lundi, juillet 21, 2008

Mensurations du Festival d’Avignon Rythme, entrées & sorties


Mensurations du Festival d’Avignon
Rythme, entrées & sorties


«Quelques mesures pour indiquer que le drame continue quelque chose…»

Paul Claudel



La plupart des enquêtes de fréquentations qui touchent à une institution culturelle, une pratique singulière (théâtre, danse, cinéma, etc.), ou plus généralement qui décrivent les publics de la culture considèrent comme allant de soi, c’est-à-dire comme un préalable, l’entité « public ». Elles essaient d’en dessiner les contours tantôt statistiques, tantôt plus qualitatifs. Cependant, la notion même de public y est rarement interrogée dans ce qu’elle apporte par rapport à la notion de spectateur, plus exactement, de somme de spectateurs. Les propriétés que ces enquêtes prêtent à cette entité « public » présupposent, de fait, que les traits esquissés par l’enquête entretiennent bel et bien, tantôt numériquement, tantôt qualitativement, une relation identitaire avec la totalité réelle des spectateurs qui fondent ce public.

Pourtant la question qui mérite d’être posée à toute enquête sur le public est bien celle exposée par l’histoire du bateau de Thésée que les Athéniens conservèrent en l’état au fil des ans en substituant aux vieilles pièces de bois des pièces neuves : quelle est la part de permanence et quelle est la part du changement qui composent cette entité que l’on désigne sous la représentation, l’idée, le mot, voire le concept de « public » ? Pour le dire autrement, de quoi dépend cette dynamique qui nous donne, jusque dans les chiffres statistiques, l’illusion que parler du ou des publics de telle ou telle institution a un sens alors même que l’on constate, sur la durée, combien les entrées et les sorties de nombre de spectateurs sont fréquentes et qu’il nous est impossible de prétendre que l’on a toujours affaire au même public ?

Poursuivre l’hypothèse sous-jacente au renouvellement des spectateurs, c’est penser que pour être à Avignon, il faut avoir envie de « trouver sa place » ; pour revenir à Avignon, il faut pouvoir « la retrouver ». Ces changements dans la composition d’un public qui sont difficilement mesurables dans une structure culturelle qui reçoit des publics tout au long de l’année, deviennent, pour l’observateur, manifestes d’un festival à l’autre lorsqu’un an minimum sépare deux participations festivalières. Cette période minimale entre deux participations festivalières correspond à ce qu’on appelle une hibernation. L’hibernation possède un pendant estival connu sous le terme d’estivation. Ce mode de fréquentation des festivals qui caractérise à nos yeux peut se décrire en tant qu’une période d’engourdissement, une suspension des pratiques qui définit un rythme de fréquentation : les sorties aussi marquées que les entrées des participants dans une carrière décrivent, de fait, un régime intermittent de leurs pratiques culturelles.

Dans nos corps sont inscrites des histoires sociales

La notion de mensuration se rapporte à la fois à la mesure d’un corps en lui-même et pour lui-même, mais également, c’est le second sens de cette notion, à la mesure d’un corps rapportée aux canons esthétiques, normatifs d’une époque donnée. Le Festival d’Avignon est une épreuve corporelle particulière pour ceux qui le font. Cette sollicitation particulière, conséquente à la réaffectation de la ville et de ses lieux, ne concerne pas uniquement ceux qui font le théâtre, elle concerne tout autant ceux qui en sont les spectateurs, ses publics. Aller voir une pièce au festival, ce n’est pas aller traditionnellement au théâtre : à Avignon, on a chaud avec le comédien dans le Off et froid avec lui dans le In. Dans la mesure où, comme le souligne Jean-Marc Leveratto, « le spectacle est une épreuve par le corps des effets que des corps produisent les uns sur les autres, épreuve qui suppose mon consentement et celui de la société dans laquelle il s’inscrit » , le fait de la réaffectation festivalière et théâtrale de la ville et de ses lieux implique une sollicitation corporelle différente du spectateur. Plus qu’ailleurs, le spectateur partage une épreuve physique avec ce que Jean Vilar appelle la communauté des spectateurs mais aussi, les comédiens.

