vendredi, novembre 25, 2011

Nouvelles vagues

Nouvelles vagues

Pour Emmanuel et Jean-Louis,
« Oops, I did it again... »
Britney Spears


« J’ai éprouvé quelques difficultés à faire comprendre à tous qu’il ne s’agissait pas de succéder à Jean Vilar, mais, selon le dernier mot de La Danse de mort de Strindberg, que Vilar le citait dans les moments d’inquiétude, de continuer. »
Paul Puaux1


« Quand je dis « public croyant », je veux dire croyant unanimement à quelque chose et, peut-être, en la vie terrestre de l’homme »
Jean Vilar 2.


«Vilar reste présent sous la forme mythologique : sans le rapport dialectique entre la vérité qui est exprimée sur scène et le réel vécu par le spectateur ("le théâtre doit être le miroir de la société qui est son miroir"), "quelque chose de l'idée du théâtre à Avignon s'effondre." »
Olivier Py3


À la fin des années soixante, Michel Foucault, dans une conférence demeurée célèbre et intitulée « Qu’est-ce qu’un auteur ? 4» propose une thèse selon laquelle l’auteur d’une œuvre serait avant tout une fonction permettant d’organiser des univers de discours. Cette question mérite d’être transposée au regard d’un dispositif, d’une forme comme le Festival d’Avignon au regard même de ses soixante et quelques années d’existence. En effet, si il n’y a pas à proprement parler d’auteur(s) du Festival d’Avignon, son dispositif et sa forme se pérennisent, évoluent et continuent de rencontrer l’adhésion d’un public constitué de festivaliers. Mieux, il semble que se transmet à Avignon, d’une manifestation à l’autre, une détermination à mesurer chacune des éditions à une sorte de mythe originel du festival qu’on pourrait qualifier de « mythe vilarien » d’où se définiraient précisément la forme et le dispositif « Avignon ».
La « fonction-auteur », analysée ici, garantit la transmission d’une réalité suffisante à entretenir le « mythe vilarien ». Dans son ouvrage « Penser la Trivialité5 », Yves Jeanneret souligne le fait que « la figure auctoriale est à la croisée du symbolique, du populaire et du public . Le fait de prétendre à une certaine qualité de publicité joue un rôle déterminant dans la définition d'une figure d'auteur, et elle le fait parce que la catégorie de l'auteur relie une croyance dans la valeur de l'écriture à un motif de la diffusion sociale de l'oeuvre ». La présence, presque mythologique, d'un auteur du festival apparaît en réalité comme une notion fondamentale pour le festivalier. Mise en avant comme une signature et un gage d'authenticité auquel la très grande majorité des festivaliers – même ceux qui n’ont jamais connu Vilar - continuent de se référer pour parler de la manifestation avignonnaise. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir, comme nous l’avons fait, l’ensemble des courriers adressés à la « direction »6 du festival en 2005, alors que la programmation est fortement discutée par les médias. Si on laisse de côté leur contenu et leur humeur, certains courriers qui suivent montrent bien comment s’instaure la tonalité du dialogue entre les festivaliers et le festival, ses sources, son auteur:
Extrait 1/ « Je suis venu au festival la première fois en 1992. Sans invoquer un quelconque âge d’or, il me semble que la direction de l’époque savait bâtir un programme « élitaire ». Pour l’instant, l’inertie joue en votre faveur. Si vous lassez durablement les spectateurs, il sera très difficile de rebâtir quelque chose. Le vieux rêve de Vilar (notre rêve à tous) se sera alors (définitivement ?) envolé.»7.
Extrait 2/ «Sans doute Jan Fabre, l’artiste associé du Festival 2005 a-t-il le talent de faire parler de lui dans Télérama, mais ce prophète sauvage ne nous paraît pas être un auteur de théâtre digne de l’honneur qu’on lui a fait cette année. Transformer les acteurs en pantins dans un spectacle où le texte est remplacé par la nudité cultivée complaisamment dans le sang, l’urine et autres sécrétions, est-ce vraiment un spectacle « populaire », au sens initial du festival ? D’autant que le sang reste superficiel… Je vous propose d’organiser un débat avec votre public pour prendre le pouls de celui-ci. Proposer de nouvelles pistes, mais sans renier les racines et en incitant les festivaliers de « base » à rester ou à revenir.»8.

Entre la 2ème lettre- un festivalier qui déclare avoir vu le Cid dans la Cour d’honneur lors de sa première venue au festival - et la 1ère - un spectateur beaucoup plus « récent » - les similitudes font fonctionner un rappel à l’ordre non pas à un auteur, mais bien à un projet originel du festival. On y parle de « vieux rêve de Vilar », « programme élitaire », « sens initial du festival ». Nous pouvons constater que le mode d’interpellation est conduit à l’aune d' une croyance partagée (et partageable) dudit projet censé avoir constitué une référence commune entre ceux qui écrivent ces lettres et ceux à qui elles sont adressées. « Il y a une légende du Festival d'Avignon, qu'il faut savoir mettre à distance, mais respecter. Le festival des origines a été largement écrit a posteriori, notamment par ceux qui invoquent périodiquement une décadence en se référant à un modèle d'autant plus idéal qu'il est devenu inaccessible 9» (p. 43-44) explique Yves Jeanneret dans son propos sur la cour d'honneur. La légende vilarienne n'est pas seulement l'héritage du festival, elle est, pour les festivaliers, le fondement d'une culture commune. De fait, comprendre la « fonction-auteur » d’Avignon nécessite d’interroger cette croyance au festival et les différents niveaux d’adhésion qu’il implique. C’est ce que nous proposons de faire dans un premier temps. Puis, nous tâcherons de décrire dans ses évolutions le fonctionnement du mythe « Avignon ». Enfin nous analyserons comment Avignon a assigné une place singulière à l’expérience festivalière et comment celle-çi définit ce que signifie « faire le festival ».

