lundi, mai 14, 2007

La Dernière séance...



Je viens d'être classé en première place à l'audition de la commission de spécialistes en 71ème section de l'Université d'Avignon et des Pays de Vaucluse. À la suite de cette audition, je comprends pourquoi, il y a peu d'informations dans ce moment réglé et finalement assez secret. Je discutais avec une camarade de l'analogie starwarsesque et de façon, il me semble, convaincante, elle soulignait que ce que nous allons correspondait au moment où Luke Skywalker va dans la grotte pour devenir Jedï. Luke au travers de ce rituel de passage découvre ce qu'il va devenir et qu'il n'est pas encore dans un moment où il n'est déjà plus ce qu'il était (c'est clair). Je ne sais pas ce que ma camarade à découvert sur son devenir, mais nous nous sommes confirmés après nos épreuves respectives qu'aucun des membres ne s'était révélé être notre père, ce qui tombe assez bien à vrai dire, nous contentant largement des nôtres. Les sciences sociales n'étant pas prédictives (normalement), je suis juste en mesure de pouvoir situer l'état d'âme dans lequel j'étais lorsque j'ai appris mon classement : il était comparable à celui que j'ai éprouvé lorsque j'ai compris le sens de chanson d'Eddy Mitchell La Dernière séance : que vont devenir les affiches de cinéma de ma chambre d'étudiant ?


MALINAS, Damien, SPIES, Virginie. " Mes jours et mes nuits avec Brad Pitt " : l'affiche de cinéma, une identité énoncée de la chambre d'étudiant à la télévision. Sous la direction d'Emmanuel Ethis et de Jean Louis Fabiani, Culture & musées, 2006-06, n° 7, p. 39-63.

« J'allais rue des solitaires, A l'école de mon quartier
A cinq heures j'étais sorti, Mon père venait me chercher
On voyait Gary Cooper, Qui défendait l'opprimé

C'était vraiment bien l'enfance
Mais c'est la dernière séquence
Et le rideau sur l'écran est tombe.

Bye bye les filles qui tremblaient
Pour les jeunes premiers.........
Bye bye rendez vous à jamais..
Mes chocolats glacés, glacés... »


Ces quelques lignes tirées de la chanson La Dernière séance d’Eddy Mitchell introduisent directement à la complexité de la question qui fait l’objet de cet article : ce qui reste de ce cinéma de l’enfance dans la construction d’un soi identitaire en voie d’autonomisation, dans la présentation de ce soi par l’accrochage d’affiches dans la sphère privée et dans la relation à la télévision. De fait, cette chanson éponyme de l’émission possède une telle capacité d’évocation qu’elle permet d’évoquer une totalité que nous aurons du mal à décrire entièrement dans les quelques pages qui suivent. Ce que ne signale pas ouvertement la chanson, c’est que la dernière séance d’Eddy Mitchell dans un cinéma de quartier avec son père a de fortes chances d’être également et plus strictement l’une des dernières avec son père. Car, lorsqu’il quittera sa famille et le milieu de son enfance pour « devenir adulte », il retrouvera surtout le cinéma pour se constituer en tant que spectateur autonome. En effet, le cinéma occupe le tout premier rang des pratiques culturelles de sortie lorsque, notamment à l’occasion des études, on est amené à quitter son foyer d’origine. Cette première pratique autonome qu’est le cinéma, nous avons choisi de l’aborder principalement à travers une analyse transversale qui s’appuie sur une enquête réalisée auprès d’étudiants de l’université d’Avignon et des Pays de Vaucluse1. Il s’agit de cumuler les ressources de la sémiologie et de la sociologie en abordant la construction du spectateur par le moyen de l’usage de l’affiche de cinéma. Il est question dans un premier temps d’interroger la naissance du goût cinématographique comme promesse de soi-même, à un moment où l’identité culturelle est en construction, où les choix cinématographiques sont essentiels et où les pratiques témoignent de la fondation d’une carrière de spectateur. Dans un second temps, nous allons nous intéresser au phénomène de l’affiche de cinéma, et notamment l’affichage comme pratique privée par la présence de l’affiche de cinéma dans la chambre. En effet, cette pratique est une manifestation centrale, et relativement facile à saisir, de la relation des jeunes adultes au cinéma. Comprendre comment, dans la formation de l’identité culturelle autour des pratiques cinématographiques, une ou des affiches de cinéma franchissent le seuil de la chambre de l’étudiant pour venir à ses côtés, partager cet espace ? Enfin, dans un troisième temps, nous tenterons de comprendre sémiologiquement le régime de fonctionnement de l’affiche en nous appuyant sur ses mises en scène dans des émissions de télévision consacrées au cinéma en tant qu’instrument d’évocation et de symbolisation d’un film qui n’est pas directement montré. De l’espace médiatique à l’espace intime, l’affiche balise un parcours qui se veut autant décor que discours. Elle demeure un raccourci pratique pour parler de l’autre – le film absent – à la télévision, mais aussi pour parler de l’indicible soi, précipité des goûts cinématographiques acquis souvent à la sortie de l’enfance.