« Sortie de Cour »

La métaphore corporelle est souvent utilisée pour parler de l’activité du spectateur. Ainsi, à l’instar de Kantorowicz qui évoque les « deux corps du roi » pour exprimer les tensions qui existent entre le corps réel de celui qui est investi du pouvoir royal et le corps virtuel et transcendantal du pouvoir lui-même, Daniel Dayan conçoit tout spectateur comme héritant d’un double corps, « le sien propre et celui du public dont il se perçoit comme le représentant métonymique ». De fait, le premier engagement du spectateur passe par son corps et l’apprentissage qu’il fait de celui-ci en situation. On peut constater, par exemple, comment dans la salle de cinéma, l’enfant doit apprendre à domestiquer son corps et à le tenir immobile le temps d’un film (contrairement à ce qu’il fait chez lui en regardant la télévision, peu contraignante). Si la catégorie socio-professionnelle reste une indication quant au groupe d’appartenance sociale dans lequel on a potentiellement plus de chance que dans un autre de favoriser l’entrée ou la non-entrée possible dans une carrière de spectateur, cette dernière est rarement convoquée pour expliquer les « sorties de carrière » de spectateur. Il faut souligner néanmoins que très peu d’enquêtes sur les pratiques culturelles se sont intéressées à la question des arrêts d’une pratique, et qu’en conséquence, peu de résultats concrets existent pour comprendre ce qui influence ce que nous avons appeler ici la sortie d’une carrière de spectateur. Bien que rares, les justifications de sortie de pratique existent. La justification la plus explicite que nous avons récoltée en dix ans d’enquête est une lettre reçue à l’occasion d’un retour postal de questionnaire, et cet exemple, on va le découvrir, nous ramène très directement à la mesure prise par le corps du spectateur.
Cette lettre a été reçue durant à la fin de l’été 2000 à l’université d’Avignon puisque c’est cette adresse qui figurait en bas du questionnaire afin d’offrir la possibilité d’effectuer un retour postal après la fin du festival (il existe toujours une minorité de spectateurs qui préfèrent « prendre leur temps » pour remplir le questionnaire et qui préfèrent le retour par voie de poste). Contrairement à la plupart des autres courriers qui étaient tous des courriers formels d’accompagnement du retour postal du questionnaire où les spectateurs se restreignent à indiquer leurs coordonnées et à exprimer quelques remarques à propos de l’enquête ou du festival, cette lettre était directement adressée aux sociologues, responsables scientifiques de l’enquête. Nous la reproduisons ci-dessous in extenso :

Carpentras, le 9 août 2000

Pour Messieurs Les sociologues, responsables scientifiques de l’enquête sur les publics du Festival

