrage social véritable ? Existe-t-il un conflit de reconnaissance mutuelle entre festivaliers inhérent aux prononciations du mot ? Ces façons de dire ont-elles pour fonction de légitimer la valeur que l’on accorde à des pièces, à des attitudes ou à des styles ? Il n’existe pas de réponse catégorique à toutes ces questions : il serait ridicule de vouloir diviser l’univers des festivaliers en groupes « réels » (Vauclusiens contre Parisiens, « professionnels » de la culture contre amateurs pétris de bonne volonté, etc.). Une rencontre de ce type suppose que l’on puisse aussi jouer sa carte de spectateur en se faisant passer pour un autre, ou, pour dire les choses plus sociologiquement, de marquer une « distance au rôle », de se détacher partiellement de soi-même dans une confrontation réflexive avec la bonne manière de dire, comme Erving Goffman en avait l’analyse. Chaque individu peut utiliser alternativement les différentes prononciations dans des contextes différents. Dans le brouhaha qui caractérise la manifestation, il n’est pas sûr d’ailleurs que les interlocuteurs décodent toujours la longueur du a de manière appropriée. La dimension festive et « participative » de l’affaire produit de l’ambivalence et du flou. Néanmoins, une chose est remarquable : pendant très longtemps, on a décrit le Festival d’Avignon comme “un festival parisien“. Or, les données produites par l’ensemble des enquêtes sur les publics d’Avignon montrent que les publics majoritaires en nombre sont des locaux ou des régionaux. Pourtant ce réajustement statistique ne parvient pas totalement à corriger l’impression que la manière parisienne de prononcer le mot Festival continue de dominer l’ensemble des discours.

En réalité, et ce n’est pas rien, les Parisiens représentent en moyenne 23 % du public et en constituent la troisième fraction la plus importante. Il faudrait aussi s’attacher plus longuement à décrire ce que c’est qu’être parisien : mais ceci est une autre histoire. Les habitants de la capitale sont loin d’être les seuls à conférer au Festival sa couleur sonore. On évoque aussi en ville la prononciation caractéristique d’un ancien directeur du Festival qui n’aurait pas été fâché d’avoir un festival plus parisien, tout en comprenant aisément l’avantage qui consistait à avoir un fond de public local et régional. Il est vrai qu’au Festival, on parle le plus souvent « pointu ». C’est ainsi qu’un phénomène étrange transforme une partie des publics locaux et régionaux : à l’oreille de leurs voisins comme à celle des touristes, ils ne sont soudainement plus du « coin » et on l’on peut entendre fréquemment des : « Ah bon, tu es avignonnais ? » qui témoignent de cette déstabilisation langagière. On remarque aussi que le Festival demande à ses participants, y compris avignonnais, d’éprouver un sentiment d’étrangeté, de dépaysement ou d’exotisme, à l’égard la ville linguistiquement transformée.

Le Festival a sédimenté au cours du temps des manières de parler et des façons de s’aborder, au café ou dans les files d’attente qui ont donné, peut-être autant que la programmation, son style unique au Festival. Un véritable lexique de l’action culturelle s’y est constitué : la décentralisation, la démocratie culturelle, le théâtre public, l’institutionnel, l’alternatif, le « In », le Off, le Off-Off, le hors-champ sont devenus des termes familiers : autant de lieux de mémoire langagiers qui s’apparentent aux espaces théâtraux ou au souvenir de soirées héroïques. Le Festival d’Avignon est toujours bien autre chose que de simples soirées théâtrales : il est le lieu d’élaboration, par des acteurs très divers et souvent anonymes, d’une configuration politico-culturelle dont il n’est pas d’autre exemple.

Un festivalier se construit
Dans sa pièce intitulée Oleanna, David Mamet, l’écrivain et scénariste, au travers de John, professeur d’université s’adressant à Carol, une étudiante, avec qui il est en conflit, personnifie ce problème d’ajustement social :