Aller au cinéma lorsqu’on est étudiant

Pour ne pas confondre les jeunes et les étudiants, il faut se donner les moyens de pouvoir les caractériser à l’intérieur de ce cadre de référence plus large qui se particularise déjà par rapport à d’autres publics de cinéma. Les jeunes vont plus souvent au cinéma que leurs aînés : 42 % des 6-24 ans allant au cinéma sont des « habitués », c’est-à-dire se rendant au cinéma au moins une fois par mois (contre 37,5 % pour l’ensemble de la population). Au sein de ces jeunes, les 20-24 ans concentrent la plus forte proportion d’habitués : 57,8 %. En évolution, si le poids des habitués au sein de la population cinématographique a légèrement progressé, la part des habitués et même des assidus a augmenté plus sensiblement chez les jeunes.

Depuis un an, combien de fois êtes-vous allé au cinéma ?

%
Non-réponse 0%
0 0%
de 1 à moins de 5 13,3%
de 5 à 10 20,7%
de 10 à moins de 20 39,1%
20 et plus 26,9%
TOTAL 100%
Source : D. Malinas, La culture cinématographique des étudiants,
l’exemple de l’Université d'Avignon, DEA, EHESS-UAPV, 2001

Il faut lire aucun des étudiants de l’échantillon n’est pas allé au cinéma depuis un an.

Les jeunes se rendent au cinéma principalement en groupe. Les trois quarts des 15-19 ans et plus d’un jeune sur deux âgé de 20 à 24 ans se rendent à « plusieurs », alors que c’est le cas pour 42 % des Français qui pratiquent plutôt le cinéma à deux . On peut d’emblée remarquer que si le cinéma est une pratique qui reste très sociable chez les jeunes 20-24 ans, elle a déjà tendance à s’individualiser.

Que faire alors des 93,8 % des étudiants en premier cycle de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse que nous observons pratiquer le cinéma principalement en groupe ? On peut tout d’abord relativiser la comparabilité de ces résultats par la différence des conditions de recueil de données. Certes, mais le rapport qui est presque de un pour deux ne peut s’expliquer par ce seul fait. Il faut à ce moment situer que ce ne sont que 63,3 % des étudiants en première année à Avignon ont entre 20 et 24 ans et 36,7 % ont moins de 20 ans. On voit la limite des catégories et des échelles de la Comptabilité Nationale lorsqu’on les confronte à un questionnement plus localisé dans l’aire nationale mais aussi par rapport au cycle de vie . Enfin, et nous pouvons le pointer sans trop de risque, le fait que ces 93,8 % pratiquent le cinéma en groupe souligne le caractère sociable de la pratique estudiantine y compris par rapport à celle des jeunes plus généralement.
Avec qui allez-vous qui le plus souvent au cinéma ?

%
Père 1,4%
Mère 2,2%
Fratrie 7,1%
Ami(es) 51,4%
Conjoint(e) 29,6%
personne 5,4%
Meilleur ami 2,2%
Non-réponse 0,8%
TOTAL 100%
Source : D. Malinas, La culture cinématographique des étudiants,
l’exemple de l’Université d'Avignon, DEA, EHESS-UAPV, 2001
Il faut lire : 51,4 % des étudiants de l’échantillon vont le plus souvent avec des amis au cinéma.

En effet seulement, 5,4 % des étudiants déclarent aller seul au cinéma Au-delà de la sortie en groupe, la pratique cinématographique pour les étudiants de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse est une sortie amicale au regard des 51,4 % qui déclarent aller le plus souvent avec des amis au cinéma.

La sociabilité de la pratique cinématographique ne commence pas au cinéma mais aussi dans la formation du choix cinématographique ; 70,4 % déclarent principalement être orientés en amont dans leurs choix cinématographiques par leur entourage, leurs amis. Cela situe cette influence au même niveau que les bandes-annonces qui influencent principalement 72,6 % de ces mêmes étudiants. A l’université, il n’est alors plus possible, comme c’est souvent la cas , de distinguer la presse spécialisée en tant que deuxième source d’information mais les étudiants eux-mêmes par leur sociabilité.

Ce qui est en jeu dans cette sociabilité cinématographique, c’est une vision du cinéma mais aussi une façon de voir le monde : alors que seulement 2,2 % des étudiants déclarent aller le plus souvent au cinéma avec leur meilleur ami, ils sont 40,2 % à aimer de façon préférentielle parler de cinéma avec leur « meilleur ami ». Alors qu’on va plus facilement au cinéma avec ses « potes », parler de cinéma relève de ce qu’il y a de plus intime : l’affirmation de leur personnalité et de leur appartenance à une génération conduit les étudiants dans le cadre de leur famille à parler de cinéma à un frère ou une sœur plus qu’à leurs parents.

Qu’est ce qui oriente principalement vos choix cinématographiques ?

%
Non-réponse 0%
Votre entourage, vos amis 70,1%
La presse spécialisée 15,5%
La presse nationale 3,8%
Les émissions radio 4,3%
Les émissions TV 14,7%
Les bandes-annonces 72,6%
Autre 8,4%
Gazette Utopia 2,7%
TOTAL/ interrogés 192,1%
Source : D. Malinas, La culture cinématographique des étudiants,
l’exemple de l’Université d'Avignon, DEA, EHESS-UAPV, 2001

Il faut lire : 70,1 % des étudiants de l’échantillon qui orientent principalement leur choix cinématographique en fonction de leur entourage, leurs amis.

Quelle est la personne avec qui vous aimez le plus parler de cinéma ?