Messieurs,

Je sais que vous êtes sociologues et que vous vous occupez des publics au Festival d’Avignon et c’est pourquoi je tiens à m’adresser directement à vous plutôt qu’à la direction du festival espérant que vous comprendrez pourquoi. En effet, ma femme et moi avons décidé, cette année de ne plus revenir à Avignon. Mais avant que de quitter avec une tristesse extrême cette Cour d’honneur qui a nourri durant de si belles années notre dignité de spectateur, nous tenions à vous expliquer, à vous, pourquoi nous serons désormais définitivement absents de ce lieu magique. Rassurez d’emblée les organisateurs de la manifestation, ce ne sont pas les spectacles qui sont la cause de notre démission. Le problème est plus sensible, plus profond, plus délicat à dire.
Ma femme et moi pesons chacun près de 130 kilos. Le temps qui passe a fait un drôle d’ouvrage sur nos corps. Du laissez aller comme l’on dit. Le problème est que nous ne doutions pas que chaque nouveau kilo encaissé nous a peu à peu éloignés de ces pratiques culturelles qui ont fait toute notre vie. Le festival était chaque année au rendez-vous qui nous donnait le plus de joie et de plaisir. Il faut avouer que la manifestation avignonnaise était plus facile à vivre pour nous que ces théâtres municipaux et autres scènes nationales. Le regard des autres spectateurs y a longtemps été, si j’ose dire, moins lourd, moins humiliant.
Pour que vous compreniez bien, il faut tout de même que vous sachiez que l’année dernière, dans notre scène nationale, la « grosse dame et le gros monsieur », comme disent les enfants, se sont vus suggérer par la responsable des relations publiques, l’idée de retenir trois places au lieu de deux pour le « confort de tout le monde ». Trois places pour deux, histoire de continuer à se sentir à notre place pour ne gêner personne. Soit. Je me souviens encore de ce « c’est pas mieux comme ça ? vous devriez en faire autant partout où vous allez… » qu’a ajouté ladite relation publique lorsqu’elle a constaté que nous avions suivi ses conseils. Mais ce qui est à la limite du jouable dans une scène nationale, prend des contours bien plus compliqués à la location du festival. « Trois places dans la Cour ? oui nous avons bien trois places, mais vous serez séparés de deux rangs… » « mais Madame, je vous explique, nous sommes obligés de prendre ces trois places côte à côte car nous sommes, un peu forts » « Ah… Ok, pas de soucis, on peut régler votre problème, mais il faut vous adresser au service en charge des personnes handicapées qui s’occupera de vous »…
Vous rappelez souvent, messieurs les sociologues, que le projet de Vilar était de réunir, toutes les catégories sociales dans les travées de la Cour d’honneur, « petit boutiquier et haut magistrat, ouvrier et agent de change, facteur des pauvres et professeur agrégé » selon la formule consacrée. Certes il n’y a rien d’exhaustif dans cette liste, mais, je suis, à peu près sûr que Monsieur Vilar, comme tous ceux qui après lui rabâchent cette liste incantatoire, ne pensent jamais à nous, les personnes obèses. Vous comprenez, Messieurs les sociologues, pourquoi cette lettre s’adresse à vous : vous êtes sans doute les mieux placés pour comprendre comme notre gros corps interroge tout ce qui constitue, par défaut, la place du spectateur, une place normalisée, normalisante et normalisatrice. Nous ne reviendrons plus à Avignon car nous ne voulons pas vivre notre passion du théâtre comme un handicap culturel.
Nous vous laissons libres, messieurs les sociologues, de transmettre ou non ces propos à Mr Faivre d’Arcier, car nous ne savons pas si les grands responsables culturels de notre pays afférés à parler de la démocratisation culturelle sont en mesure de comprendre une situation comme la nôtre, que partagent pourtant tant de personnes. Et ce, qu’elles soient obèses ou non.
Vous n’imaginez pas combien le regard des publics de la culture peut impliquer les corps, les physiques, les apparences, et combien ces regards-là font, dans la plus grande indifférence, mais avec une efficacité certaine, leur œuvre d’exclusion à l’égard de ceux qui n’affichent pas la différence qui convient.
Nous vous prions, de recevoir, Messieurs, nos plus cordiales salutations,

Mr et Mme De la T.

Bien entendu, cette lettre, présentée là comme une explication fournie spontanément par un ex-festivalier pour expliquer sa défection ne fournit pas assez d’éléments susceptibles d’être généralisés à toutes les défections de participation au Festival d’Avignon. On imagine cela d’autant mieux que la première raison invoquée ici pour justifier l’arrêt de la pratique - une prise de poids excessive – renvoie à une histoire individuelle très singulière. Cependant, si l’on a choisi de la faire figurer ici, en guise d’illustration, c’est parce que cette histoire interroge l’abandon d’une pratique malgré le désir affiché de la poursuivre : « ce ne sont pas les spectacles qui sont la cause de notre démission». Cet ex-festivalier fait référence à sa place de spectateur objectivée par son corps comme « une place normalisée, normalisante et normalisatrice » en suggérant que l’implication sociale que demande une pratique culturelle passe par le fait d’effectuer cette pratique dans ce que l’on pourrait appeler « de bonnes dispositions ». C’est ainsi qu’il faut comprendre cette prise de conscience exprimée par une expression comme « ceux qui n’affichent pas la différence qui convient » pour caractériser ceux qui s’écartent de ce qui se révèle comme un mode d’appartenance minimal à ce qu’on attend d’un pratiquant culturel. Ce que l’on retiendra d’un tel témoignage, c’est la manière dont s’exercent d’une façon permanente et de façon plus ou moins ouverte – « avec une efficacité certaine » - les multiples rappels à l’ordre à ce mode d’appartenance. Le festival, que certains ont qualifié aux origines d’un festival en bras de chemise pour signifier que l’ambition de Vilar était s’affranchir des barrières sociales imposées par les grands théâtres parisiens, comporte, on le constate, lui aussi des cadres d’acceptation et d’exclusion ici mis en évidence.

