samedi, octobre 10, 2009

CANNES Ascenseur social




Les commerces vulgaires exigent de leurs clients des preuves de solvabilité, mais les boutiques de luxe devinent et ne demandent, ni ne s’abaissent jamais à vérifier le montant du chèque et la conformité de la signature.

Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, 1986, Paris, Les Éditions de Minuit, p 41.


Comme Metropolis et New York, Cannes est durant le festival une ville exemplaire du monde du cinéma. Peut-être, peut-on pointer ici une explication possible d’un fait remarquable que Cannes entretient comme point avec ces deux villes plus ou moins vraisemblables : certains habitants s’y déplacent plus verticalement qu’horizontalement. En effet, à Cannes, monter, descendre relèvent d’une activité privilégiée réservée au monde des producteurs du monde du cinéma, aux stars et généralement, à ceux que l’on appelle les « accrédités ». Les autres restent au ras du sol et observent ce drôle de jeu de la mobilité sociale. La montée des marches est emblématique de cette verticalité du transport cannois. Si les stars flashées y excèdent en vitesse, c’est avant tout en lenteur et en pauses. Au-delà, les ascenseurs, et particulièrement ceux des grands hôtels, constituent une espèce de métro vertical cannois. Si métro et ascenseur cannois doivent être rapprochés, cela ne peut se limiter à la seule dimension logistique du transport, car à ce compte-là, les manèges transportent aussi des enfants sur la Croisette. Alain Musset, géographe des villes et des sociétés en Amérique Latine, a non seulement contribué à la réflexion sur la verticalité urbaine convoquée ici, mais de plus, préfère voir dans le métro plus un lieu d’émulsion sociale qu’un espace public. En effet, pour lui, dans le métro, contrairement à un espace public, chacun garde ses propriétés au regard de l’autre et reste inchangé : les passagers d’un métro forment une émulsion comme l’eau et l’huile dans une mayonnaise, c’est-à-dire un mélange homogène de deux substances liquides non-miscibles. Ce que nous aimerions, à partir de l’exemple cannois, c’est allègrement piller et rendre hommage au travail d’Alain Musset, en interrogeant plus avant le rapport entre les passagers du métro et ceux des ascenseurs non plus en fonction de leur transformation sous le regard de l’autre, mais sous leur propre regard : son reflet. Dans le métro, dans les ascenseurs, si nous ne sommes pas dans un espace public de la confrontation avec les autres, il y a le reflet dans la vitre, dans le miroir, cet autre qui doit nous rejoindre impérativement à la sortie. Si dans le métro, cette confrontation à soi peut donner lieu à des réflexions sur soi, sa vie, en quelque sorte une méditation, à Cannes, dans les ascenseurs des grands hôtels, après l’espace privé de la salle de bains, les tenues vont pouvoir se réajuster encore une dernière fois avant...

Ce réajustement de l’apparence n’est pas anodin dans un dispositif cannois où l’on n’est jamais que ce à quoi l’on ressemble. C’est pourquoi, si l’on ne peut qualifier le métro et les ascenseurs en tant qu’espace public, il nous semble que la notion développée par les anthropologues de la communication, et notamment par Yves Winkin, d’espaces semi-publics nous permet de mieux décrire leur rôle social. Sous cet éclairage, les toilettes publiques cannoises devraient être plus justement qualifiées de semi-publiques. En effet, la semi-publicité des lieux d’aisance du Palais des Festivals offre à ses passagers un lieu de réajustement social en permettant là de recentrer un nœud papillon, là de remonter une bretelle de robe, et là de consommer une dose de ce qui manque à chacun pour que chacun puisse finalement tenir le rôle qu’il doit tenir normalement.

C’est ainsi qu’à Cannes, les portes d’ascenseurs s’ouvrent comme les rideaux de théâtre sur les comédiens en les livrant à leur espace public : le public. Ces portes se referment vite, parfois sur le vide, laissant alors un point d’interrogation sur l’occupation future de leur cage d’ascenseur dorée. Que se passe-t-il dans les ascenseurs ? derrière la porte ? le rideau ? sous les jupons ? Toutes ces questions renvoient le spectateur devenu festivalier aux frustrations propres à son état de voyeur. À Cannes, il essaye de les contenter et, de ce fait même, il les alimente en devenant plus profondément voyeur. Car, au fond, que regarde-t-il, ce spectateur cannois, la plupart du temps ? Des portes avec des vigiles : elles séparent les corps dans l’espace, mais elles opinent aussi pour laisser le passage dans le dispositif des barrières cannoises. Les spectateurs du festival de Cannes finissent par avoir une vision fétichisée de ces barrières. En effet, ces portes jusqu’à ce qu’elles s’ouvrent sont un juste-avant où « nous » sommes tous « pareils » : non pas des stars et des voyeurs, mais tous des participants au monde du cinéma attendant qu’une porte s’ouvre. Les festivaliers cannois ne sont pas pour autant naïfs et transis, ils ont une compréhension de leur place dans le dispositif. À tel point, que nombre de festivaliers n’entrent jamais dans le hall des grand hôtels cannois et, devant ceux-ci, préfèrent former des grappes frissonnantes à la moindre apparition sur le pas de la porte. Là où le sociologue français Pierre Bourdieu souligne que la puissance de la domination réside dans la capacité du dominé à la reconnaître, l’anglais Richard Hoggart insiste sur le caractère du sentiment qui marque la partition entre « eux » et « nous » : à Cannes, peut-être, vaut-il mieux parler, matérialisée par le pas de la porte et les barrières qui l’entourent, de la conscience d’un désaveu d’une partie des festivaliers d’un « chez eux » et d’un « chez nous » qui doit les amener à mieux affirmer un « à nous ». Selon les niveaux de participation et d’engagement dans le festival, ce désaveu participe d’un fétichisme qui fige certains devant les portes d’un grand hôtel, d’aucuns devant les portes d’ascenseur de leur luxueux hall, et poussent d’autres à monter dans ces élévateurs sociaux du dispositif cannois. Ce fétichisme vient redoubler celui à l’œuvre dans la relation des spectateurs des salles obscures au cinéma.