%
Non-réponse 6%
Père 1,9%
Mère 1,1%
Fratrie 16,3%
"Potes" 15,2%
« Meilleur ami » 40,8%
Conjoint(e) 14,1%
la personne avec qui l’on est allé au cinéma 1,6%
Tout le monde 1,4%
Personne 1,6%
TOTAL 100%
Source : D. Malinas, La culture cinématographique des étudiants,
l’exemple de l’Université d'Avignon, DEA, EHESS-UAPV, 2001

Il faut lire : 40,8 % des étudiants de l’échantillon aiment le plus parler de cinéma avec leur « meilleur ami » .


Pratiquer le second degré pour préserver une partie de l’enfance

Placer le cinéma comme élément central, sorte de noyau dur des pratiques culturelles des étudiants permet d’observer comment ce dernier dynamise ou non l’ensemble des autres activités considérées généralement comme culturelles. Outre le fait d’être la sortie la plus courante chez les étudiants, la pratique cinématographique joue le rôle commode et décisif dans les sociabilités culturelles de masse : il est facile de partager un film avec quelqu’un, soit en l’accompagnant, soit en l’y envoyant.

Savoir si l’on aime les films que l’on conseille demanderait de savoir si l’on aime ceux à qui on les conseille. Il est en tout cas remarquable que certains genres de films apparaissent comme des trieurs sociologiques en termes de goût et de dégoût.

Quels sont les films que vous conseilleriez à vos amis ?
%
Auteur 20,1%
Action 14,1%
Science-fiction 16,3%
Comiques 12,8%
Dramatique 10,3%
Policier ou espionnage 8,2%
Amour 7,9%
Historique 4,1%
Horreur ou épouvante 2,2%
Classiques 1,4%
Comédie musicale 0,3%
Aventure 0,3%
Western 0%
Dessin animé 0%
Non-réponse 1,9%
Autres/NSP 0,3%
TOTAL 100%
Source : D. Malinas, La culture cinématographique des étudiants,
l’exemple de l’Université d'Avignon, DEA, EHESS-UAPV, 2001


Quels sont les films que vous déconseilleriez à vos amis ?

%
Comique 18,2%
Action 16%
Horreur ou épouvante 15,8%
Science-fiction 15,5%
Auteur 9,8%
Amour 9%
Policier ou d'espionnage 3%
Dramatique 2,7%
Historique 1,6%
Aventure 1,1%
Western 0,3%
Dessin animé 0,3%
Classiques 0%
Comédie musicale 0%
Non-réponse 6,5%
Autres/NSP 0,3%
TOTAL 100%
Source : D. Malinas, La culture cinématographique des étudiants,
l’exemple de l’Université d'Avignon, DEA, EHESS-UAPV, 2001

Il faut lire : 16 % des étudiants de l’échantillon déconseilleraient à leurs amis les films d’action.

Les films d’horreur, par exemple, ne sont conseillés à des amis que par 2,2% des étudiants : qui souhaiterait ces visions à quelqu’un à part à son ennemi ? Ces films apparaissent comme étant à proscrire pour ses amis pour 15,8 % des étudiants. Le film d’auteur semble lui plus vertueux : ce genre est « mieux à conseiller » à ses amis pour 20,1 % des étudiants alors que seulement 9,8 % des étudiants cherchent à en préserver leurs amis. Le film de genre comique subit quasiment le sort opposé conseillé par 12,8 % des étudiants, il est au pilori estudiantin : il est déconseillé par 18,2 % des étudiants. .

Chose étrange lorsque l’on se penche sur les pratiques effectives de ces étudiants qui, pour la plupart, ont quitté le lycée, il y a un an au plus et dont le foyer est majoritairement confondu avec celui de leur(s) parents : ils hésitent rarement à aller voir les films pour teen-agers, seulement, ils s’en préservent avec une arme presque magique puisqu’elle sert à tout : le second degré. Cette protection permet en partie aux étudiants de pouvoir prolonger certaines pratiques qui relèvent du milieu familial mais aussi de l’adolescence : les films sont en fait le genre qu’ils préfèrent avec 19,3 % d’entre eux à le déclarer.

Quel est le genre de film que vous ne vous lassez pas de regarder ?

%
Comique 19,3%
Policier ou espionnage 17,9%
Dramatiques 12,2%
Action 11,1%
Science-fiction 9,8%
D'amour 8,2%
D'auteur 5,7%
Horreur ou épouvante 3,3%
Historique 2,2%
Aventure 1,1%
Westerns 0,5%
Classiques 0,5%
Dessin animé 0,5%
Autres/NSP 3,8%
Non-réponse 3,8%
TOTAL 100%
Source : D. Malinas, La culture cinématographique des étudiants,
l’exemple de l’Université d'Avignon, DEA, EHESS-UAPV, 2001

Il faut lire : 19,3 % des étudiants de l’échantillon ne se lassent pas de regarder des films de genre comique.

Les étudiants de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse sont tous des spectateurs de cinéma : il s’agira, ici, de se demander comment on bricole, articule son identité, ses pratiques notamment cinématographiques afin d’atteindre partiellement l’identité que l’on revendique dans ce lieu de formation identitaire, culturelle et sociale qu’est l’université et qui ne sera accordé que temporairement. C’est cette tension entre éducation et culture que pointait Émile Durkheim dans son ouvrage intitulé L’éducation morale : comment est-ce qu’on enrichit une formation par ce qu’on fait à l’extérieur de celle-ci ? Et, quels en sont les résultats dans le processus plus général de la formation de l’identité ?