Croire ou ne pas croire à « Avignon »

Face à une croyance, et ce qu’elle que soit cette dernière, et face aux moyens dont on dispose pour la décrire, l’orientation de l’observateur est capitale : croit-il ou ne croit-il pas lui-même ? Telle est la question. Comme le rappelle l’historien Paul Veyne, « la réalité est plus forte que toutes les descriptions qu’on peut en donner ; et, il faut avouer que l’atrocité, lorsqu’on la vit dépasse toutes les idées qu’on pouvait sen faire. En revanche, quand il s’agit de valeurs et de croyances, c’est le contraire qui est vrai : la réalité est très inférieure aux représentations qu’elle donne d’elle-même et aux idéaux qu’elle professe ». 10

Le regard posé sur les modalités de croyance au Festival d’Avignon présenté ne s’attachera pas non plus à dénoncer une quelconque « illusion Avignon », mais bien à observer comment fonctionnent ces modalités de croyance. Dès les années cinquante, le critique Morvan Lebesque qualifiait péjorativement les festivaliers de « pélerins ». Encore aujourd'hui, on a pu entendre Fabrice Luchini dénoncer les publics d'Avignon comme étant une « secte11 »Au reste, comme le signale Clément Rosset : « Dans l’illusion, c’est-à-dire la forme la plus courante de mise à l’écart du réel, il n’y a pas à signaler de refus de perception à proprement parler. La chose n’y est pas niée : seulement déplacée, mise ailleurs. Mais, en ce qui concerne l’aptitude à voir, l’illusionné voit, à sa manière, tout aussi clair qu’un autre »12. Cette description de l’illusion par Clément Rosset est similaire à ce que le personnage fantasque de Noelle Renaude, Madame K13, tente d’expliquer à son ophtalmologiste lorsqu’il lui annonce qu’elle est hypermétrope : «Mais, je vous dis que j’y vois très bien ! ». La vision du monde de Madame K n’est pas remise en question par le diagnostic de son médecin. Face à un rappel à l’ordre du corps médical quant à son décalage visuel, elle affirme simplement que son hypermétropie n’entrave en rien la clarté de sa perception.

Le Festival Avignon, lui aussi, peut être lu comme une fable de la démocratisation culturelle : gobée par des crédules et dénoncée comme illusoire par un petit milieu de doctes, mais « Avignon » peut aussi être lu comme une mythologie. Cette dernière lecture est moins pratique et rassurante que la première : elle nécessite des catégories un peu moins claires mais plus descriptives que celles renvoyant face à face des ingénus et des désabusés de la culture. Mais lorsque l’on écoute les récits des différents acteurs qui font ou qui participent au Festival d’Avignon, on pourrait conclure, comme le fait Paul Veyne à propos des grecs et de leurs mythes, à l’existence d’une pluralité de régimes de vérité du Festival d’Avignon. Comme Paul Veyne le fait lorsqu’il se demande à quoi servent les mythes, il faut reconnaître que les régimes de vérité du Festival d’Avignon sont au service des acteurs et des participants à la manifestation qui façonnent ainsi chacun leur récit du festival. Ce récit a posé et pose encore la question de la mémoire, de sa restitution, de sa traduction. Si les enjeux autour de ce récit sont multiples, un se distingue. Des « témoins » des premiers temps, des institutions mémorielles dont s’est doté le festival, de la mairie, du ministère, du « In », du Off, des compagnies, des « lieux », des publics locaux et régionaux, des publics « parisiens », des vieux, des jeunes, des journalistes, des « directeurs »… qui est le plus à même, de faire vivre ce récit ?

-1- Il ne s’agit pas de définir une exclusivité, ou quelque copyright, que ce soit de la parole vilarienne, mais de rappeler qu’en effet, ce récit n’est pas une fable : il a valeur de règle. La règle, ici, n’a certes pas de valeur légale puisqu’elle n’établit pas de sanctions préalablement déterminées à des « fautes » également prédéterminées. La règle prend le sens de l’étalon auquel on choisit de mesurer le renouvellement du projet du Festival d’Avignon.

-2- Il ne s’agit pas non plus de penser à qui appartient le Festival d’Avignon, on entend trop souvent qu’il appartient à tout le monde, or il appartient à ceux qui l’aiment et c’est bien cela le problème. Le festival a bien trop d’amants et de maîtresses pour que nous décidions de la légalité de ces unions. Charmant paradoxe, dès sa création, le festival a été pensé sur le mode de la rupture : ruptures esthétiques avec un rapport à la scène, rupture en repensant une nouvelle relation au public, rupture en réajustant une autre dynamique au territoire… Ainsi, chaque année, comme au carnaval où l’on fait revivre les morts, chacun fait renaître le festival et doit vivre sa rupture avec celui-ci afin de lui être le plus fidèle.

Aussi s’agit-il de se demander comment fonctionne l’énonciation du mythe avignonnais : son interprétation, son appropriation. Ces interrogations posent dans leurs sillages également la question liée à l’attribution et à la reconnaissance de « l’endroit » d'où s’énonce le festival : peut-on voir une tentative de signature du festival dans ce qui est avant tout une incarnation ?

la chorale des ego

Les mythes sont des récits particuliers qui se reconnaissent suivant deux traits : le premier est qu’ils n’ont pas d’auteur à proprement parler ; le second est qu’ils sont souvent l’objet de croyance, sans être forcément sacrés. Les mythes sont souvent vus également comme des idéologies capables d’enjoliver le réel et le rendre désirable. C’est d’ailleurs en ce sens qu'à partir de la fin de la seconde guerre mondiale, les mythes ont investi tous les domaines de la critique sociale, littéraire et esthétique. Roland Barthes va analyser ces mythes que sont pour lui les publicités pour automobiles, les figures de Marilyn Monroe ou d’Elvis Presley, etc. Ceux-ci sont des mythes au sens ils expriment, à leur manière, les croyances et les aspirations qui composent une part de la panoplie de l’homme moderne : on imagine fort bien ici qu’on pourrait ajouter à cette liste le festival d’Avignon.
Quiconque est venu à « Avignon » perçoit qu’il y a, d’une part, la face événementielle, celle qui caractérise l’événement en train de se produire et, d’autre part, leur face mythique qui charge symboliquement l'évènement. Ces deux faces ne sont pas exclusives, bien au contraire, elles se nourrissent mutuellement.

À Avignon, il n’y a pas d’instance suprême qui régit l’ensemble de la manifestation telle qu’elle apparaît aujourd’hui. En conséquence, chacun peut s’octroyer la possibilité de construire son mythe du festival sans que cela soit officiellement contesté. Ainsi, chaque mythe participe à réajuster une mythologie d’ensemble organisée dans une sorte de grand récit de l’aventure festivalière d’Avignon qui aurait pour mythe originel le mythe vilarien, et qui est donc systématiquement réinterprété par une foule d’héritiers souvent auto-déclarés. Si l’on tente de représenter graphiquement, le fonctionnement d’ « Avignon », on peut observer comment chaque acteur du festival se réfère au mythe des origines pour revendiquer l’authenticité de sa propre version de la manifestation, version justifiée par la position qu’il occupe dans le dispositif général.