En tant que spectateurs de cinéma et festivaliers à Cannes, nous sommes exposés au même désaveu. Nous croyons tous assister au même film, tous faire partie du même monde du cinéma. Et, comme au cinéma, nous découvrons que nous ne voyons pas tous le même film, à Cannes, nous découvrons aussi que nous nous cognons de manières différentes dans des barrières qui nous rappellent à l’ordre et que le monde même du cinéma ne nous appartient pas à tous de la même façon. C’est ce désaveu que décrit le sémiologue du cinéma, Christian Metz à partir des travaux de la psychanalyste Mélanie Klein pour qui dans la croyance originaire, tous les êtres sont pourvus de pénis, alors que certains êtres en sont dépourvus : c’est un témoignage de sens, mais aussi un désaveu. L’usage fétichiste de vêtements, et plus particulièrement intimes, est ainsi compris comme un expédient permettant de masquer l’effrayante découverte, par une fixation matérielle de l’instant précédant le désaveu. Grâce à Christian Metz, on comprend mieux l’attachement des spectateurs de cinéma et des festivaliers cannois aux objets que cela soit la conservation des billets, des photographies, l’achat de produits dérivés… et finalement, tout ce qui permet de retenir et se rappeler l’expérience cinématographique.

Les portes des ascenseurs cannois lorsqu’elles s’ouvrent réactivent en nous notre premier étonnement et nos premiers émois de la découverte de la différence : être désavoué dans sa croyance initiale -s’ils ne sont pas comme nous- pour être réconforté dans une croyance construite de toutes parts –ils sont à nous-. Aussi, la plupart des festivaliers cannois restent aussi intensément figés dans leur corps que leur volonté de fixer en images ce moment est grande, que cela soit par le biais de photographies ou même du souvenir. Certains festivaliers, sortant de la pause, tendent le bras et demandent un autographe, qui, alors même qu’il est la trace de la différence entre « eux » et « nous », leur confère un rôle d’intermédiaires. Ils peuvent ainsi raconter ce juste avant le désaveu, comment ils ont eu l’autographe, transfert sur bout de papier d’un moment intime. Pourtant, il est rare que l’autographe comble la frustration du désaveu, et il faut toujours en ajouter un autre à la collection. Enfin, d’autres festivaliers, à force de méditation devant le théâtre des ascenseurs cannois, comprennent quelque chose d’eux-mêmes dans le Festival de Cannes et se mettent en mouvement à la rencontre de leur être cinématographique dans le miroir des ascenseurs. Le Festival de Cannes est une mayonnaise cinématographique qui dans le temps d’un espace fait tenir autour d’un événement ceux qui normalement ne se mélangent pas. Comme l’huile et l’eau peuvent former un mélange homogène et retrouver leurs caractéristiques premières, « eux » et « nous » peuvent se confondre un temps. Dans le miroir, avec un nœud papillon, une robe de soirée, en tenue de soirée, dans un costume noir, sur des talons hauts, avec des strass, il s’agit bien de soi mais, comme Paul Ricoeur le décrit : soi-même comme un autre. On est loin du -cogito ergo sum-, je suis ce que je suis dans ma relation à moi. Le rouge à lèvres dans le miroir, la main dans les cheveux qui recoiffe une mèche dans la glace, le reflet qui disparaît pour lacer une bottine ne sont plus cosmétiques dans les ascenseurs cannois mais une énonciation de soi, un réajustement de social de soi à soi.

Pour beaucoup de festivaliers, notamment les plus jeunes, en dehors des cérémonies familiales, c’est souvent la première fois qu’ils se retrouvent accoutrés ainsi dans un espace public. Les miroirs des toilettes et des ascenseurs, comme on l’a vu, tiennent un rôle dans cette confrontation aux autres et à leur regard car elle demande une appropriation de son corps, d’une façon de bouger et de s’accepter. Mais que reste-t-il de ces rencontres ? Lors de l’édition 2009 de Cannes, une étudiante de l’université d’Avignon participait pour la première fois au Festival de Cannes. Elle s’est rencontrée comme une autre dans le miroir : c’était, nous a a-t-elle raconté, la première fois nous qu’elle mettait une robe longue noire. À la rentrée universitaire dans les allées du campus, elle racontait, non sans une certaine coquetterie, à un de ses camarades qu’elle était partie en Lozère faire du camping et qu’elle avait remis ses robes cannoises en robe d’été : « décalé », soulignait-elle. Monter dans l’ascenseur social à Cannes, c’est incorporer le désaveu de la différence : ce décalage entre « nous » et « eux », mais aussi de soi à soi. C’est se rencontrer différemment et garder avec soi un peu de cette rencontre.

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