Ce questionnement peut se résumer ainsi : « est-ce que toutes les conditions sont réunies pour nous donner l’envie de revenir au festival cette année ? » Chaque campagne festivalière s’organise autour d’une préparation minimale – on choisit ou l’on parie sur un programme et sur le fait que l’on passera un bon moment – et sur un bilan après-campagne – est-ce que nos attentes ont été rassasiées ? Avons-nous encore notre place pour frayer notre chemin dans cette offre qui change ? -. Comme le soulignent Jean-Claude Passeron et Jacques Revel : « lorsque des concepts descriptifs d’une grille d’observation produisent des connaissances, c’est qu’ils ont permis d’observer des phénomènes qui n’étaient pas observables avant qu’une reconfiguration théorique des concepts qui les rendent descriptibles ne les ait rendus concevables » Ce qui est rendu concevable ici, c’est le sens que l’on peut attribuer à la notion de campagne festivalière. Car ce que l’on analyse lorsque l’on observe les publics du Festival d’Avignon, c’est non seulement une adhésion à une programmation, mais à une programmation que l’on met peu à peu en perspective avec l’ensemble des saisons auxquelles on a participé et avec une certaine manière représentation que l’on a de la manifestation. Généralement, on définit la notion de « campagne » par « l’ensemble des travaux civils menés pendant une période déterminée et destinés à se reproduire » . Cette notion transposée aux pratiques festivalières observées à Avignon nous a conduits à interroger les spectateurs sur l’ensemble des campagnes auxquelles ils avaient participé .

Portraits des publics festivaliers en chiffres

L’enquête sur les publics du festival publiée en 2002 montre combien le Festival accompagne une relation à la manifestation où les « sorties » de spectateurs s’organisent de façon régulière. Cette régularité des rythmes mérite d’être approfondie. Si les données décrites précédemment donne un éclairage inédit sur la co-présence générationnelle qui caractérise le public du Festival d’Avignon au sein d’une même édition, il interpelle également sur la relation que chaque spectateur entretient avec sa première fois avignonnaise. Cette première fois qui semble, à première vue, à l’origine du mode dynamique de relation que l’on aura, en tant que festivalier avec les fois suivantes, mérite d’être observée avec une attention singulière si l’on veut comprendre ce qui se noue entre un spectateur et sa pratique. Nous entendons ici par pratique non une fréquentation au sens strict, mais bien la combinaison entre un comportement - aller au Festival d’Avignon - et une représentation - comment « aller au Festival d’Avignon » se valorise dans « ma » carrière de spectateur -. En l’occurrence savoir en quelle année un spectateur est venu au Festival d’Avignon la première fois n’est guère éclairant si l’on ne précise pas parallèlement à quel âge a eu lieu cette première fois pour lui. Dans l’immédiat, l’objectif est de dresser un portrait en chiffres du public d’Avignon et l’on retiendra, en ce sens, le fait l’âge moyen de la première campagne au Festival d’Avignon : 29 ans. Il est difficile de commenter ce chiffre par l’intermédiaire d’autres chiffres tels que ceux de l’âge de la première fois relatif à d’autres pratiques culturelles (cinéma, danse, théâtre, expositions, etc…) car ces chiffres n’ont jamais été explicitement produits. La raison en est fort simple : la question de l’âge de la première fois dans une pratique n’a jamais été explicitement posée .