Le récit mythologique mobilise le paradigme des mythes du Festival d’Avignon au sein d’une polyphonie syntagmatique plus ou moins harmonieuse. Il y a le mythe originel : les festivaliers réunis en bras de chemise autour d’une manifestation populaire , la scène de la Cour d’Honneur, le Palais des papes, l’équipe du festival ne faisant qu’un derrière Jean Vilar et le « Prince » Gérard Philippe. Le festival des débuts apparaît là comme un Eden à jamais perdu par la faute d’un théâtre perverti, si l’on se place dans une lignée rousseauiste, par les marchands, les parisiens, les avignonnais, les hippies, la faune, les intermittents, Bernard Faivre d’Arcier, André Benedetto, Alain Léonard, Hortense Archambault et Vincent Baudriller...
C’est cette même question de la transmission et de l’appropriation qui taraude la direction de la Maison Jean Vilar14, quand en 2004, ceux-ci décident de présenter une exposition intitulée de manière quelque peu provocante « Vilar, connais pas ! ». L’institution avait là pour projet d’interroger le trajet, la mémoire, la transmission et la connaissance actuelle de Jean Vilar sous la forme de questions très « simples » : A-t-on besoin de connaître Jean Vilar pour pratiquer « Avignon » ? Qu’est-ce que pratiquer « Avignon » en ne connaissant pas Jean Vilar ? Aujourd’hui, ces questions ne sont pas des coquetteries ayant pour simple objectif de démontrer l’importance de « Jean Vilar » dans la vie culturelle française. Au demeurant, l’équipe d’enquêteurs présente à Avignon cette année-là s’est aperçue que même s’ils ne connaissent pas l’œuvre de Jean Vilar, la plupart des spectateurs présents à Avignon en connaissant le nom et que, même si cela était parfois fait très abruptement, ils associaient ce nom à la création du festival et souvent au fait que peut trouver grâce à Vilar un festival « populaire » à Avignon. Ces questions de la connaissance du mythe fondateur concernent, on le voit, les spectateurs présents à Avignon. Et ce sont bien ces questions du mythe qui entraînent dans leurs sillages toutes les autres questions : en tant que spectateur, au-delà de la fréquentation théâtrale, quelle dimension supplémentaire éprouver par sa présence festivalière ? En tant que public, quelle civilité, quel être avec les autres mettre en oeuvre ? En tant que participant à la production du Festival d’Avignon, pourquoi venir « faire » Avignon et pas « Nous n’irons pas à Avignon »15 ? Cette rafale de questions interroge le projet d’ « Avignon » à la fois dans son rapport aux publics mais aussi dans son rapport à la profession. Ne pas connaître Jean Vilar est une chose tout à fait banale pour qui ne vient pas au Festival d’Avignon. De même, cela n’est pas dramatique de venir la première fois au Festival d’Avignon en ne connaissant pas Jean Vilar. En revanche, c’est une autre chose que le fait de venir à « Avignon » ne fasse pas connaître Jean Vilar.


Y aurait-il un art du festival ?

Dans l’introduction de l’ouvrage qu’il consacre à la politique des auteurs de la Nouvelle Vague du cinéma français, Jean-Pierre Esquénazi cite un long extrait de L’ordre du discours de Michel Foucault16 : « Je crois qu’il existe un autre principe de raréfaction du discours […] Il s’agit de l’auteur. L’auteur non pas entendu, bien sûr, comme l’individu parlant qui a prononcé ou écrit un texte, mais l’auteur comme un principe de gouvernement du discours, comme unité et origine de leurs significations, comme foyer de cohérence. […] Tous ces récits, tous ces poèmes, tous ces drames ou comédies qu’on laisse circuler au Moyen-Âge dans un anonymat relatif, voilà qu’on leur demande (et on exige d’eux qu’ils disent) d’où ils viennent, qui les a écrits ; on demande que l’auteur rende compte de l’unité du texte qu’on met sous son nom ; on lui demande de révéler, ou du moins de porter le sens caché qui les traverse ; on lui demande de les articuler, sur sa vie personnelle et sur ces expériences vécues, sur l’histoire réelle qui les a vus naître. L’auteur est ce qui donne à l’inquiétant langage de la fiction, ses unités, ses de cohérence, son insertion dans le réel ». Jean-Pierre Esquénazi poursuit cette citation en rappelant l’intérêt qu’ont eu les nouveaux cinéastes français des années soixante à revendiquer leur statut d’auteur pour exister dans la situation sociale qui était la leur : « L’hypothèse de [son] recueil concerne la possible application de ce que dit Foucault au domaine de la théorie du cinéma. […] Pour les amoureux du cinéma (les cinéphiles), en appeler à l’auteur a été une façon extrêmement efficace de rejoindre le domaine tant convoité de « l’art », tel qu’il a été conçu dans notre ère moderne : un lieu à part, qui justement n’a pas de lieu propre dans la société, mais où se rejoignent les plus sublimes esprits. Le paradoxe est que ces derniers ne parviennent à s’inscrire dans cet espace magique qu’à titre individuel : c’est l’originalité d’une démarche singulière qui leur assure leurs places et leurs situations. Or, la fabrique des films est tellement évidemment un travail collectif, le cinéma si clairement une industrie, que la tâche était difficile pour ceux qui ont voulu proclamer le caractère artistique du cinéma ». Au regard de ce que l’on vient d’énoncer précédemment sur les rhapsodes et le fonctionnement du mythe d’Avignon, on peut sans doute se risquer à transposer les observations faites par Jean-Pierre Esquénazi à propos du cinéma sur le fonctionnement du Festival d’Avignon. On peut ainsi se demander comment est revendiquée, dans la manifestation d’aujourd’hui, une certaine filiation avec l’artiste créateur d’Avignon, Jean Vilar, et comment fonctionne le discours sur l’art alors même que ce n’est plus un artiste qui est à la tête du festival. C'est le poète Vilar, dont le texte originel fait l'objet d'une interprétation qui se situe entre les rhapsodes et les aèdes, et c'est donc dans cet acte d'interprétation que se situe l'auctorialité du Festival. On retrouve ici la structure des horizons d'attentes proposé par Hans Robert Jauss. D'une part, celle de l'oeuvre crée à une époque et d'autre part, l'accumulation des activités interprétatives qui réactualisent l'oeuvre chaque année.