« Accrocher » le cinéma : montrer son cinéma

Au-delà de la fréquentation des salles elles-mêmes, quelques visites multipliées dans les chambres, les studios, les appartements, bref les logements « étudiants » suffisent à se convaincre de la place à la fois matérielle et symbolique qu’occupe le cinéma dans l’investissement de leur décoration intérieure. Affiches grand format qui s’appliquent sur la place murale la plus centrale , photos d’actrices ou d’acteurs qui se mélangent pêle-mêle aux photos d’amis, de famille ou d’amours, pages de magazine en papier glacé déchirées ou soigneusement découpées pour être collées telles quelles sur la porte ou les murs des toilettes ; l’imagerie cinématographique s’installe dans l’intérieur estudiantin comme autant de fragments de miroirs, supports esthétiques des choix, des attraits ou des inclinations qui viennent sceller sur les murs les fils ténus d’une certaine relation d’un « petit soi » culturellement exprimé à un fait filmique, un peu comme ces fils téléphoniques qui nous mettent potentiellement en relation avec notre réseau de sociabilité.

Ce qui demeure amusant lorsque l’on interroge celles et ceux qui accrochent ces images, c’est que tous prétendent à afficher là une originalité, propre à les singulariser, alors que ce sont toujours les figures récurrentes de Brad Pitt, Julia Roberts ou Johnny Depp, légions, qui se bousculent, et de surcroît pour « présentifier » sur les murs ces mêmes acteurs quasiment toujours dans leurs mêmes incarnations photo-filmiques : Sleepy Hollow, le Mariage de mon meilleur ami, Fight Club et la Neuvième porte viennent ainsi composer une sorte de « top four » des accrochages estudiantins.

Néanmoins, il convient d’amender ce constat de deux remarques qui méritent d’être faites pour compléter le « richesse banale » de ce qui pourrait en-soi constituer un programme de recherche sociologique à part entière : la décoration des murs d’étudiants :
- Les images tirées des films signalent précisément un aspect de la condition étudiante / lycéenne : celui ou celle qui accroche « du film » au mur de son logement affirme plus ou moins directement une manière de se séparer de l’imagerie enfantine et préadolescente (dessins, belles images, premiers posters de stars,…). L’imagerie cinématographique fournit de fait une sorte d’imagerie « de transition » qui conduit l’adolescent et le jeune adulte vers une imagerie plus adulte et plus solennelle (photographies, reproductions de tableaux, peintures originales). Sans doute faut-il voir là un différentiel dans le pouvoir d’imagination suscité par l’image d’un monde de l’imagerie à l’autre.
- En corollaire de la première remarque, on pourrait penser que c’est bien un « éclat » de la construction identitaire qui se manifeste dans l’accrochage des images photo-filmiques qui précisément viennent caractériser des différences assez fortes et propres à distinguer les attitudes des « filles » et des « garçons ». Comme le montrent le tableau ci-dessous et mieux encore le graphique qui en est tiré, si les courbes d’accrochage des affiches de films possèdent une allure similaire pour les deux sexes, il apparaît nettement que les filles sont plus nombreuses à « accrocher » du cinéma plus tôt. De même, tout comme les garçons, elles se détachent progressivement de cet accrochage, elles semblent le faire plus franchement et plus rapidement. Les hommes, pour leur part, conserveront plus longuement leurs accrochages photo-filmiques et seront plus nombreux à le faire longtemps.

Sur 100 « garçons » ou « filles », ont déclaré posséder une affiche de cinéma accrochée sur un de leurs murs

8-11 ans 11-15 ans 16-20 ans 21-25 ans 26-30 ans 30-35 ans
Garçons 5 36 54 53 49 39
Filles 16 57 41 35 24 14
Source : statistiques C.N.C., enquête sur les affiches de films (2000)

Ce rapport singulier à l’accrochage photo-filmique des étudiants, s’il caractérise bien une relation particulière de ces spectateurs à l’œuvre cinématographique, paraît jouer un rôle essentiel dans les processus de présentation du « petit soi » culturel dont nous parlions plus haut ; un petit soi destiné à ses pairs qui fonctionne un peu comme les disques que l’on possède et dans lesquels on peut aisément entendre un mode expressif de la personnalité culturelle d’un individu. Cette présentation de soi, lorsqu’on est étudiant, est à la fois rapide, économique et redoutablement trieuse quant aux liens qu’elle permet de tisser avec autrui. En effet, si l’on peut justifier d’un choix de disque diversifié où un Bach placé en évidence dans sa discothèque pourra toujours servir d’alibi pour excuser la collection complète des Mylène Farmer, une affiche grand format n’offre guère les mêmes possibilités de justification compte-tenu de la très large place qu’elle occupe souvent seule au milieu d’un mur. En ce sens, on pourrait être en mesure de s’interroger sur ce rapport à l’image accrochée, un rapport qui est rarement interrogé pour lui-même chez les « accrocheurs ». En effet, pour ces derniers, le fait d’accrocher une image tirée d’une œuvre filmique va toujours de soi, ces images sont naturellement « accrochables » chez soi ; de plus cette première évidence se double souvent d’une autre : si l’on sait foncièrement que l’on peut, par l’accrochage, donner à voir de soi, on interroge rarement l’impudeur qui existe à accrocher ses objets de prédilection qui se passent de commentaires et ce même si – joli paradoxe – ils sont porteurs d’un espoir de déclenchement de commentaires chez ceux qui les perçoivent comme tels : « Ah tu aimes Johnny Depp ? Moi c’est le film que j’ai aimé, lui en tant qu’acteur, je le trouve moyen… »
Ainsi, afficher dans son intérieur est porteur de significations. Avant de les aborder, posons nous la question de la médiation par l’affiche, lorsque celle-ci joue certains rôles dans les médias audiovisuels.