L’enquête sur les publics de la Comédie-Française faisait apparaître un vieillissement de ses publics par rapport au reste de la population, alors que l’enquête sur les public de théâtre montrait que les moins de 35 ans représentaient 45 % du public de théâtre en général. Pour le public du Festival d’Avignon, le pourcentage se situe à mi-chemin entre ces deux extrêmes.

Réitérer les enquêtes les enquêtes a permis non pas de singulariser la courbe des âges des publics du Festival. Elle reste somme toute assez semblable à celle de nombreux équipements ou événements culturels. Cependant, elle a permis de penser la transformation des publics en sortant de l’équation trop simple et trop rassurante : moins de vieux = plus de jeunes et sa réciproque plus de jeunes = moins de vieux.

Seulement, il est certainement plus tranquillisant que le lieu de transformation des publics procède par des catégories « jeunes » opposée aux « vieux » ou, plus poliment, aux « seniors », public marginal mais dans le public central, plus difficilement qualifiable et le plus instable aussi. Ces raisonnements trop pratiques sont comparables au raisonnement que tient le jeune Charlie Brown dans les vignettes suivantes en opposant sa propre catégorie de Charlie Brown à celle de la pression démographique :
- Sais-tu qu’il y deux milliards de personnes sur terre ? Et aucune ne me ressemble ! Aucune ! Et tu sais ce qu’il y a de pire ? Compte tenu de l’accroissement de la population, je deviens chaque jour plus impopulaire !

La première sociomorphologie des publics du Festival a permis plusieurs constats qui allaient à l’encontre de certaines idées préconçues sur le Festival d’Avignon. Cette petite sociomorphologie des festivaliers ordinaires (1) en décrivant la circulation des publics entre le « In » et le Off montre ce qui a été alors nommé une communauté de curiosité : les festivaliers ont quelque chose à faire ensemble là, et à le faire avec ceux-là qui ont en commun plus que la seule passion du théâtre ou, pour le dire autrement, leur seul intérêt pour le théâtre. Par-delà les frontières institutionnelles du théâtre public et privé, le public vient au Festival d’Avignon. Bien entendu, le public perçoit la diversité des offres auxquelles il est confronté et au fur et à mesure de ses fréquentations, opère de sensibles distinctions pour construire ses choix et ses jugements. Mais cette acuité de perception, et donc de choix entre tel ou tel spectacle, n’impliquent pas de véritables différences entre les spectateurs interrogés d’une part, sur les lieux du In, et d’autre part, sur les lieux du Off, si l’on s’attache à prendre en considération les variables ordinairement convoquées pour discriminer les groupes sociaux, comme l’appartenance professionnelle et le niveau d’études.

« Comme les autres ?»

Le Festival ne constitue en aucune manière une enclave où les constats sociologiques, auxquels conduit l’observation régulière des pratiques, perdraient de leur pertinence. Armés des chiffres fournis par l’enquête sur les pratiques culturelles des français, l’idéologie de « théâtre service public» du Festival apparaît paradoxalement, ou très logiquement, être un refuge de cadres et des professions intellectuelles supérieures : ces catégories constituent près de la moitié de l’échantillon. Certaines sont quasiment absentes : les agriculteurs, les ouvriers, mais aussi les artisans et les commerçants. Au sein de ces catégories professionnelles se retrouve la plus forte proportion de personnes ne s’étant jamais rendu au théâtre : jusqu’à 71 % pour les ouvriers non qualifiés , 0,3 % de l’échantillon de l’enquête 2001 appartient au monde ouvrier : ce chiffre est à mettre en rapport la place occupée par ceux-ci dans la population française (14,9 %). Une fois regroupés, les professeurs, les professions scientifiques, les professions de l’information, des arts et du spectacle, les instituteurs (assimilés), les élèves et les étudiants, ils représentent un ensemble atteignant 55 % de l’échantillon, alors que dans la population française, ce même ensemble avoisine les 30 %. Ce taux de 55 % reste considérable même lorsqu’on le confronte aux chiffres de l’enquête de la Comédie-Française où ce groupe ne représente « que » 50% de l’échantillon. Ce sont les professions de l’information, des arts et du spectacle et les enseignants qui participent le plus cette surreprésentation des cadres dans l’échantillon avignonnais. Le Festival d’Avignon est certes un festival de public, mais il est aussi lieu de rationalisation professionnelle, du « penser la professionnalisation » du monde de la culture.