Si l’on regarde à gros traits l’histoire de la place de l’artistique dans le discours de l’organisation du festival « In », on peut remarquer que depuis la « nouvelle direction » de Vincent Baudriller et Hortense Archambault, cette place est affirmée comme centrale dans la définition de la forme festival. Loin de nous l’idée que le Festival d’Avignon ait été dénué, à quelques moments que ce soit, de dimension artistique, mais sa forme même a rarement revendiqué, par le truchement des discours, la place de l’artistique comme primant sur le reste.
On se souvient que Jean Vilar n'a jamais établi sa condition de directeur du Festival d'Avignon sur son statut d'Artiste : c'était lui même. Il appuyait le sens de « sa » direction sur un projet ouvert sur le public qui peut « croire » avec lui à une façon de réfléchir sur son époque et ce grâce au théâtre : « Et quand je dis « public croyant »- déclare Jean Vilar- je veux dire croyant unanimement à quelque chose et, peut être, en la vie terrestre de l'homme. Et cela seul Mais si l'on regarde autour de soi, il n'y a pas de croyance commune. Il y a contradiction. C'est le mal de ce siècle. Si donc il y a division, comment retrouver au théâtre le miroir du temps, la cérémonie et la communion ? » De fait, succéder à Jean Vilar a posé la question de l'artiste à la tête du Festival d'Avignon. Qui pour le remplacer ? On ne remplace pas Jean Vilar, on continue son projet. Et la place de l'artiste reste au cœur des débats quand, en 2011, alors que la direction Vincent Baudriller- Hortense Archambault vient d'être reconduite, le ministre Frédéric Mitterrand annonce son intention de proposer la direction du festival d'Avignon à Olivier Py, alors tout juste débarqué du Théâtre de l'Odéon17.
Depuis 2004, la direction du Festival a mis en place une politique d'artiste associé qui tend à mettre en avant le travail -souvent pluri disciplinaire- d'un artiste, et de lui ouvrir les lieux du Festival. Avec cette politique, le festival met un auteur au cœur de chaque édition en renouvelant, temporairement, sa signature, mais en faisant de la dimension artistique le cœur des débats festivaliers. On voit comment Olivier Py s'inscrit dans cette mythologie lorsqu'il déclare : « Je suis né spirituellement à Avignon, où je suis monté pour la première fois sur scène, en 1985, dans le off. » raconte Olivier Py au Monde18. Depuis Jean Vilar, ce sera peut-être le premier artiste à diriger le Festival d'Avignon. Peut-être devons nous voir l'annonce d'Olivier Py comme une nouvelle vague qui permettra de repenser à la notion de transmission et au fait que Jean Vilar n'a pas trouvé son Prince. Dans la pièce l'Enigme Vilar19, présenté en 2006, le propos était que Vilar n'avait pas trouvé son Prince. Or, peut-être faut il imaginer que ce prince pouvait être Gérard Philippe dont il disait qu'il n'imaginait pas gagner la bataille sans lui20.

Exister dans la généalogie du Festival d'Avignon relève, on le voit, avant tout d'une construction. La transmission, la destination, le « dépositariat » et finalement l'usage d'une place, d'un lieu de parole dans le dispositif « festival » tel qu'il existe à Avignon supposent, on le voit donc, de s'approprier la mythologie avignonnaise, d'y croire, ou du moins de faire croire que l'on y croit de manière à ce que cette mythologie puisse coïncider avec les intérêts que l'on tente de défendre. La volonté de tendre vers une culture commune, qu'elle soit dans une logique de programmation ou dans la mise en avant de l'univers d'un artiste devient alors symptomatique d'une volonté d'unification du Festival : public, acteurs, lieux, territoire, tous sont englobé dans une tornade perpétuelle. Seule la légende Vilarienne, à la fois système de référence et fantôme bienveillant, omniprésente des discours et des envies, demeure dans l'oeil du cyclone, patrimoine inébranlable du Festival qui ne doit pas demeurer figé. Il ne s'agit pas de considérer le Festival comme un musée et de se rappeler des propos de Stig Dagerman qui ne pose pas la question de la nouveauté de la vague mais la participation de celle-ci à un ensemble plus large qui est la mer : « Personne n'a le droit d'exiger de la mer qu'elle porte tous les bateaux ni du vent qu'il gonfle perpétuellement toutes les voiles. 21»


Damien MALINAS
en collaboration avec Stéphanie Pourquier-Jacquin

jeudi, septembre 01, 2011

Le dire avec des fleurs

Or, il y avait un petit jardin devant la maisonnette ensorcelée, dans lequel poussaient douze fleurs de lis, qu’on appelle aussi « étudiants ». Comme elle voulaient faire plaisir à ses frères, la sœur cueillit les douze fleurs et pensait en offrir une à chacun au moment du repas. Mais au moment même où elle brisa la tige des fleurs, les douze frères furent changés en corbeaux et s’envolèrent au-dessus de la forêt, et la maison avec avait disparu elle aussi. La pauvre jeune fille se retrouva seule dans la forêt sauvage, et comme elle regardait autour d’elle, elle vit une vieille femme à ses côtés qui lui dit : - Qu’as-tu fait là, mon enfant ? Pourquoi n’as-tu pas laissé poussé les douze fleurs ? C’étaient tes douze frères, qui sont désormais transformés en corbeaux pour toujours.
Jacob et Wilhem Grimm (collectés par), Contes pour les enfants et la maison, trad. Natacha Rimasson-fertin, « Les douze frères », édtions José Corti, 2009, tome 1, p 67.

vendredi, mai 20, 2011

Dans les yeux d’une femme fatale Un tout petit lieu d’expression pour une petite observation

Dans les yeux d’une femme fatale
Un tout petit lieu d’expression pour une petite observation

Quand j’étais gosse et que je feuilletais l’Ancien Testament raconté aux enfants et illustré de gravures de Gustave Doré, j’y voyais le Bon Dieu sur un nuage. C’était un vieux monsieur, il avait des yeux, un nez, une longue barbe et je me disais qu’ayant une bouche il devait aussi manger. Et s’il mangeait, il fallait aussi qu’il eût des intestins. Mais cette idée m’effrayait aussitôt, car j’avais beau être d’une famille plutôt athée, je sentais que l’idée des intestins de Dieu était blasphématoire.
Sans la moindre préparation théologique, spontanément, l’enfant que j’étais alors comprenait donc déjà qu’il y a incompatibilité entre la merde et Dieu et, par conséquent, la fragilité de la thèse fondamentale de l’anthropologie chrétienne selon laquelle l’homme a été créé à l’image de Dieu et alors Dieu a des intestins, ou bien Dieu n’a pas d’intestins et l’homme ne lui ressemble pas.
Les anciens gnostiques le sentaient aussi clairement que moi dans cinquième année. Pour trancher ce problème maudit, Valentin, Grand Maître de la Gnose du IIe siècle , affirmait que Jésus « mangeait, buvait, mais ne déféquait point ».
La merde est un problème théologique plus ardu que le mal. Dieu a donné la liberté à l’homme et on peut donc admettre qu’il n’est pas responsable des crimes de l’humanité. Mais la responsabilité de la merde incombe entièrement à celui qui a créé l’homme, et à lui seul.