CAROL. Mais comment pouvez-vous dire ça ? Que l’université…
JOHN. … C’est mon boulot, vous ne savez pas ?
CAROL. Quoi ?
JOHN. De vous provoquer.
CAROL. Non.
JOHN. Et si, pourtant.
CAROL. De me provoquer ?
JOHN. Exactement.
CAROL. De me mettre hors de moi ?
JOHN. Parfaitement. De vous obliger à …
CAROL. Votre travail consiste à me mettre hors de moi ?
JOHN. De vous obliger à …écouter (Pause) : Ah. (Pause.) Quand j’étais jeune quelqu’un m’a dit, tenez-vous bien, que les riches copulent moins souvent que les pauvres. Mais quand ils le font, ils ont plus de vêtements à enlever que les pauvres. Des années durant. Des années, notez bien, j’ai comparé à ce dicton mes propres expériences, pour trouver, aha, ou que c’était le même principe, ou que ah, c’était une variante.
CAROL. Qu’est ce que cela voulait dire ?
JOHN. Rien. C’était un truc idiot qu’un camarade de classe m’avait raconté quand on avait dix ans, et qui n’a pas cessé de me tracasser. (Pause) Quelqu’un vous a dit que l’enseignement supérieur est un acquis indiscutable. Cette notion vous est si chère que ça vous met en colère si je m’avise de la remettre en question. Bon. Bon. Mais n’est ce pas précisément ces choses-là qu’il faut remettre en question ? Je prétends que, depuis la guerre, l’enseignement supérieur est devenu un tel acquis, et une telle nécessité mondaine, que ceux qui aspirent à faire partie de la nouvelle grande bourgeoisie doivent nécessairement épouser cette idée, c’est comme un droit imprescriptible, nous avons cessé de nous demander « À quoi ça sert ? ». (Pause.) Pour quelles raisons est-ce qu’on peut décider à bon escient de suivre des études supérieures.
Un : l’amour des études.
Deux : acquérir la maîtrise d’un talent.
Trois : une promotion sur le plan économique .

Par habitude, peu de crédit est accordé aux comportements des publics du festival qualifiables de rationnel. Bons élèves, suiveurs, pèlerins, snobs, au mieux découvreurs, quand elles ne relèvent strictement de la bonne volonté culturelle, leurs pratiques sont subordonnées soit à de la magie, soit à du grégarisme. Peu interroge le public de théâtre comme Denis Guénoun lorsqu’il questionne l'assemblée théâtrale (la collectivité formée par le public et les acteurs) dans sa nécessité : du sens de cette réunion au regard porté sur ceux qui sont en dehors. On ne demande pas pour quelles raisons est-ce qu’on peut décider à bon escient d’aller [au théâtre au Festival d’Avignon] ? Et on doit encore moins répondre :

• Un : l’amour [du théâtre ou-et du Festival].
• Deux : acquérir la maîtrise d’un talent [d’une expertise].
• Trois : une promotion sur le plan [social par une valorisation de sa culture].

> Un : l’amour
Les deux dernières modalités ne recouvrent pas l’ensemble des différentes manières de participer au festival et lorsqu’elles sont investies par des spectateurs, il est bien évident, que la fréquentation de l’objet théâtral, le « Un : l’amour », ne doit pas être évacuée du fait du même de leur fréquentation festivalière. L’amour avignonnais est débordant, est une forme de latin love qui met en écho le festival et la scène : venir au Festival d’Avignon, c’est aller jusqu’à incarner des conflits de classes dans une catharsis prodigue jusque dans les rues et les bars. Il ne faut pas surinvestir uniformément les spectateurs de cette intention en imaginant un public militant du théâtre en permanence à tous les coins de rue, même si à tous les coins de rue, le théâtre est en discussion. Dans sa forme, le Festival d’Avignon propose une idéologie où tout le monde peut prendre part ou sa part de conflit.

> Deux : acquérir la maîtrise d’un talent
Les festivaliers construisent une expertise à Avignon, car c’est un lieu de définition de la qualité artistique, en laissant aux individus la capacité de la définir et de l’attribuer aussi bien à des objets prestigieux intellectuellement qu’à des objets vulgaires [C’est un lieu de] relativi[sation de ] de la distinction hiérarchique établie entre les professionnels de la culture et les simples usagers, la compétence à juger de l’art n’étant pas réservée aux artistes reconnus professionnellement et aux produits de leurs activités. . Le monde du Festival confronte une expertise ordinaire et la professionnelle. La distinction devient encore plus ténue et, même, ambiguës au regard de ces critiques amateurs par la presse locale engagés et non rémunérés. De la même manière, la présence de professeurs mais aussi le statut des myriades de stagiaires interroge Avignon, à la fois, comme lieu de formation au monde la culture et comme lieu de professionnalisation.

