mardi, mai 10, 2011

Expérience intime, publique et politique

EXPÉRIENCE SENSIBLE / EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE


Damien Malinas, maître de conférences, Université d’Avignon et des pays de Vaucluse (Département des sciences de l’information et de la communication -Équipe Culture et Communication / Centre Norbert Elias (UMR 8562 -EHESS-UAPV-CNRS)).

Les quelques mots du titre de cette intervention essaient de vous présenter ce qui serait une esthétique des enquêtes sur les festivals culturels telle que nous la développons avec mes collègues Emmanuel Ethis et Jean-Louis Fabiani. Il faut donc en premier lieu préciser que ce sont des enquêtes collectives. Nous nous transportons sur le terrain en “bande”. Ce mode de transport invente notre point de vue sur l'enquête en « terres festivalières » depuis 1992. Ainsi, pour interroger le Festival d’Avignon, nous en sommes maintenant à au moins quatre générations d’enquêteurs issus de territoires et d'univers différents plus ou moins proches de l'objet « Avignon ». Ici, le terrain est conçu comme une expérience sous le regard du sociologue mais aussi une expérience pour lui. Délimitée par la durée du festival elle-même, cette expérience doit être comprise comme un moment historique et singulier, et non comme un moment qui permettrait de réitérer chaque année les conditions similaires d'observation du terrain.

En deuxième lieu, la dimension plurielle de l'étude que nous avons menée réside dans le fait que nous avons choisi de travailler sur plusieurs cas de festivals. Au-delà d'un esprit de comparaison visant à comprendre la notion même de festival, nous avons travaillé sur plusieurs spécimens faits de moments et de territoires différents. Travailler Avignon en interrogeant Cannes, en découvrant les Vieilles Charrues, en dialoguant avec les Transmusicales, c'est interroger des discours originels de festivals qui prennent sens dans une mise en oeuvre réactualisée par chaque nouvelle édition. Dans la relation des publics à ces festivals, on a interrogé au présent la manière dont se réinvente le projet politique de chaque manifestation depuis un passé toujours reconstruit. Il y a, d'une part, dans tous ces festivals des publics de la « première heure » qui sont de forts prescripteurs. Il y a, d'autre part, un horizon d'attente produit par le dispositif lui-même depuis l'idée qu'on a de sa création -un mythe originel- qui amène les festivaliers à se demander à quoi ils participent et si la valeur de cette participation est à la hauteur de l'expérience désirée. Des valeurs vont être associées à ces manifestations. Avignon-démocratisation culturelle, Cannes-international, Transmusicales-démocratie des arts, Vieilles Charrues- développement durable : selon « l'âge et le lieu de naissance » des festivals, les propos artistique, culturel, politique, territorial sont plus ou moins saillants. Pourtant, tous ces festivals ont un point commun, on y va pour se rassembler. Et comme pour tout rite, le nombre de participants est important dans l'efficacité-même du rassemblement. Sur ce point, les Vieilles Charrues sont exemplaires des publics des festivals qui aiment se connaître et se reconnaître eux-mêmes. En effet, le nombre des festivaliers aux Vieilles Charrues est une rumeur qui fait que, d’heure en heure, le sociologue n'a qu'à demander aux festivaliers pour connaître l'ampleur du rassemblement. Il est important de savoir, si le « nous » est équivalent à « 70 000 », « 80 000 », « 100 000 » ou « 110 000 ».