Si on peut noter des effets indéniables de notabilité culturelle locale le jour des premières à la Cour d’Honneur, le régime de fréquentation du festival repose inversement sur un régime de fréquentation qui relègue cet aspect à l’arrière-plan des motivations qui organisent les pratiques. De plus, la durée du festival et son offre sont tels que les « retrouvailles » des publics appartenant à la sphère géographique locale se dissolvent dans un brassage géographique national, voire international, ce qui rend les participants, en soi, plus anonymes.En pointant l’originalité de sa fréquentation, l’origine géographique des spectateurs fait apparaître des signes de la relative ouverture sociale. À partir de la donnée géographique, une certaine amplitude sociale construite principalement autour du niveau d’étude, du niveau de revenu permet de pointer une structuration du public. Les filtres sociaux sont d’autant plus marqués que la provenance géographique des publics est éloignée du cercle local (Vaucluse ou départements limitrophes). La public parisien d’Avignon se distingue par le pourcentage des professions supérieures du secteur privé qui y sont surreprésentées : elles se recrutent à 31,4 % chez les spectateurs venus de Paris ou de sa région alors que ces derniers ne représentent que 23,2 % de l’échantillon. Généralement, plus on vient de loin, plus on est sur-sélectionnés au sens académique de la sociologie : profession, revenus et niveau d’études. Faut-il déduire de ce fait qu’un niveau d’investissement plus grand, la distance parcourue, nécessite un capital social, économique et culturel ?

Au regard du projet énoncé par Jean Vilar quant à l’ouverture sociale de ce que le Festival d’Avignon serait censé permettre on peut se demander quel est le niveau de déterminisme réel préexistant à la fréquentation de la manifestation avignonnaise ? Autrement dit, y a-t-il réellement une marge de manœuvre pour qu’une démocratisation culturelle tendant aussi bien vers l’ouvrier que le patron et le « petit boutiquier » ait lieu ? Ou, bien, faut-il miser sur une moyennisation hypothétique de la société qui amènerait à une toute aussi hypothétique moyennisation de la culture ? De fait, on ne peut ignorer 60,7 % des festivaliers possèdent une formation universitaire et que 90,5 % d’entre eux ont suivi une formation après le baccalauréat. Cette caractéristique est loin de qualifier les seuls festivaliers d’Avignon puisque les publics d’opéra, des musées et bien d’autres institutions culturelles sont également marqués par cette sélection inégalitaire.

L’estivation ou les dynamiques festivalières saisies dans la durée

Lorsque se produit comme ce fût le cas en 2003, une défection de l’offre du fait de l’arrêt du Festival « In » et de près de 250 compagnies du off et que l’on constate néanmoins que la structuration des publics par le talon sociologique – genre, âge, lieu de résidence, niveau de revenus, CSP - n’en est pas profondément modifiée, il ne faut pas croire pourtant que rien ne s’est passé. De fait, dans ce cas, le lieu le plus sensible de réaction à une variation réside dans le groupe majoritaire qui devrait avoir une plus grande inertie. De la même manière, le doublement de proportion de jeunes au sein d’un public n’est pas forcément le signe d’un rajeunissement, mais dans ce cas, plutôt celui d’un « dévieillissement » : en effet, ce sont plutôt les anciens qui ont été moins présents, ce qui a pour conséquence statistique mécanique, le fait de faire remonter le pourcentage des jeunes présents à la manifestation. Il faut rajouter à cela qu’il est plus facile de rajouter une catégorie de description que de changer l’objet décrit : on peut interroger alors les phénomènes de label et l’apparition de catégories comme « le jeune » et « tout public ». 2003, année de variation extrême , a vu une baisse de la fréquentation s’en est suivie. Instinctivement et pour les mêmes raisons qu’il constitue habituellement le public majoritaire, des raisons pratiques, de familiarité et de proximité, le sociologue des publics face à une baisse de la fréquentation anticipait par rapport la normale une surreprésentation du public local et régional. Or la structure des publics est restée inchangée : les locaux et régionaux ne sont pas venus comme les autres. Le phénomène d’estivation a touché de la même façon les différentes catégories de public. Ceci prouve que l’ensemble des publics est sensible de la même manière à l’offre festivalière, même en période de crise. Si l’on suit le raisonnement adopté en son temps par Durkheim pour étudier le Suicide, le fait même que ces taux soient constants nous prouve que nous avons les venues au Festival d’Avignon relèvent bel et bien d’un phénomène social. Si les décisions de venir de dépendaient que d’un désir purement individuel, ou d’une tocade, il n’y aurait aucune raison pour que ces taux soient constants. Lorsque l’on met ces taux constants en parallèle avec la répartition des spectateurs selon les années pendant lesquelles ils ont participé à des éditions antérieures du Festival, on comprend combien l’idée de rythme d’une pratique, la pratique festivalière, est installée dans un ancrage empirique avéré.

