jeudi, mars 29, 2007

LA PERFORMANCE DES VULNERABLES


LA PERFORMANCE DES VULNERABLES
par Emmanuel Ethis, Jean-Louis Fabiani et Damien Malinas
un texte écrit en juillet 2003 suite à la crise d'Avignon
( La performance des vulnérables, Avignon : des lycéens aux intermittents - Alix de Montaigu)

Il n’a suffi que de quelques éditions au Festival d’Avignon pour s’imposer en tant que lieu rituel de mise en tension des trajectoires et des projets de l’aventure théâtrale nationale et européenne. Rêvée toute l’année, la confrontation avec les pairs et le public est simultanément une fête et une épreuve. Dans un métier où l’évaluation est toujours vécue comme un jugement sur la personne, où la convivialité ne va pas sans brutalité, le temps du Festival est celui où l’approfondissement de soi permanent qu’implique le métier d’acteur se mue en extraversion. Un festival ordinaire est toujours au bord de la crise, dans un univers où les chances de montrer son travail sont rares, où persiste la disproportion entre, d’un côté, l’intensité de l’effort de préparation, de mobilisation et de coordination et, de l’autre, la rareté des fenêtres où l’on peut être vu et aimé. La vie d’artiste impose le choix de l’incertitude maximale et exile les candidats par rapport aux régularités tranquilles de la société ordinaire : elle crée une sorte d’aristocratie aux faibles ressources, mais où la promesse d’un parcours réinventé chaque jour est la rétribution.

La crise des intermittents rompt le pacte qui repose sur l’échange admis entre l’incertitude et la liberté : ne reste que la certitude du désespoir, de l’interruption du jeu. Ce n’est pas la défense d’un style de vie où un minimum de confort qui est en jeu. La menace porte sur quelque chose de beaucoup plus diffus et de beaucoup plus fort : la possibilité même de se jouer des déterminations sociales en jouant, de se maintenir en suspension dans l’ordre social, de ménager un chemin de liberté qui a son coût social, mais dont la crise révèle soudain l’énormité. Que se passe-t-il lorsqu’on cesse de jouer à être un autre pour être réduit à être un simple individu social ? Les visages et les corps disent l’anxiété de cette fin de partie annoncée. Le paradoxe de l’action collective éclate : pour certains, il s’agit de ne plus jouer pour continuer à jouer, pour d’autres, il s’agit de jouer à n’importe quel prix, pour sauver sa peau d’artiste. La menace redoutée installe des arguments qui justifient les attitudes les plus contradictoires.

L’interruption est momentanée, mais qui sait ? Dans la suspension, il y a toujours l’anxiété de la fermeture définitive. Le festival est installé dans la durée : n’est-il pas aujourd’hui une tradition nationale, bâtie sur une chaîne intergénérationnelle faites d’émotions, de plaisirs partagés mais aussi de disputes. De disputes, de conflits sévères, certes, mais pas comme ça, pas au point que la mort du théâtre ne devienne une possibilité. Et les corps disent, plus que les slogans, le prix qu’on attache à être ici ensemble dans un lieu de mémoire par excellence dont on ne sait plus si l’est un lieu d’avenir. Nous avons tellement joué avec la mort du théâtre que nous sommes surpris, presque interdits, par cet arrêt de jeu.

On ne joue plus. Mais si l’on joue, on fait le jeu de l’ennemi… On joue. Mais si l’on ne joue pas, on fait le jeu du même ennemi. Impasses. Dilemmes. Surtout lorsqu’on sent qu’on n’existe pas hors du jeu. Avignon 2003 : nous savons désormais que les institutions sont mortelles. Nous célébrons un passé mythique, oubliant qu’il fut souvent cruel, parce que nous ne pouvons plus nous appuyer sur la promesse et le pacte fondateur : celui d’une communauté participative que les exigences comptables tiennent en un douloureux suspens. Avignon 2003 : pendant que BFA éteint à l’Espace Jeanne Laurent les bougies son dernier festival, on entend monter de l’ombre de l’entrée du Palais des Papes le souffle d’un harmonica ou d’un bandonéon qui joue l’air des trompettes de Maurice Jarre annonciatrices d’un spectacle qui, ce soir, ne n’aura pas lieu. La place du Palais est déserte. D’aucuns imaginent que c’est Denis Lavant qui joue là les fantômes. Mais l’on n’a jamais surpris ou jamais voulu surprendre ce musicien qui rappelle aux passants ce qui aurait pu être et qui n’est pas ; crainte de briser, sans doute, la performance fragile d’un vulnérable. C’est alors que nous sentons là la valeur immense que nous attachons à ces semaines de juillet, à ces rencontres légères et ces soirées tempétueuses où s’exprime, pour tous, artistes et publics, la nécessité de jouer. Avignon 2003 : une fin soudain possible. Ariane Mnouchkine est propulsée au milieu des forums où les publics n’ont d’autre choix que de devenir des « solidaires ». Alain Léonard est lui aussi solidaire. Avignon 2003 : le Festival n’aura pas lieu. La Maison Jean Vilar devient un refuge. Les commerçants de la ville soutiennent le off ! Alain Léonard est toujours solidaire et Marianne James fait salle comble tous les soirs. Avignon 2003 : le Festival n’a pas eu lieu

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