>Trois : une promotion
Ce point est important, car il définit, y compris et même particulièrement, chez ceux qui pratiquent assidûment et fidèlement, ce que les festivaliers ramènent avec eux d’Avignon : une appartenance au monde du théâtre et le rôle de prescription culturelle que l’on peut endosser sur son propre territoire culturel et géographique.


Un public se constitue…

Une question qui mérite d’être posée à toute enquête sur le public est bien celle esquissée dans l’introduction en rappelant l’histoire du bateau de Thésée que les Athéniens conservèrent en l’état au fil des ans en substituant aux vieilles pièces de bois des pièces neuves : quelle est la part de permanence et quelle est la part du changement qui composent cette entité que l’on désigne sous la représentation, l’idée, le mot, voire le concept de « public » ? Pour le dire autrement, de quoi dépend cette dynamique qui nous donne, jusque dans les chiffres statistiques, l’illusion que parler du ou des publics de telle ou telle institution a un sens alors même que l’on constate, sur la durée, combien les entrées et les sorties de nombre de spectateurs sont fréquentes et qu’il nous est impossible de prétendre que l’on a toujours affaire au même public ?

En corollaire à ces deux questions et à l’histoire du bateau de Thésée rapportée par Plutarque, il s’agirait, de se demander - et c’est là la question qui articule l’ensemble de ce travail – si, pour décrire l’identité d’un objet, il n’est pas, avant toute chose, essentiel de se demander s’il existe (ou non) un principe qui régule la permanence et le changement de ce qu’il est, et donc de ce qu’il devient. Est-ce que la fréquence et l’ordre des opérations de réparation qui permettent de maintenir en l’état le bateau de Thésée n’est pas un indicateur tout aussi important pour dire ce qu’est ce bateau que ne l’est le nombre et la forme de pièces qui la composent ? De fait, lorsque l’on pose cette question, on se doit également d’interroger ce dont dépendent cette fréquence et cet ordre des opérations de changement des pièces du bateau qui assurent sa pérennité. De la même manière, l’enquête sur les spectateurs d’Avignon, parce qu’inscrite sur une longue durée, permet d’approcher permanence et changement de l’entité « public » du festival ; de la même manière également, l’on peut se demander si la dynamique à l’œuvre qui implique que de nouveaux spectateurs arrivent et que d’autres abandonnent la manifestation au fil du temps n’est pas tout aussi importante pour éprouver « l’identité » du ou des publics avignonnais que ce que laisse saisir une sociomorphologie détaillée des pratiques de ses spectateurs.

En poursuivant l’hypothèse sous-jacente au renouvellement des spectateurs, on pourrait ainsi penser que pour être à Avignon, il faut avoir envie de « trouver sa place » ; pour revenir à Avignon, il faut pouvoir « la retrouver ». Ces changements dans la composition d’un public qui sont difficilement mesurables dans une structure culturelle qui reçoit des publics tout au long de l’année, deviennent, pour l’observateur, manifestes d’un festival à l’autre lorsqu’un an minimum sépare deux participations festivalières. Cette période minimale entre deux participations festivalières correspond à ce qu’on appelle une hibernation. L’hibernation possède un pendant estival connu sous le terme d’estivation. Ce terme, qui caractérise à nos yeux le mode de fréquentation des festivals, peut être décrit en tant qu’une période d’engourdissement, une suspension des pratiques qui définit un rythme de fréquentation : les sorties aussi marquées que les entrées des participants dans une carrière décrivent, de fait, un régime intermittent de leurs pratiques culturelles. Pendant, combien de temps peux me passer d’une pratique qui m’est chère ? Et au-delà, quels sont les moyens que j’y mets ?