On remarque tout d’abord que plus des deux tiers des personnes interrogées (76 %) déclarent être venues l’année précédente. Si l’on considère, sur la base des enquêtes précédentes, que le nombre de primo-festivaliers (ceux qui viennent pour la première fois) se stabilise d’une année sur l’autre autour de 25% et si l’on fait l’hypothèse que le taux de 76 % est également stabilisé, on obtient un taux de renouvellement global du festival (d’une édition à l’autre) de 43 % (24 % des 76 % des répondants, soit 18 % de l’échantillon, auxquels on rajoute les 25 % de primo-festivaliers). On pourrait initialement que la fréquentation a toujours été égale. En fait, ce n’est pas une fréquentation égale qui est mesurée, mais une fidélité assidue : une capacité à adoucir les phénomènes d’estivation même quand les variations sont trop extrêmes. Il s’agit préciser ici la notion d’estivation festivalière et ce pour quoi elle apparaît comme essentielle pour décrire le comportement festivalier : l’estivation, c’est la période qui sépare deux campagnes d’un même festivalier. On peut choisir de revenir chaque année à Avignon, tous les deux ans, tous les cinq ans, etc. Si l’on vient tous les ans, une seule année sépare deux festivals ; si l’on saute un festival régulièrement, la période d’estivation est de deux ans. Si l’on fait appel à cette notion d’estivation, c’est précisément parce qu’elle permet de caractériser les différents rythmes que les festivaliers impriment à leurs pratiques, rythmes qui, de fait, deviennent un élément de définition à part entière de la pratique festivalière.

Quatre indicateurs sont impliqués simultanément dans le phénomène d’estivation : le premier tient donc au fait que le taux de renouvellement des publics est constant, le deuxième tient à une régularité avérée de ceux qui reviennent, le troisième tient au fait que le taux de primo-festivalier est constant, et le dernier tient au fait que le nombre de spectateurs présents chaque année est quasiment le même. Si l’on considère que dans les primo-festivaliers, il y en a qui ne reviendront jamais, alors ce qui assure la constance du nombre de spectateurs à Avignon dans la durée c’est bien la régularité des estivations de l’ensemble des spectateurs qui reviennent, que cette estivation soit faible – c’est-à-dire que nos spectateurs reviennent chaque année - ou bien qu’elle soit forte – c’est-à-dire qu’ils laissent une très longue période entre deux venues à Avignon. Ce qu’il s’agit de comprendre et de retenir ici tient en définitive à ce que nous permet de découvrir la forme festival en tant qu’événement qui a lieu chaque année au même moment : on pratique le festival doté d’une fidélité et d’une assiduité qui définissent notre identité de spectateur dans le temps. Cette identité de spectateur est, en effet, animée d’un rythme de fréquentation constant repérable par l’estivation soit donc la période que nous laissons entre deux festivals. Cette période constante nous permet de « lire » dans la durée la relation effective que chaque spectateur peut avoir d’une intensité de la pratique. Corollairement, on peut dire que c’est par l’entremise du phénomène festival que cette intensité de la pratique devient observable. La plupart des enquêtes de fréquentation de lieux culturels ou de consommation de productions culturelles interrogent généralement les enquêtés à propos d’un volume de pratiques rapporté à une durée : par exemple, on leur demande « combien de fois êtes-vous allé au cinéma depuis 12 mois ? » ou « combien de livres avez-vous lu depuis 6 mois ? » Le rapport que l’on obtient alors nous livre une indication statique de la pratique et ne nous permet pas de comprendre comment les individus construisent en réalité le rythme de leur pratique dans la longue durée. En revanche, les observations présentées ici permettent de mieux cerner le phénomène d’une intensité de la pratique, en l’occurrence de la pratique festivalière, en appréhendant les rythmes qui la caractérisent. Cette enquête, inscrite dans la durée, permet ici de resituer la dynamique générale de différents publics identifiables par leur période d’estivation qui viennent reconstruire chaque année le public total du Festival d’Avignon.