Milan KUNDERA (L'insoutenable légèreté de l'être)

Entre le Cannes hivernal et le “ Cannes Festival ”, la différence tient au travail de mise en conformité d’une ville avec un décor de strass et de paillettes propre à stimuler tous les fantasmes attachés à cet endroit. Ainsi, Femme fatale, film de Brian De Palma qui, pour sa première scène, prend en toile de fond le festival de Cannes 2001, illustre parfaitement ce travail de mise en conformité du décor festivalier avec les attentes qu’on en a. Au demeurant, ceux qui ont l’habitude de pratiquer le Palais des festivals retrouveront ce dernier tel qu’ils le connaissent, le décor réel global étant suffisant pour fournir au film un décor de cinéma ; cependant - et s’ils ont pratiqué ledit Palais jusque-là -, ils remarqueront aussi que seul un tout petit lieu de l’action a été entièrement réinventé et reconstruit par De Palma : les toilettes. Sans doute les véritables toilettes devaient-elles dénoter avec l’imaginaire cannois qu’on tente de refigurer à destination du public du film, car les toilettes de Femme fatale censées être au cœur du Palais, sont là des lieux d’aisance d’un luxe qui se situe fabuleusement au-delà de la réalité cannoise. On appréciera le soin porté par le réalisateur à ne pas briser la continuité du mythe jusque dans ces lieux d’eau.

Ce décalage entre la fiction et le réel indique une attente forte que chacun peut avoir du petit monde cannois. Les toilettes nous y renvoie à l’ordinaire de nos vies et à un facteur de rassemblement humain autour de la même activité. Pourtant, c’est bien dans l’obligation de cette activité ordinaire, qui à jamais nous différencie de dieu selon Kundera et, étrangement, nous rapproche des stars, que s’égrainent des questions rarement partagées : Quelles sont ces autres personnes qui partagent ces toilettes ? Qui dans le monde où s’est inventée, au moins partiellement, la politique de l’auteur, laisse ces écritures anonymes sur les portes ? Ces écritures-là se font à la dérobée. Elles conservent en elles la force d’une bravade à la fois intime et sociale, immédiate et intemporelle. Au moment où elles sont exhibées, elles ne savent pas grand-chose de leurs destinataires. Ces écritures-là ne supportent pas le lisse et paraissent brutalement nous faire signe.

Il y a une dizaine d’années, les sociologues de notre équipe avaient croisé Jacques, un festivalier qui arbore fièrement son statut de lecteur de lieux d’aisance : tout particulièrement les toilettes des théâtres et des cinémas, voire des cafés et des restaurants situés à leur proximité. En fait, il mène une véritable enquête sur l’attribution de ces mots parfois poétiques. En expert, il aime rendre leur attribution à leurs auteurs anonymes, mais peut-être célèbres. Par son intérêt original, a incité les sociologues à mieux observer ces lieux communs et intimes qui permettent de révéler un dispositif et ce qu’il autorise. Ainsi, cette année, sur la Croisette, des toilettes pour les personnes en situation de handicap montrent la prise en compte par le dispositif de ce qu’il convient de nommer l’accessibilité. Le Festival de Cannes dont une partie du propos relève justement de son inaccessibilité renvoie ses participants festivaliers au rang d’individu stigmatisé. Erving Goffman définit celui-ci comme n’étant en rien différent d’un quelconque être humain, alors même qu’il se conçoit et que les autres le définissent comme quelqu’un à part. Au regard de l’inadaptation sans cesse rappelée dans le quotidien de chacun et par son caractère extraordinaire, Cannes force le festivalier à être un peu plus lui dans un univers qui ne veut être accessible pour personne. Les lieux d’aisance du festival offre ainsi une possibilité de réajustement social pratique en permettant là de recentrer un nœud papillon, là de remonter une bretelle de robe, et là de consommer une dose de ce qui manque à chacun pour que chacun puisse finalement tenir le rôle qu’il doit tenir « anormalement ». Les miroirs des toilettes tiennent un rôle essentiel dans cette confrontation aux autres et à leur regard car elle demande une appropriation de son corps, d’une façon de bouger et de s’accepter. Le rouge à lèvres dans le miroir, la main dans les cheveux qui recoiffe une mèche dans la glace, le reflet qui disparaît pour lacer une bottine ne sont plus cosmétiques dans les toilettes cannoises mais une énonciation de soi, un réajustement de social de soi à soi.

Dans ce lien fort entre dispositif et intimité, l’anthropologue et le spécialiste des gender studies devraient éclairer le sociologue sur le caractère féminin-masculin de la manifestation à laquelle il assiste. En effet, la « femme fatale » est amenée à participer à l’aisance des deux genres dans les toilettes du village international du Festival de Cannes. Les toilettes y sont gratifiées de portraits de stars. Dans les toilettes des femmes, ces dernières s’occupent sous le regard d’Audrey Hepburn et les hommes vivent leur intimité dans les yeux de Marilyn.

Cinéma « presque » vrai

Cinéma « presque » vrai

Je suis un mensonge qui dit la vérité. Jean Cocteau

Déjà, Edgar Morin écrivait en 1955 dans Les Temps Modernes : “ Il est bien connu que le véritable spectacle du Festival n’est pas celui qui se donne à l’intérieur, dans la salle de cinéma, mais celui qui se déroule à l’extérieur, autour de cette salle. À Cannes ce ne sera pas tant les films, c’est le monde du cinéma qui s’exhibe en spectacle. […] Le vrai problème est celui de la confrontation du mythe et de la réalité, des apparences et de l’essence. Le festival, par son cérémonial et sa mise en scène prodigieuse, tend à prouver à l’univers que les vedettes sont fidèles à leur mythe ”. En 1961, Edgar Morin et Jean Rouch reçoivent le Prix de la Critique au Festival de Cannes pour Chroniques d’un été. Durant l’été 1960, les deux scientifiques interrogent des parisiens, les amènent à s’interroger entre eux et finalement à s’interroger sur eux-mêmes. Les thèmes abordés sont l'amour, le travail, la culture, le racisme… Dans la même lignée que Chris Marker et Yan Lemasson, ce documentaire donne chair par ces « acteurs » à la question existentielle qui taraude le cinéma. Cinéma-vérité et cinéma-mensonge : quel personnage jouons-nous devant une caméra et dans la vie ?