…puis on veut le renouveler

Le Festival d’Avignon est une épreuve corporelle pour ceux qui le font. Et c’est cette épreuve corporelle qui plus qu’ailleurs est censée garantir l’expérience esthétique : un moment marquant qui nous redonne depuis le présent à relire notre passé et nos projets.
Dès la fin avril, le montage de la Cour d’Honneur commence et ce n’est qu’au début du mois de septembre qu’elle est démontée. Dès juin, les compagnies du Off amènent puis stockent leur décor, installent leurs projecteurs, commencent les filages. Dans le Off, l’épreuve induite par le rythme et la durée du festival, aux alentours des vingt-cinq représentations, est redoublée par les changements quotidiens de décors : dans la journée, jusqu’à neuf spectacles peuvent se succéder sur la même scène et donc neuf installations et désinstallations de décors. Le festival nécessite de ses producteurs non seulement une tension corporelle longue et soutenue, mais aussi une affectation différente de leur corps. Par exemple, si l’attachée de presse a bien une fonction au Festival d’Avignon, son corps est désaffecté par ses interlocuteurs habituels dans les équipements implantés à l’année . En effet, lorsqu’il y a une demande de contact plus développée avec les producteurs de la pièce que celle qui existe lors de sa représentation, les journalistes comme le public sollicitent le corps de l’artiste, celui du metteur en scène ou encore plus, le comédien. En fait, le corps de l’attaché de presse perd sa qualité de médiateur de l’œuvre théâtrale et de l’artiste : le dossier de presse est nécessaire mais insuffisant, l’artiste doit rencontrer directement le journaliste, le public. Cette sollicitation particulière du corps de l’artiste vient aussi du fait qu’au Festival d’Avignon, on sait que le metteur en scène ou le comédien sont aussi dans la ville et que l’on peut les voir, les rencontrer et même passer à l’occasion pour l’un d’eux. Le petit mythe construit autour de « la Civette, ce café-tabac sans couleur ni prétention […]cœur parlant du festival » , relève de cette coexistence des corps des producteurs du théâtre et du corps des spectateurs dans la ville : à la Civette, place de l’horloge, on pouvait croiser et parler avec Jean Vilar et Gérard Philipe.

La sollicitation et la réaffectation corporelles de ceux qui font le théâtre sont liées à cette coexistence avec le public dans la ville, mais les conditions mêmes de la scène sont plus rudes car les vocations initiales des lieux accueillant du théâtre à Avignon ne sont pas, à l’exception de l’opéra-théâtre, en rapport avec leur office originel. Bien que les “garages“ réaffectés en théâtre aient fait une partie de la réputation inconfortable du Off, il faut remarquer que ces “garages“ étaient souvent à l’origine voués à d’autres usages, certes, parfois des écuries mais aussi des ateliers ou comme le théâtre de l’Oulle, situé place Crillon, une ancienne salle des ventes. À ces transformations fixes de lieux, il faut ajouter des réaffectations plus temporaires comme celles de cinéma de l’intra-muros qui pendant le festival transforment leur dispositif pour accueillir des spectacles. Les climatisations et l’équipement techniques de ces salles ont largement adouci les conditions de la représentation, néanmoins ce sont des conditions de production particulières au Festival. Il reste que la réaffectation théâtrale avignonnaise la plus emblématique est celle de la Cour d’Honneur du Palais des Papes depuis 1947 .

Cette sollicitation particulière, conséquente à la réaffectation de la ville et de ses lieux, ne concerne pas uniquement ceux qui font le théâtre, elle concerne tout autant ceux qui en sont les spectateurs, ses publics. Aller voir une pièce au festival, ce n’est pas aller traditionnellement au théâtre : à Avignon, on a chaud avec le comédien dans le Off et froid avec lui dans le In. Dans la mesure où, comme le souligne Jean-Marc Leveratto, « le spectacle est une épreuve par le corps des effets que des corps produisent les uns sur les autres, épreuve qui suppose mon consentement et celui de la société dans laquelle il s’inscrit » , le fait de la réaffectation festivalière et théâtrale de la ville et de ses lieux implique une sollicitation corporelle différente du spectateur. Plus qu’ailleurs, le spectateur partage une épreuve physique avec ce que Jean Vilar appelle la communauté des spectateurs mais aussi, les comédiens. Ainsi, en 2000, lorsque dans la Cour d’Honneur, le metteur en scène Jacques Lassalle dirige Isabelle Huppert en Médée, la scène était en grande partie occupée par un plan d’eau où la comédienne devait régulièrement baigner sa tête avant de réciter son texte. Cette humidité et son épreuve lors des soirs de mistral étaient partagées par le spectateur avec la comédienne mais aussi avec le reste du public.

De fait, le premier engagement du spectateur passe par son corps et l’apprentissage qu’il fait de celui-ci en situation. On peut constater, par exemple, comment dans la salle de cinéma, l’enfant doit apprendre à domestiquer son corps et à le tenir immobile le temps d’un film (contrairement à ce qu’il fait chez lui en regardant la télévision, peu contraignante). Ces fauteuils de cinéma, fauteuils de « grands » ne sont certes pas faits pour lui, pourtant, ils vont le renseigner mieux sur lui-même grâce à la mesure que prend son corps, mais également grâce la projection qu’il peut faire suite à cette expérience de sa future condition de public : il se mesure à l’autre bien mieux qu’il ne pourrait le faire sur toutes les chaises ergonomiques qui lui seraient spécialement destinées.