L’image à la télévision

Le décor de Mardi Cinéma, dans les années 80, est constitué d’affiches de cinéma. Pierre Tchernia annonce le film du soir sur l’image d’une affiche plein cadre. Durant l’émission, les affiches permettent d’illustrer l’actualité du cinéma. Cet exemple nous montre l’importance des affiches de cinéma dans les émissions de télévision dont l’objet est le 7ème art. C’est une évidence ? Pas si sûr... En effet, l’affiche arrête les images, alors que la télévision est un média du flux. L’affiche est la proposition d’une seule image et quelque texte, tandis que la télévision les multiplie. Nous sommes au coeur d’un paradoxe.
L’affiche est présente dans la plupart des émissions sur le cinéma. Telle une actrice douée, elle peut tenir différents rôles : Illustration, décor, instrument de communication ou bien simple prétexte. Elle tient en tout cas un rôle de médiation entre le téléspectateur et un objet : le film. Bien que souvent en arrière-plan, l’affiche de cinéma exposée à la télévision possède plusieurs valeurs :
- L’affiche représente. Cette valeur de représentation se trouve à un niveau très concret. L’affiche est une image « réelle » du film dont il est question. Avant la sortie du film, l’affiche est l’une des seules images concrètes auxquelles peut avoir accès le téléspectateur susceptible de se transformer en spectateur du film. L’émission Ubik, sur France 5 utilise fortement l’affiche pour représenter des films dont la sortie est imminente. Il s’agit, à la rubrique « Sorties de films », de montrer les affiches qui vont représenter les films dont il est question .
- Par-delà la représentation, l’affiche acquiert une valeur symbolique. Cette valeur de symbole fait de l’affiche l’Image du film. À elle seule, l’affiche symbolise le film avant, pendant et après la diffusion du film. Toutes les affiches n’acquièrent pas le même statut symbolique, qui dépend du succès du film et de sa présence médiatique. L’affiche du film « Le fabuleux destin d’Amélie Poulain » symbolise le film, même quatre ans après sa sortie. Le succès de ce film fut tel que l’affiche n’en n’est pas le seul symbole, mais il s’agit cependant d’un symbole suffisamment fort pour avoir creusé un sillon dans la tête des spectateurs. On ne s’en étonne pas lorsqu’on observe la promotion du film à sa sortie. La journée du 18 avril 2001 sur Canal + est consacrée à Jean-Pierre Jeunet et à son film. L’affiche est montrée dans les différentes émissions. Tantôt élément du décor, présentée au même titre que des photos du tournage, ou bien présentée comme un point final à l’émission, la monstration récurrente de l’affiche dans tous les programmes de la chaîne participe de la mise en avant de cet objet et conduit véritablement à l’ériger un symbole.
- Enfin, l’affiche possède une valeur de signe. Car si « une image sert de signe lorsqu’elle figure un contenu dont elle ne reflète pas visuellement les caractères », alors effectivement, l’affiche fait signe pour le film lui-même, tandis qu’elle n’en représente qu’une infime partie (le visage en gros plan d’Audrey Tautou sur un fond vert signifie le film « Le fabuleux destin d’Amélie Poulain »). Cependant, la réception audiovisuelle restant mystérieuse, il faut observer que cette valeur de signe n’est pas la même pour tout le monde et que conserver près de soi un objet du film, tel que l’affiche prend un sens particulier. Dès lors, « afficher l’affiche » chez soi, c’est dire quelque chose des signes qu’évoque l’affiche. C’est à partir des signes que ce jouent le travail et le plaisir de la reconnaissance. Exposer une image du film telle que l’affiche conduit à exposer des signes d’un film que l’on aime, ou d’un acteur que l’on apprécie. Il s’agit d’inviter à une forme de plaisir, au moins celui de se remémorer un agréable instant, peut-être celui de construire avec l’affiche autre chose, dans son univers privé. L’image contenue dans l’affiche est ici soumise à la perception du spectateur qui fait exister l’image. C’est « la part du spectateur » mise en avant par Gombrich selon lequel le spectateur de l’image supplée au non-représenté, qu’il complète l’image qui ne peut à elle seule tout représenter. Cette part du spectateur est forte lorsqu’il est question de l’affichage cinématographique dans la sphère intime. Celui qui ouvre son univers à l’affiche invite sa propre subjectivité à venir combler l’image, à la réinventer du fond de sa chambre, et à en devenir une sorte d’auteur.
Les images ne fonctionnant pas sur un seul registre, la plupart des affiches de cinéma mêlent ces différentes valeurs, auxquelles il faut associer une fonction d’information, dans le sens où l’affiche apporte une somme (très variable) de renseignements sur le film, ainsi qu’une dimension esthétique, tout à fait fondamentale : l’affiche doit séduire, plaire à ceux à qui elle est destinée.