Ce 15 mai 2011, à 18 heures, dans la Salle Bunuel du Palais des Festivals, introduit par Thierry Fremaux, Edgar Morin est devenu un mythe auquel on vient confronter sa réalité. Le vieil homme a une belle voix et tient son public. Le noir se fait. Le film commence. Une première question. Êtes-vous heureux ? Une réponse parmi d’autres titille les sociologues dans l’écran et ceux dans la salle. Presque heureux. Presque. C’est dans ce presque que se joue la capacité et l’incapacité du cinéma et de la sociologie à dire la vérité. La lumière se rallume. Deux étudiants discutent. Un mythe passe devant eux. Ils discutent cinéma. Ils discutent sociologie. Ils discutent Morin. L’un, plus à l’aise dans son discours, rappelle qu’Edgar Morin a largement contribué à la construction de la notion de développement durable. Il enchaîne sur la responsabilité asymptotique qui est la notre devant la nature. L’autre s’arrête et le regarde un peu éberlué : asympt… Le premier, emballé par lui-même, explique à ce dernier que le terme d'asymptote est utilisé en mathématiques pour préciser des propriétés éventuelles d'une branche infinie de courbe à accroissement tendant vers l'infinitésimal. Plus pédagogiquement encore, il développe un peu trop durablement au goût de son camarade le fait que cela peut qualifier une droite, dont une courbe plus complexe peut se rapprocher jusqu’à presque la toucher mais sans jamais l’atteindre. L’autre étudiant sourit et lui répond serein : dans mon quartier, on appelle ça une salope. Sous le regard du sociologue, la vérité est parfois simple à dire, enfin presque.

mardi, mai 10, 2011

Expérience intime, publique et politique

EXPÉRIENCE SENSIBLE / EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE


Damien Malinas, maître de conférences, Université d’Avignon et des pays de Vaucluse (Département des sciences de l’information et de la communication -Équipe Culture et Communication / Centre Norbert Elias (UMR 8562 -EHESS-UAPV-CNRS)).

Les quelques mots du titre de cette intervention essaient de vous présenter ce qui serait une esthétique des enquêtes sur les festivals culturels telle que nous la développons avec mes collègues Emmanuel Ethis et Jean-Louis Fabiani. Il faut donc en premier lieu préciser que ce sont des enquêtes collectives. Nous nous transportons sur le terrain en “bande”. Ce mode de transport invente notre point de vue sur l'enquête en « terres festivalières » depuis 1992. Ainsi, pour interroger le Festival d’Avignon, nous en sommes maintenant à au moins quatre générations d’enquêteurs issus de territoires et d'univers différents plus ou moins proches de l'objet « Avignon ». Ici, le terrain est conçu comme une expérience sous le regard du sociologue mais aussi une expérience pour lui. Délimitée par la durée du festival elle-même, cette expérience doit être comprise comme un moment historique et singulier, et non comme un moment qui permettrait de réitérer chaque année les conditions similaires d'observation du terrain.

En deuxième lieu, la dimension plurielle de l'étude que nous avons menée réside dans le fait que nous avons choisi de travailler sur plusieurs cas de festivals. Au-delà d'un esprit de comparaison visant à comprendre la notion même de festival, nous avons travaillé sur plusieurs spécimens faits de moments et de territoires différents. Travailler Avignon en interrogeant Cannes, en découvrant les Vieilles Charrues, en dialoguant avec les Transmusicales, c'est interroger des discours originels de festivals qui prennent sens dans une mise en oeuvre réactualisée par chaque nouvelle édition. Dans la relation des publics à ces festivals, on a interrogé au présent la manière dont se réinvente le projet politique de chaque manifestation depuis un passé toujours reconstruit. Il y a, d'une part, dans tous ces festivals des publics de la « première heure » qui sont de forts prescripteurs. Il y a, d'autre part, un horizon d'attente produit par le dispositif lui-même depuis l'idée qu'on a de sa création -un mythe originel- qui amène les festivaliers à se demander à quoi ils participent et si la valeur de cette participation est à la hauteur de l'expérience désirée. Des valeurs vont être associées à ces manifestations. Avignon-démocratisation culturelle, Cannes-international, Transmusicales-démocratie des arts, Vieilles Charrues- développement durable : selon « l'âge et le lieu de naissance » des festivals, les propos artistique, culturel, politique, territorial sont plus ou moins saillants. Pourtant, tous ces festivals ont un point commun, on y va pour se rassembler. Et comme pour tout rite, le nombre de participants est important dans l'efficacité-même du rassemblement. Sur ce point, les Vieilles Charrues sont exemplaires des publics des festivals qui aiment se connaître et se reconnaître eux-mêmes. En effet, le nombre des festivaliers aux Vieilles Charrues est une rumeur qui fait que, d’heure en heure, le sociologue n'a qu'à demander aux festivaliers pour connaître l'ampleur du rassemblement. Il est important de savoir, si le « nous » est équivalent à « 70 000 », « 80 000 », « 100 000 » ou « 110 000 ».

Cette question des chiffres appliqués aux publics existe différemment selon les festivals. Ainsi, à Avignon, le « taux de remplissage » est devenu un enjeu majeur dans la mesure de la réussite du projet du festival lors de la présentation annuelle du bilan. La question du public populaire qui habite Avignon a changé. Et, bien que « remplissage » ne soit pas synonyme d'ouverture sociale et encore moins de démocratisation culturelle, observer Avignon ne fût pas a priori démontrer l’échec de la démocratisation culturelle dans ses endroits les plus symboliques. Il faut se rappeler ici que la critique longtemps formulée au festival d'Avignon ne relevait pas de l'élitisme, mais plutôt de fonctionner comme une vitrine du théâtre français assez consensuelle : d'aucuns parlaient de « super Scène nationale française ». Dans le même esprit, on se plaît à décrire du festival d'Avignon une espèce de public moyen majoritairement féminin, lecteur de Libération et Télérama, de plus de 50 ans, membre de l'Éducation Nationale et ayant si possible dans son entourage un artiste-metteur en scène. Et, pour être clair, cette festivalière existe et nous sommes même un certain nombre à l’avoir rencontrée. Heureusement, comme elle ne saurait être résumée à ces quelques traits, elle ne peut résumer l'ensemble des festivaliers. En fait, le festival d’Avignon du haut de sa soixantaine d'années nous donne la possibilité d’observer un public qui s’est constitué le temps d'une vie et qui a changé, vieilli, et s’est « renouvelé » avec lui. C'est dans ce mouvement permanent que s'opère un lien fort entre l’intime du festivalier et le collectif du public. Si, comme on l'a vu, le festival est un lieu d'expérience pour le sociologue, c'est aussi parce qu'il renvoie tous ses participants à l'état de festivalier. L'observateur, l'acteur et le spectateur, le commentateur sont rassemblés dans un territoire, une manifestation, et une dénomination qu'ils essaient de subsumer en une expérience esthétique.