Dans l’ensemble des enquêtes conduites entre 2000 et 2004, le nombre moyen de campagnes avignonnaises effectuées par nos publics est de 7,51 participations au festival. Sachant que l’on compte depuis 1947, soixante éditions du festival, ce chiffre s’éclaire par un écart-type de 8,34 (qui correspond au nombre moyen d’années laissé entre deux campagnes). Ceci nous permet enfin de définir le rythme moyen de venues au Festival d’Avignon qui correspond à l’intervalle moyen que l’on laisse entre chaque venue à Avignon rapporté au nombre total de campagnes que l’on a eues. Ce rythme moyen des venues à Avignon est de 0,125. On peut constater que ces grandeurs moyennes prises sur l’ensemble des enquêtes demeurent valides sur chacune des enquêtes prises isolément. Nous avons élaborer trois groupes d’estivation afin d’explorer plus précisément cette relation au rythme de fréquentation du festival. Ainsi le premier groupe, celui de l’estivation forte, est celui qui laisse une période importante entre deux participations au Festival (cette période est calculée relativement à leur nombre total de campagnes à Avignon, d’où le fait que nous fassions apparaître dans ce tableau des rythmes et non un nombre d’années fixé) ; le dernier groupe, celui de l’estivation faible est celui qui rassemble les festivaliers qui laissent une faible période voire une seule année entre deux festivals. Entre le groupe à l’estivation forte et faible, figure donc le groupe à estivation « moyenne » qui participe régulièrement au festival mais qui « varie les plaisirs » régulièrement d’une année sur l’autre en pratiquant d’autres activités culturelles ou touristiques.Ces estivations nous ont permis de comprendre la dynamique par laquelle le public d’Avignon se recompose d’une saison à l’autre avec ses régularités et ses différences. L’estivation est apparue ici comme une marque importante qui peut singulariser chaque spectateur dans sa pratique du festival. Si on a pu retrouver ici des déterminants sociaux comme le niveau de diplôme, la catégorie socio-professionnelle ou le niveau de revenus dans un rôle qu’on leur attribuait déjà, on a pu également comprendre par l’entremise du rythme qu’ils n’impliquaient pas nécessairement des pratiques qui leur correspondent naturellement : certains parmi les plus diplômés ont aussi du relâchement dans leur pratique festivalière.

L’ensemble de ces remarques nous incite donc à poser d’autres questions attachées aux rythmes de la pratique festivalière pour mieux comprendre encore ce qui se joue derrière ces estivations. Est-ce que la relation que l’on entretient avec le festival suivie avec une plus ou moins grande intensité dépend de la manière dont s’est enclenchée cette relation ? La question se pose évidemment puisque le rythme de fréquentation qui caractérise chaque spectateur semble lui être intimement attaché. Qu’est-on venu chercher au festival ou qu’est-ce que le festival nous a apportés pour qu’on décide d’y revenir ? On sous-entend ici le fait que l’on recherche à Avignon quelque chose qu’on ne trouve pas ailleurs. Est-ce qu’il existe une sociabilité festivalière particulière ? Le festival est-il un lieu où se transmet une certaine manière d’envisager une relation aux arts de la scène ? Est-ce que l’on peut distinguer différents modes de transmission du goût pour le Festival d’Avignon ?

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