Plus tard, certains apprennent l’inconfort des salles de théâtre où la résistance au fauteuil entraîne parfois des crampes qui ne sont pas toujours musculaires. Cependant, lorsqu’on a la chance de vivre une première émotion théâtrale qui nous amène à penser que quelque chose se passe dans ces lieux et qu’on y a peut-être notre place, on est souvent poussé à reconduire l’expérience. Ce que nous appelons « chance » ici, on le sait, n’est pas le fruit du hasard, et quand bien même les déterminismes sociaux ne parviennent pas entièrement à expliquer « la chance de la première expérience esthétique », on ne peut ignorer qu’au sein du public d’une scène nationale, comme par exemple celle de Cavaillon, mais cela vaut pour bien d’autres structures culturelles fondées dans un esprit de démocratisation culturelle, les publics ouvriers représentent rarement plus 1 % du public total .

Si la catégorie socio-professionnelle reste une indication quant au groupe d’appartenance sociale dans lequel on a potentiellement plus de chance que dans un autre de favoriser l’entrée ou la non-entrée possible dans une carrière de spectateur, cette dernière est rarement convoquée pour expliquer les « sorties de carrière » de spectateur. Il faut souligner néanmoins que très peu d’enquêtes sur les pratiques culturelles se sont intéressées à la question des arrêts d’une pratique, et qu’en conséquence, peu de résultats concrets existent pour comprendre ce qui influence ce que nous avons appeler ici la sortie d’une carrière de spectateur. Bien que rares, les justifications de sortie de pratique existent. La justification la plus explicite que nous avons récoltée en dix ans d’enquête est une lettre reçue à l’occasion d’un retour postal de questionnaire, et cet exemple, on va le découvrir, nous ramène très directement à la mesure prise par le corps du spectateur.

Cette lettre a été reçue durant à la fin de l’été 2000 à l’université d’Avignon puisque c’est cette adresse qui figurait en bas du questionnaire afin d’offrir la possibilité d’effectuer un retour postal après la fin du festival (il existe toujours une minorité de spectateurs qui préfèrent « prendre leur temps » pour remplir le questionnaire et qui préfèrent le retour par voie de poste). Contrairement à la plupart des autres courriers qui étaient tous des courriers formels d’accompagnement du retour postal du questionnaire où les spectateurs se restreignent à indiquer leurs coordonnées et à exprimer quelques remarques à propos de l’enquête ou du festival, cette lettre était directement adressée aux sociologues, responsables scientifiques de l’enquête. Nous la reproduisons ci-dessous in extenso :

Carpentras, le 9 août 2000

Pour Messieurs Les sociologues, responsables scientifiques de l’enquête sur les publics du Festival