Qu’est-ce qu’un festivalier ? Tout d'abord, il appartient à un ensemble qui le dépasse, et par voie de conséquence, il faut se demander où arrêter cet ensemble. Lors de nos enquêtes par questionnaires, pour être considéré comme un festivalier, il faut être venu voir au moins une fois une pièce dans l’édition en cours. Plus profondément, comment mesurer la construction du festivalier et son processus ? Comment appréhender dans un même ensemble un festivalier qui a pratiqué une trentaine d’éditions et un festivalier qui vient pour la première fois ? On voit là une drôle d'activité à laquelle s'adonne lui-même le festivalier à Avignon : expérimenter, éprouver, mesurer sa génération. Venir à Avignon à un âge ou à un autre semblait important pour construire ses propres petits mythes qui nous permettent de revenir, grandir, vieillir et même se « renouveler » avec le Festival.

Quand « l’esthétique du public » du Festival d’Avignon est qualifiée de vieillissante, pour le sociologue, ce blanchissement redouté des cheveux est à la fois le signe le plus sûr d’une fidélité et d’assiduité dans le temps et révèle une injonction forte à la jeunesse traduite par une volonté de « renouvellement des publics ». En effet à Avignon, comme dans le monde de la culture, cet objectif semble être devenu une évidence et une catégorie descriptive des plus opératoires. Pour interroger ce que peut être ce renouvellement dans la catégorie plus large du changement, nous nous sommes accordés sur l’entrée plus partielle des commencements des festivaliers. Aussi, nous avons interrogé leurs « premières fois ». Et, contrairement à ce que nous attendions, par un glissement de terrain, les premières fois n'étaient pas liées à la nouveauté et encore moins à une prime jeunesse. En fait, les festivaliers choisissent leurs premières fois, celle qui comptent pour eux et qu’ils racontent. Cela nous a ainsi permis de donner de la chair à ce que peut être une expérience esthétique pour le sociologue. Une expérience esthétique est un accident : un point qui va nous amener à revoir notre vie. Les premières fois sont devenues un outil méthodologique pour interroger cette abstraction au cours d’un entretien car les gens répondent rarement lorsqu’on les entreprend en leur disant “Bonjour vous avez eu une expérience esthétique ?”. Le récit de ces premières fois festivalières a permis de pointer l'importance de l’autonomie dans une pratique où ce n'est pas seulement une logique de reproduction à l'œuvre, mais bien, une logique générative de son propre petit monde culturel où les amours et les amis tiennent une grande place. Pour construire les conditions d’une expérience esthétique, l’expérience sensible d’un festival comme Avignon est saturée de pièces de théâtre, de paroles, de rencontres, mais aussi de soleil, de mistral, de vin rosé. Comme on ne retrouve jamais sa première fois, on provoque d’autres premières fois. Par ce jeu individuel et collectif, la culture permet aux festivaliers de construire une génération intime, publique et politique.

Damien Malinas a écrit avec Emmanuel Ethis et Jean-Louis Fabiani, Avignon, le public participant. La Documentation Française-L ‘Entre-temps, Paris, 2008 et Portrait des festivaliers d'Avignon. Transmettre une fois ? Pour toujours ? PUG, Collection Arts Cultures Publics, Grenoble, 2008.