Afficher l’affiche

Considérons pour approfondir notre interrogation le passage d’une affiche d’un ou de plusieurs lieux publics (la rue, la télévision, le cinéma lui-même), à un lieu privé, celui de la maison, de la chambre de l’étudiant.
Dans les lieux publics, l’affiche de cinéma occupe un espace prévu à cet effet. Immédiatement, elle s’offre aux regards et a vocation à s’imposer. Pourtant, même exposée dans la sphère publique, l’affiche « induit une sorte très particulière d’espace privé, (car elle) instaure un lieu tout à fait particulier où notre regard est autant déterminé par ce que nous voyons que par le regard de l’autre (qui nous surprend ainsi) et dont nous savons qu’il peut nous voir regarder ce qu’il a, lui-même vu ». En ce sens, l’affiche est tout autant l’occasion d’un partage, que la promesse d’une interprétation, voire d’une aventure personnelle. C’est aussi pour cette raison qu’elle franchit aisément le passage à la chambre de l’étudiant qui, d’une manière ou d’une autre, va faire de l’affiche son « porte-parole placardé » et devenir le substitut de ses psychés. En recueillant des affiches de cinéma, le plus souvent dans des magazines, les étudiants expérimentent le principe de plaisir : ils exposent un objet qu’ils possèdent, et vont pouvoir en jouir quotidiennement. Nous ne sommes pas éloignés des propositions de Bruno Bettelheim qui, à propos du conte de fées observe que « ce n’est qu’après avoir écouté de multiples fois le conte, après avoir eu tout le temps et l’occasion de s’attarder sur lui, que l’enfant est à même de profiter pleinement de ce que l’histoire lui offre ». Il est question d’une satisfaction qui se réalise dans la durée et la pratique renouvelée. Il en est de même pour l’affiche, qui reste là, et offre un plaisir réitéré, celui des retrouvailles avec elle, chaque jour, pour continuer d’évoquer quelque chose de satisfaisant pour celui qui habite la chambre. Cependant, ce plaisir n’est pas un plaisir de la satisfaction immédiate. Il est question d’un plaisir construit, qui part des représentations et trouve son apogée sur un moyen ou long terme (on n’affiche pas pour une seule journée). Outre ce plaisir quotidien, il s’agit aussi du plaisir de posséder.
Afficher dans son espace privé reviendrait à lutter contre un fait mis en avant par Edgar Morin, qui constate que le fan ne peut posséder , que toujours l’amour qu’il porte lui échappe. Il s’agit d’une inégalité « de fait », qui ne fait pas du fan un vaincu, qui va pourtant collectionner et conserver à divers titres. Dans son enquête sur le festival de Cannes, Emmanuel Ethis observe que 61,8 % des festivaliers possèdent une affiche qui témoigne de leur cinéphilie. Le chercheur considère par ailleurs que collectionner des objets de cinéma correspond à « une volonté délibérée de s’approprier l’objet cinématographique ». Et cette appropriation dépasse de loin la possession des affiches, des cassettes et des DVD. Emmanuel Ethis montre que l’appropriation passe par la collecte d’objets tels que les dossiers de presse, les photos, les billets de cinéma et même un verre marqué de traces de rouges à lèvres de leur star préférée. Ainsi, « dotés d’un pouvoir fortement suggestif, ces objets leur permettent de consolider pour eux-mêmes et aux yeux de leurs proches une relation matérielle durable avec les mondes de cinéma ».
L’affiche (que l’on affiche) revêt un sens particulier dans le sens où elle témoigne d’un attachement (au cinéma, au film, à la star…), mais également dans le sens où elle se montre. Dès lors, et même si nous sommes dans un espace privé tel que celui de la chambre, cet espace peut être ouvert (à la famille, aux amis). Dans ces conditions, afficher c’est dire quelque chose de soi-même non seulement à soi mais également aux autres.

Afficher comme un acte

On peut considérer cet acte comme un acte d’énonciation. Il s’agit d’entendre l’énonciation comme « l’acte même de dire, lequel désigne réflexivement son locuteur. (Sont nécessairement impliqués dans) l’acte d’énonciation, le « je » et le « tu » de la situation d’interlocution ». Si, comme nous l’avons observé plus haut, l’affiche fait signe, il faut envisager l’idée selon laquelle elle signifie aussi quelque chose de celui qui l’expose. Cet acte comporte en lui une dimension réflexive qui ne peut cependant connaître de généralisation. On peut se dire cinéphile, afficher son goût pour un film, son intérêt pour un acteur, etc. Cet acte d’énonciation est particulier dans le sens où le « je » reste primordial. En effet, au cœur de cette situation particulière, dans laquelle l’étudiant affiche, s’il affirme quelque chose à quelques autres, il s’affirme surtout lui-même… à lui-même.
Au-delà de l’affichage d’une cinéphilie, il s’agit aussi parler de soi-même sur d’autres registres, en offrant comme une vitrine de soi-même. L’étudiant étant à un moment de sa vie important dans l’affirmation de ses choix (le choix de ses études par exemple), et de ses goûts (en matière culturelle), Cette affirmation de soi est fondamentale. Jean Baudrillard a mis en avant l’importance de la personnalisation et de la différenciation au sein de notre société qui tend à généraliser tous les processus de consommation, culturelle ou non . Il s’agit en somme, pour chacun d’entre nous, d’être face à « l’exigence d’agir en individu » et de fait, de devoir affirmer son identité, de différentes manières. Dans ce cadre, choisir l’affiche d’un film parmi beaucoup d’autres consiste à affirmer une différence en affirmant son choix, à se mettre en scène en quelques sortes, au milieu d’une offre culturelle variée, à signaler son style et son statut.
Cet acte d’énonciation, cette affirmation de soi peuvent prendre la forme d’une déclaration (d’amour) pour quelqu’un, pour son idole, sa star. Ici également, et comme le relève Edgar Morin, « Les participations et affirmations de soi imaginaires inspirées par les stars déclenchent aussi des participations et des affirmations de soi concrètes ». Nous sommes ici à la frontière de l’imaginaire et du réel, entre un « repliement narcissique sur soi » d’un côté, et de l’autre, « une affirmation de soi ».
Afficher une représentation de la star que l’on aime signifie faire entrer la star dans sa sphère privée. La star se situe pleinement entre ce qu’Edgar Morin nomme « la star-déesse et la star-marchandise », puisqu’elle poursuit son existence de star-déesse en apparaissant sur l’affiche de son film, et qu’elle est une marchandise dont l’effigie se vend et s’achète, se consomme comme un produit. Depuis longtemps, « le rôle des stars a très largement débordé l’écran de cinéma ». Cependant, leur arrivée dans l’espace de la chambre est un élément particulier, dans le sens où ce n’est pas la télévision ou de la presse qui mettent en œuvre un discours sur la star, mais bien le fan lui-même qui met en scène l’objet de son affection. Les stars, dont nous savons déjà qu’elles « participent à la vie quotidienne des mortels » entrent, au moyen de l’affiche, dans l’intimité du fan. Elles conservent cependant bien leur statut de star car elles occupent l’espace privilégié du mur, celui sur lequel on place des objets de valeur. Afficher est donc bien faire entrer dans l’intimité, mais également contribuer à la construction du mythe autour de l’objet aimé.