Messieurs,

Je sais que vous êtes sociologues et que vous vous occupez des publics au Festival d’Avignon et c’est pourquoi je tiens à m’adresser directement à vous plutôt qu’à la direction du festival espérant que vous comprendrez pourquoi. En effet, ma femme et moi avons décidé, cette année de ne plus revenir à Avignon. Mais avant que de quitter avec une tristesse extrême cette Cour d’honneur qui a nourri durant de si belles années notre dignité de spectateur, nous tenions à vous expliquer, à vous, pourquoi nous serons désormais définitivement absents de ce lieu magique. Rassurez d’emblée les organisateurs de la manifestation, ce ne sont pas les spectacles qui sont la cause de notre démission. Le problème est plus sensible, plus profond, plus délicat à dire.
Ma femme et moi pesons chacun près de 130 kilos. Le temps qui passe a fait un drôle d’ouvrage sur nos corps. Du laissez aller comme l’on dit. Le problème est que nous ne doutions pas que chaque nouveau kilo encaissé nous a peu à peu éloignés de ces pratiques culturelles qui ont fait toute notre vie. Le festival était chaque année au rendez-vous qui nous donnait le plus de joie et de plaisir. Il faut avouer que la manifestation avignonnaise était plus facile à vivre pour nous que ces théâtres municipaux et autres scènes nationales. Le regard des autres spectateurs y a longtemps été, si j’ose dire, moins lourd, moins humiliant.
Pour que vous compreniez bien, il faut tout de même que vous sachiez que l’année dernière, dans notre scène nationale, la « grosse dame et le gros monsieur », comme disent les enfants, se sont vus suggérer par la responsable des relations publiques, l’idée de retenir trois places au lieu de deux pour le « confort de tout le monde ». Trois places pour deux, histoire de continuer à se sentir à notre place pour ne gêner personne. Soit. Je me souviens encore de ce « c’est pas mieux comme ça ? vous devriez en faire autant partout où vous allez… » qu’a ajouté ladite relation publique lorsqu’elle a constaté que nous avions suivi ses conseils. Mais ce qui est à la limite du jouable dans une scène nationale, prend des contours bien plus compliqués à la location du festival. « Trois places dans la Cour ? oui nous avons bien trois places, mais vous serez séparés de deux rangs… » « mais Madame, je vous explique, nous sommes obligés de prendre ces trois places côte à côte car nous sommes, un peu forts » « Ah… Ok, pas de soucis, on peut régler votre problème, mais il faut vous adresser au service en charge des personnes handicapées qui s’occupera de vous »…
Vous rappelez souvent, messieurs les sociologues, que le projet de Vilar était de réunir, toutes les catégories sociales dans les travées de la Cour d’honneur, « petit boutiquier et haut magistrat, ouvrier et agent de change, facteur des pauvres et professeur agrégé » selon la formule consacrée. Certes il n’y a rien d’exhaustif dans cette liste, mais, je suis, à peu près sûr que Monsieur Vilar, comme tous ceux qui après lui rabâchent cette liste incantatoire, ne pensent jamais à nous, les personnes obèses. Vous comprenez, Messieurs les sociologues, pourquoi cette lettre s’adresse à vous : vous êtes sans doute les mieux placés pour comprendre comme notre gros corps interroge tout ce qui constitue, par défaut, la place du spectateur, une place normalisée, normalisante et normalisatrice. Nous ne reviendrons plus à Avignon car nous ne voulons pas vivre notre passion du théâtre comme un handicap culturel.
Nous vous laissons libres, messieurs les sociologues, de transmettre ou non ces propos à Mr Faivre d’Arcier, car nous ne savons pas si les grands responsables culturels de notre pays afférés à parler de la démocratisation culturelle sont en mesure de comprendre une situation comme la nôtre, que partagent pourtant tant de personnes. Et ce, qu’elles soient obèses ou non.
Vous n’imaginez pas combien le regard des publics de la culture peut impliquer les corps, les physiques, les apparences, et combien ces regards-là font, dans la plus grande indifférence, mais avec une efficacité certaine, leur œuvre d’exclusion à l’égard de ceux qui n’affichent pas la différence qui convient.
Nous vous prions, de recevoir, Messieurs, nos plus cordiales salutations,

Mr et Mme De la T.

Le questionnaire qui accompagne la lettre corrobore un certain nombre de variables dont il est fait état dans le texte lui-même, variables que l’on peut compléter au vu des autres variables d’état qui définissent le talon sociologique de ce spectateur : c’est l’homme qui a rempli le questionnaire, son niveau d’études est à BAC + 5, il exerce la profession de kinésithérapeute, est marié, il a participé exactement 11 fois au Festival d’Avignon. Lors de la dernière édition, à l’occasion de laquelle le questionnaire a été rempli, il a vu 18 spectacles dont 4 dans le « In » et le reste dans le Off. Il est allé au théâtre 5 fois depuis un an.