Cette question des chiffres appliqués aux publics existe différemment selon les festivals. Ainsi, à Avignon, le « taux de remplissage » est devenu un enjeu majeur dans la mesure de la réussite du projet du festival lors de la présentation annuelle du bilan. La question du public populaire qui habite Avignon a changé. Et, bien que « remplissage » ne soit pas synonyme d'ouverture sociale et encore moins de démocratisation culturelle, observer Avignon ne fût pas a priori démontrer l’échec de la démocratisation culturelle dans ses endroits les plus symboliques. Il faut se rappeler ici que la critique longtemps formulée au festival d'Avignon ne relevait pas de l'élitisme, mais plutôt de fonctionner comme une vitrine du théâtre français assez consensuelle : d'aucuns parlaient de « super Scène nationale française ». Dans le même esprit, on se plaît à décrire du festival d'Avignon une espèce de public moyen majoritairement féminin, lecteur de Libération et Télérama, de plus de 50 ans, membre de l'Éducation Nationale et ayant si possible dans son entourage un artiste-metteur en scène. Et, pour être clair, cette festivalière existe et nous sommes même un certain nombre à l’avoir rencontrée. Heureusement, comme elle ne saurait être résumée à ces quelques traits, elle ne peut résumer l'ensemble des festivaliers. En fait, le festival d’Avignon du haut de sa soixantaine d'années nous donne la possibilité d’observer un public qui s’est constitué le temps d'une vie et qui a changé, vieilli, et s’est « renouvelé » avec lui. C'est dans ce mouvement permanent que s'opère un lien fort entre l’intime du festivalier et le collectif du public. Si, comme on l'a vu, le festival est un lieu d'expérience pour le sociologue, c'est aussi parce qu'il renvoie tous ses participants à l'état de festivalier. L'observateur, l'acteur et le spectateur, le commentateur sont rassemblés dans un territoire, une manifestation, et une dénomination qu'ils essaient de subsumer en une expérience esthétique.

Qu’est-ce qu’un festivalier ? Tout d'abord, il appartient à un ensemble qui le dépasse, et par voie de conséquence, il faut se demander où arrêter cet ensemble. Lors de nos enquêtes par questionnaires, pour être considéré comme un festivalier, il faut être venu voir au moins une fois une pièce dans l’édition en cours. Plus profondément, comment mesurer la construction du festivalier et son processus ? Comment appréhender dans un même ensemble un festivalier qui a pratiqué une trentaine d’éditions et un festivalier qui vient pour la première fois ? On voit là une drôle d'activité à laquelle s'adonne lui-même le festivalier à Avignon : expérimenter, éprouver, mesurer sa génération. Venir à Avignon à un âge ou à un autre semblait important pour construire ses propres petits mythes qui nous permettent de revenir, grandir, vieillir et même se « renouveler » avec le Festival.

Quand « l’esthétique du public » du Festival d’Avignon est qualifiée de vieillissante, pour le sociologue, ce blanchissement redouté des cheveux est à la fois le signe le plus sûr d’une fidélité et d’assiduité dans le temps et révèle une injonction forte à la jeunesse traduite par une volonté de « renouvellement des publics ». En effet à Avignon, comme dans le monde de la culture, cet objectif semble être devenu une évidence et une catégorie descriptive des plus opératoires. Pour interroger ce que peut être ce renouvellement dans la catégorie plus large du changement, nous nous sommes accordés sur l’entrée plus partielle des commencements des festivaliers. Aussi, nous avons interrogé leurs « premières fois ». Et, contrairement à ce que nous attendions, par un glissement de terrain, les premières fois n'étaient pas liées à la nouveauté et encore moins à une prime jeunesse. En fait, les festivaliers choisissent leurs premières fois, celle qui comptent pour eux et qu’ils racontent. Cela nous a ainsi permis de donner de la chair à ce que peut être une expérience esthétique pour le sociologue. Une expérience esthétique est un accident : un point qui va nous amener à revoir notre vie. Les premières fois sont devenues un outil méthodologique pour interroger cette abstraction au cours d’un entretien car les gens répondent rarement lorsqu’on les entreprend en leur disant “Bonjour vous avez eu une expérience esthétique ?”. Le récit de ces premières fois festivalières a permis de pointer l'importance de l’autonomie dans une pratique où ce n'est pas seulement une logique de reproduction à l'œuvre, mais bien, une logique générative de son propre petit monde culturel où les amours et les amis tiennent une grande place. Pour construire les conditions d’une expérience esthétique, l’expérience sensible d’un festival comme Avignon est saturée de pièces de théâtre, de paroles, de rencontres, mais aussi de soleil, de mistral, de vin rosé. Comme on ne retrouve jamais sa première fois, on provoque d’autres premières fois. Par ce jeu individuel et collectif, la culture permet aux festivaliers de construire une génération intime, publique et politique.

Damien Malinas a écrit avec Emmanuel Ethis et Jean-Louis Fabiani, Avignon, le public participant. La Documentation Française-L ‘Entre-temps, Paris, 2008 et Portrait des festivaliers d'Avignon. Transmettre une fois ? Pour toujours ? PUG, Collection Arts Cultures Publics, Grenoble, 2008.

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