La constitution d’un lien ?

Ainsi, l’image de la star va passer de l’univers mouvementé du cinéma à l’image figée de l’affiche. Cette affiche, avant d’atteindre la chambre, sera certainement passée par l’univers télévisuel. L’image arrêtée se prête alors à toutes les confidences, à une nouvelle intimité entre le fan et sa star. Il s’agit de la construction d’un rapport très personnel entre soi-même et la star (elle seule pourra voir ce qui se passe dans la chambre), ainsi que d’un rapport collectif, qui va faire du fan le membre d’un groupe. « À vrai dire, les stars accroissent les solitudes et les participations, mais les unes et les autres ne s’annulent pas ; elles constituent les solitudes et les participations que développe l’évolution de l’individualité contemporaine ».
Observons tout d’abord le phénomène (possible) de participation. Nous avons vu qu’afficher consiste à signifier. Signifier l’appartenance à un groupe, dire son goût pour un genre, mais surtout pour une personne, celle qui figure sur l’affiche. Ici, l’étudiant qui manifeste cette appartenance produit du sens quant à la formation de son identité. Il s’agit de l’importance du groupe dans la relation aux objets culturels. Il peut (mais pas toujours) se sentir appartenir à une communauté. Pour Dominique Pasquier, la communauté de fan est « la communauté qui se met socialement en scène de la manière la plus visible. Le fan est quelqu’un qui se montre comme fan ». La sociologue montre que les fans se sentant appartenir à une communauté n’hésitent pas à communiquer sur leurs diverses collections, qui sont autant de signes d’appartenance au groupe. Le fan est entouré, intégré à des réseaux d’échange et de discussion, ce qui lui permet d’acquérir un statut particulier, dépassant celui de simple spectateur.
Cependant, chaque personne, chaque étudiant qui affiche n’appartient évidemment pas à une communauté de fan. Il est susceptible d’appartenir à ce que Daniel Dayan et Elihu Katz nomment une communauté imaginée et qui est tout aussi importante que l’appartenance à des communautés plus réelles. Daniel Dayan considère qu’être un public c’est procéder à une présentation de soi, se livrer à une performance . Ainsi, un public adopte nécessairement une attitude réflexive, et « son existence passe par une capacité à s’auto-imaginer, par des modes de représentation du collectif, par des ratifications de l’appartenance ». Appartenir à la communauté imaginée, c’est accepter de rejoindre un groupe imaginaire, une « fiction de public » avec laquelle on construit un lien d’appartenance. Dès lors, afficher son goût pour un film, c’est accepter d’entrer dans la communauté imaginée des publics de ce film, et entrer dans une fiction de public en acceptant de la co-construire.
Il peut donc exister un lien à une communauté de fans, il existe plus vraisemblablement l’appartenance à une communauté imaginée, mais il existe également un rapport relativement solitaire entretenu entre le fan et la « star affichée », il est question de la création d’un lien. Ainsi, « se sentir proche de quelqu’un qu’on ne connaît pas n’est pas une attitude aussi irrationnelle qu’il pourrait y paraître ». Dominique Pasquier observe que ce lien réussit à s’inscrire dans le quotidien, durant un moment de la vie de l’adolescent, et qu’il est susceptible de disparaître aussi vite qu’il est apparu. Ce lien personnel, intime, peut non seulement avoir un rapport à une personne, une star, mais plus largement, il peut être question du rapport au film, considéré parfois comme une œuvre culte.