Bien entendu, cette lettre, présentée là comme une explication fournie spontanément par un ex-festivalier pour expliquer sa défection ne fournit pas assez d’éléments susceptibles d’être généralisés à toutes les défections de participation au Festival d’Avignon. On imagine cela d’autant mieux que la première raison invoquée ici pour justifier l’arrêt de la pratique - une prise de poids excessive – renvoie à une histoire individuelle très singulière. Cependant, si l’on a choisi de la faire figurer ici, en guise d’illustration, c’est parce que cette histoire interroge l’abandon d’une pratique malgré le désir affiché de la poursuivre : « ce ne sont pas les spectacles qui sont la cause de notre démission». Cet ex-festivalier fait référence à sa place de spectateur objectivée par son corps comme « une place normalisée, normalisante et normalisatrice » en suggérant que l’implication sociale que demande une pratique culturelle passe par le fait d’effectuer cette pratique dans ce que l’on pourrait appeler « de bonnes dispositions ». C’est ainsi qu’il faut comprendre cette prise de conscience exprimée par une expression comme « ceux qui n’affichent pas la différence qui convient » pour caractériser ceux qui s’écartent de ce qui se révèle comme un mode d’appartenance minimal à ce qu’on attend d’un pratiquant culturel. On objectera, sans doute à juste titre, que contrairement à l’exemple présenté ici, l’inventaire des traits qui constitueraient ce mode d’appartenance minimal à ce qu’on attend d’un pratiquant culturel fonctionne plutôt comme seuil à franchir à l’entrée dans une pratique plutôt que comme facteur de sortie. Néanmoins, ce que l’on retiendra d’un tel témoignage, c’est la manière dont s’exercent d’une façon permanente et de façon plus ou moins ouverte – « avec une efficacité certaine » - les multiples rappels à l’ordre à ce mode d’appartenance. Le festival, que certains ont qualifié aux origines d’un festival en bras de chemise pour signifier que l’ambition de Vilar était s’affranchir des barrières sociales imposées par les grands théâtres parisiens, comporte, on le constate, lui aussi des cadres d’acceptation et d’exclusion ici mis en évidence. C’est pour le sociologue aussi une façon de réinterroger la notion de renouvellement des publics qui, même si elle est pratique, apparaît comme très idéologique.

En tant que tel, le cas de sortie de pratique rapporté par la lettre de Monsieur et Madame De la T. pourrait n’être considéré que comme un « beau cas » ou un « cas-limite » porteur de toutes les justifications explicatives pour comprendre une situation intime qu’il serait difficile d’atteindre sans l’apport d’un témoignage aussi probant. S’il ne peut donc difficile de tirer une généralisation de l’ensemble des arguments présentés dans « ce beau cas », il en est un qui illustre et qui renvoie très directement à un comportement qui caractérise les participants festivaliers. En effet, lorsque Monsieur et Madame T. écrivent «le problème est que nous ne doutions pas que chaque nouveau kilo encaissé nous a peu à peu éloignés de ces pratiques culturelles qui ont fait toute notre vie », ils font supporter à leurs kilos en trop une forme de questionnement que l’on retrouve sur d’autres plans chez la plupart des festivaliers année après année. Ce questionnement peut se résumer ainsi : « est-ce que toutes les conditions sont réunies pour nous donner l’envie de revenir au festival cette année ? » Chaque campagne festivalière s’organise autour d’une préparation minimale – on choisit ou l’on parie sur un programme et sur le fait que l’on passera un bon moment – et sur un bilan après-campagne – est-ce que nos attentes ont été rassasiées ? Avons-nous encore notre place pour frayer notre chemin dans cette offre qui change ? -. Comme le soulignent Jean-Claude Passeron et Jacques Revel : « lorsque des concepts descriptifs d’une grille d’observation produisent des connaissances, c’est qu’ils ont permis d’observer des phénomènes qui n’étaient pas observables avant qu’une reconfiguration théorique des concepts qui les rendent descriptibles ne les ait rendus concevables » Ce qui est rendu concevable ici, c’est le sens que l’on peut attribuer à la notion de campagne festivalière . Car ce que l’on analyse lorsque l’on observe les publics du Festival d’Avignon, c’est non seulement une adhésion à une programmation, mais à une programmation que l’on met peu à peu en perspective avec l’ensemble des saisons auxquelles on a participé et avec une certaine manière représentation que l’on a de la manifestation.

A voir aussi :
Ethis, E., Fabiani, J-L., Malinas, D., 2008, Avignon ou le public participant. Une sociologie du spectateur réinventé, Montpellier : L’entretemps éditions.
Fabiani, J-L, 2008, L’éducation populaire et le théâtre. Le public d’Avignon en action, Grenoble : PUG.
Malinas, D, 2008, Portrait des festivaliers d’Avignon. Transmettre une fois ? Pour toujours ? Grenoble : PUG.
Pamart, E., 2008, « Pour une reterritorialisation des politiques culturelles intercommunales : l’invention d’un dispositif, le cas « Scènes et Cinés » », in Appel, V., Bando, C., Boulanger, H., Crenn, G., Croissant, V., Toullec, B., La mise en culture des territoires, nouvelles formes de culture événementielle et initiatives des collectivités locales, Nancy : Presses universitaires de Nancy.

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