vendredi, avril 29, 2011

Exposer la mise en scène culturelle de soi dans les chambres d’étudiants

http://www.youtube.com/watch?v=7i4skKRMvJQ

Avant il fallait se lancer devant tous, cela créait des inhibitions, certains ne dansaient jamais. Aujourd’hui, partout dans le monde, ça se dandine dans sa chambre. Parfois, le peuple jeune éclaté s’agrège dans les concerts, des boîtes de nuit, dans des rassemblements spontanés où s’improvisent des chorales pop. Parfois, il est saisi comme tel, peuple-qui-danse-dans-sa-chambre : par la magie du générique de Good Morning England, qui voit se succéder des auditeurs de l’émission de rock pirate chez eux, tous s’agitant sur lits, chaises et tables au son de la pop sixtiesþ; par la magie du clip du groupe Feeder, qui passe en revue une panoplie internationale d’adolescents, par groupes ou seuls, karaokant les paroles, de la chanson (All By Myself) en s’agitant entre les quatre murs de leur chambre, en prenant à partie la caméra, en s’équipant d’instruments ou de mains pour faire micro, de bras pour faire guitare, de bidons pour faire batterie ou de rien : parfois c’est juste une jeune fille qui se trémousse en jupe courte à côté de son lit. Voilà, la jeunesse de masse contemporaine est une jeune fille qui se trémousse en jupe courte sur un morceau de punky-pop dans sa chambre, là où personne, mais alors personne, ne viendra l’emmerder. All by myself, complètement libre.þ»
Extrait de François Bégaudeau, Joy Sorman, Parce que ça nous plaît. L’invention de la jeunesse, Larousse, 2010, p.þ217-218.
Que reste-t-il, au fond, de ce cinéma de l’enfance dont parle Eddy Mitchell dans sa chanson La Dernière Séance ? La nostalgie d’une dernière séance avec son père qui signale de concert, il faut le rassurer, sa future première séance de spectateur autonomeþ; car le cinéma s’impose d’évidence au premier rang des pratiques de sortie lorsque, à l’occasion des études, on est amené à quitter son foyer d’origine. Au-delà de la fréquentation des salles elles-mêmes, quelques visites multipliées dans les chambres, les studios, les appartements, bref les logements «étudiants» suffisent à se convaincre de la place à la fois matérielle et symbolique qu’occupe le cinéma dans l’investissement de leur décoration intérieure. Affiches grand format qui s’appliquent sur la place murale, la plus centrale, photos d’actrices ou d’acteurs qui se mélan- gent pêle-mêle aux photos d’amis, de famille ou d’amours, pages de magazines en papier glacé déchirées ou soigneusement découpées pour être collées telles quelles sur la porte ou les murs des toilettesþ; l’imagerie cinématographique s’installe dans l’intérieur estudiantin comme autant de fragments de miroirs, supports esthétiques des choix, des attraits ou des inclinations qui viennent sceller sur les murs les fils ténus d’une certaine relation d’un «þpetit soiþ» culturel exprimé par un fait filmique. Ce qui demeure cocasse lorsque l’on interroge celles et ceux qui accrochent ces images, c’est que tous prétendent à afficher là une originalité, propre à les singulariser, alors que ce sont toujours les figures récurrentes de Brad Pitt, Julia Roberts, Marion Cotillard, Audrey Tautou, Guillaume Canet, Romain Duris, ou Johnny Depp, légions, qui se bousculent sur les murs. Néanmoins, il convient d’amender ce constat pour compléter la «richesse banale» de ce qui pourrait en soi constituer un programme de recherche sociologique à part entière : la décoration des murs d’étudiants. Les images tirées des films signalent précisément un aspect du passage d’une condition lycéenne à une condition étudiante : celui ou celle qui accroche «þdu filmþ» au mur de son logement affirme plus ou moins directement une manière de se séparer de l’imagerie enfantine et préadolescente (des- sins, belles images, premiers posters de stars). L’imagerie cinématographique fournit de fait une sorte d’imagerie «þde transitionþ» qui conduit l’adolescent et le jeune adulte vers une imagerie plus adulte et plus solennelle (photographies, reproductions de tableaux, peintures originales). Ce rapport singulier à l’accrochage photo-filmique des étudiants, s’il caractérise bien une relation particulière de ces spectateurs à l’œuvre cinématographique, paraît jouer un rôle essentiel dans les processus de présentation du «þpetit soiþ» culturelþ; un petit soi destiné à ses pairs qui fonctionne un peu comme les disques que l’on possède et dans lesquels on peut aisément entendre un mode expressif de la personnalité culturelle d’un individu. Cette présentation de soi, lorsqu’on est étudiant, est à la fois rapide, économique et redou- tablement trieuse quant aux liens qu’elle permet de tisser avec autrui. La chambre d’étudiant, lieu d’intimité culturelle et de mise en scène de soi, est aussi un lieu de la représentation universitaire. Depuis les expositions organisées au sein des universités, mais on pense aussi à Marseille-Provence 2013 où des projets peuvent être présentés, la chambre d’étudiant peut être une approche et une rencontre de l’art. On pense aux expériences artistiques menées par Philippe Vergne, directeur de la fondation Dia Art située à New York, qui lorsqu’il était à la tête du Musée d’art contemporain de Marseille avait exposé l’univers domestique des habitants de la ville. On pourrait exposer publiquement l’intimité culturelle des chambres d’étudiants et réciproquement exposer l’art dans l’intimité des chambres d’étudiants.

samedi, novembre 13, 2010

Proust Marcel, A la recherche du temps perdu, VII Le Temps retrouvé



Proust Marcel, A la recherche du temps perdu, VII Le Temps retrouvé
Certains des habitués plus que de retrouver leur liberté morale furent tentés par l'obscurité qui s'était soudain faite dans les rues. Quelques-uns de ces pompéiens sur qui pleuvait déjà le feu du ciel descendirent dans les couloirs du métro, noirs comme des catacombes. Ils savaient en effet n'y être pas seuls. Or l'obscurité qui baigne toute chose comme un élément nouveau a pour effet, irrésistiblement tentateur pour certaines personnes, de supprimer le premier stade du plaisir et de nous faire entrer de plain-pied dans un domaine de caresses où l'on n'accède d'habitude qu'après quelque temps. Que l'objet convoité soit en effet une femme ou un homme même à supposer que l'abord soit simple, et inutiles les marivaudages qui s'éterniseraient dans un salon, du moins en plein jour, le soir même dans une rue si faiblement éclairée qu'elle soit, il y a du moins un préambule où les yeux seuls mangent le blé en herbe, où la crainte des passants, de l'être recherché lui-même, empêchent de faire plus que de regarder, de parler. Dans l'obscurité tout ce vieux jeu se trouve aboli, les mains, les lèvres, les corps peuvent entrer en jeu les premiers. Il reste l'excuse de l'obscurité même et des erreurs qu'elle engendre si l'on est mal reçu. Si on l'est bien cette réponse immédiate du corps qui ne se retire pas, qui se rapproche, nous donne de celle ou celui à qui nous nous adressons silencieusement une idée qu'elle est sans préjugés, pleine de vice, idée qui ajoute un surcroît au bonheur d'avoir pu mordre à même le fruit sans le convoiter des yeux et sans demander de permission. Et cependant l'obscurité persiste. Plongés dans cet élément nouveau, les habitués de Jupien croyaient avoir voyagé, être venus assister à un phénomène naturel comme un mascaret ou comme une éclipse, et goûtant au lieu d'un plaisir tout préparé et sédentaire celui d'une rencontre fortuite dans l'inconnu, célébraient, aux grondements volcaniques des bombes, comme dans un mauvais lieu pompéien, des rites secrets dans les ténèbres des catacombes. Les peintures pompéiennes de la maison de Jupien convenaient d'ailleurs bien, en ce qu'elles rappelaient la fin de la Révolution française, à l'époque assez semblable au Directoire qui allait commencer. Déjà anticipant sur la paix, se cachant dans l'obscurité pour ne pas enfreindre trop ouvertement les ordonnances de la police, partout des danses nouvelles s'organisaient, se déchaînaient dans la nuit. A côté de cela, certaines opinions artistiques, moins antigermaniques que pendant les premières années de la guerre se donnaient cours pour rendre la respiration aux esprits [étouffés mais il fallait pour qu'on les osât présenter un brevet de civisme. Un professeur écrivait un livre remarquable sur Schiller et on en rendait compte dans les journaux. Mais avant de parler de l'auteur du livre on inscrivait comme un permis d'imprimer qu'il avait été à la Marne, à Verdun, qu'il avait eu cinq citations, deux fils tués. Alors on louait la clarté, le profondeur de son ouvrage sur Schiller qu'on pouvait qualifier de grand, pourvu qu'on dît au lieu de ce grand Allemand, ce grand Boche. C'était le même mot d'ordre pour l'article, et aussitôt on le laissait passer.

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