Afficher l’objet d’un culte

Finalement, l’affiche de film change plusieurs fois de rôle : ses passages à la télévision, puis aux devants et dans les cinémas, dans les lieux publics puis dans l’espace privé lui confèrent des fonctions toujours différentes. Mais, en effectuant le passage à la chambre, l’affiche, et le film dont elle témoigne, acquièrent un statut particulier, qui peut ressortir à la notion d’œuvre culte. Il est question de la mise en avant d’une œuvre qui a produit chez le spectateur un ou des effets suffisamment rares pour tenter de prolonger cette expérience. La notion de culte « concerne les fans et plus largement les publics lorsqu’ils expriment leurs goûts et placent des œuvres au sommet de leur hiérarchie. Lorsqu’un individu s’attribue une œuvre culte, il fait souvent référence à des émotions intenses, il remémore des périodes de l’existence affectivement chargées, il cristallise des stratégies d’affirmation de soi ». Effectivement, « le statut artistique du film ne dépend pas du seul spectateur », et de nombreux discours l’incitent à voir le film comme une œuvre. Cependant, ce qui nous intéresse ici est moins le fait qu’une œuvre puisse accéder au rang de culte sous l’effet d’un groupe de fans que l’accès du film au niveau du culte par l’affichage d’un seul individu qui peut ou non se sentir appartenir à un groupe. Il s’agit donc là d’un rapport personnel, d’une relation spectatorielle singulière. Ainsi, « tout film peut être considéré comme un film-culte (et) il n’y aurait pas de film-culte mais des spectateurs qui aiment « trop » certains films jusqu’à en faire des objets de culte ». Ici, l’éventuel visionnement répété du film lui confère le statut d’œuvre culte, mais c’est surtout le fait que le spectateur collectionne des objets et les mette en avant qui l’érige l’œuvre en objet de culte. Il est question de l’exposition de sa propre fascination.
Nous retrouvons naturellement ici l’aspect télévisuel. Les chaînes, par leurs émissions qui parlent de cinéma, mais aussi par la diffusion des films, ou d’autres lieux dans lesquels il est question de cinéma, conduisent à ériger le film en œuvre culte et à faire du film un objet du désir. Le culte, relève Eric Maigret, « est incontestablement considéré comme un phénomène englobant le télévisuel », il serait en partie construit par celui qui l’érige. En somme, le culte est une question de personne, et votre objet de culte a peu de chances d’être celui de votre voisin, ce qui est plutôt rassurant.
Le goût cinématographique lorsqu’il s’énonce aussi ouvertement dans l’affiche accrochée ou plus discrètement dans les conversations fonctionne comme une sorte de projection de soi-même, qui s’énonce pour soi comme un pari et pour celui ou celle qui la perçoit comme une promesse. D’où son importance dans les dispositifs de socialisation et notamment dans les dispositifs de socialisation estudiantine où la pratique cinématographique est la seule à être partagée par l’ensemble de la communauté. Contrairement à un contrat, qui engage toutes les parties qui le signent, le pari est un acte unilatéral qui n’engage que celui qui parie: « C’est un énoncé – précise Paul Ricoeur - qui fait ce qu’il dit ». Et c’est bien parce qu’il s’agit d’un pari que l’on peut parler à propos de ce que dit la pratique cinématographique d’une pratique culturelle de socialisation. Comme l’indique Clément Rosset « les images de cinéma qui nous ont frappé enfant continuent à mener en nous, souvent à notre insu, leur vie souterraine et à influencer notre vie intellectuelle lorsque nous devenons adolescents puis adultes […] L’histoire racontée par le film se découpe en séquences hachées les unes par rapport aux autres, la compréhension des « intervalles instantanés » qui séparent ces séquences étant laissée à l’initiative des spectateurs, dans la mesure où leur signification est tenue pour implicite » . C’est sans doute lorsque l’on décide de comprendre ce qu’il y a derrière cet implicite que l’on peut entendre commencer à mener une enquête sociologique qui aspire à saisir comment on devient spectateur de cinéma, comment le spectateur que l’on est ou que l’on prétend être représente un promesse quant à l’humain porteur de « goûts » avec lequel on pourra ou non échanger. Lorsque l’on est étudiant, tout comme l’univers intime de la musique que l’on écoute, on tend à accorder une confiance particulière à l’univers cinématographique qu’autrui nous propose et cela justement parce que ces univers-là ne relèvent pas directement de l’apprentissage scolaire. Ils signent et signalent des inclinations communes, des terrains possibles d’entente car ces derniers résultent malgré tout d’une formation à ces significations implicites laissées à l’initiative de chacun. On « reconnaît » l’autre lorsqu’on pense qu’il s’est saisi des mêmes initiatives que soi. Et l’on est particulièrement attentif à cette reconnaissance d’autrui durant ces périodes de formation que sont les études universitaires, spécialement structurantes dans la construction de son « petit soi » culturel.
Pour quatre étudiantes et trois étudiants sur une quinzaine interrogés assez longuement, on a pu remarquer que l’affiche de cinéma qu’ils avaient accroché chez eux représentait leur acteur préféré. Mais, comme l’a déjà remarqué ailleurs Emmanuel Ethis , on pouvait constater chez ces derniers un détail singulier : toutes ces affiches étaient à la fois « à portée de bouche » et étaient toutes légèrement usées à la hauteur des lèvres de l’acteur. Il nous est impossible d’en tirer là une quelconque conclusion d’ordre général à propos du fétichisme cinéphilique chez les étudiants. Ce détail méritait toutefois d’être souligné à l’aune de ce travail pour reposer la difficulté effective qui existe lorsque l’on se confronte à la compréhension du sens que chacun d’entre nous place dans les objets culturels que l’on tente de s’approprier.
L’affiche durant son parcours, et selon ses usages, revêt plusieurs valeurs, et qu’il soit question de la constitution d’un lien (qui peut avoir diverses formes), d’un rapport entre un fan et une star, ou plus simplement un spectateur et un film, nous sommes face à un acte d’énonciation, acte qui est l’occasion pour celui qui affiche de dire, de se dire.


Avignon / Les Angles, 20 mai 2005

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