mardi, août 11, 2009

QUAND L'INSPECTEUR DERRICK S’INVITE… Un monde de bonheur policé où il y a quand même des tranquillisants




Si à cinquante ans, on n'a pas une Rolex, c'est qu'on a quand même raté sa vie!
Jacques Séguéla


QUAND L'INSPECTEUR DERRICK S’INVITE…
Un monde de bonheur policé où il y a quand même des tranquillisants

Par Damien Malinas et Emmanuel Ethis

Entre 1974 et 1998, ce sont 281 épisodes de Derrick qui furent tournés avec pour toile de fond la bourgeoisie de Münich. Stephan Derrick est un inspecteur de police, plus très jeune, toujours bien mis, poli, qui n’a jamais une parole ou un geste plus hauts que les autres. L’unique scénariste de la série qui quitte la scène à 84 ans, voulait que Derrick soit accompagné d’un adjoint, Harry Klein. Durant les toutes dernières années de tournage de la série allemande, une rumeur persistante - et bien entendu totalement fausse - prétendait que Derrick était filmé au ralenti. Si l’impression de lenteur de l’Inspecteur Derrick n’est pas feinte, elle mérite cependant une analyse qui ne peut se cantonner à l’ironie, la série ne se posant pas d’emblée comme une série d’action, mais bien une série d’investigations ; elle est habitée de ses grands référents filmiques des cinémas allemand, danois ou suédois. On y pratique la description ciselée des univers sociaux et l’on investit lesdits milieux par une succession d’introspections douces. On y aperçoit en décor naturel des bibliothèques ou des librairies qui portent les noms de Freud ou de Weber, histoire de rappeler ici que pour Derrick, la compréhension d’un milieu est primordiale pour la réussite une enquête : Derrick questionne, écoute, repose indéfiniment les mêmes questions pour découvrir des criminels qui sont avant tout stigmatisés par leur appartenance sociale et qui, en définitive, expriment par leurs crimes une volonté manifeste de maintenir l’équilibre d’un monde où il est bon que tout soit à sa place et où le bonheur ne se conjugue que sur le mode « tranquille ». Ainsi, dans Derrick, les dialogues du type - « Bravo ! Les jeunes doivent apprendre les bonnes manières » - sont légions. Sans nul doute, Nadine de Rothschild, Baronne et esthète dans l’art de se comporter en société, aurait pu écrire ces répliques qu’on pourrait croire issues de son ouvrage Le Bonheur de séduire. L’Art de réussir. Le Savoir-vivre du XXIe siècle, édition revue et augmentée. Seulement, il n'en est rien et Derrick, héros de la série éponyme, est bien le véritable "auteur" de ces paroles. En fait, comme on le verra plus loin, l’inspecteur et la Baronne entretiennent en commun une vision du monde, une façon de le construire : ce que Paul Veyne décrit comme un régime de vérité. Ce régime de vérité est ce qui fait preuve dans le cas de Derrick, là où chez Nadine de Rothschild, il est ce qui fait bonheur. Il faut alors se souvenir que l’étymologie de la notion de bonheur renvoie bel et bien à celle de fortune.

Cette cohérence, cette intelligibilité du monde qu’on pourrait chercher à mettre en place au travers d’une enquête quantitative, d’entretiens, de grilles d’analyse du monde largement défini par un protocole, pourquoi ne pas tenter de l’accorder aux œuvres de Derrick et de Nadine de Rothschild ? En effet, ces derniers, avec des outils propres à leur spécialité et aux enquêtes qu’ils diligentent – protocole, mandats, entretiens, courriers, liste, etc. - produisent des assertions sur le monde. Ces assertions sur le monde dépassent largement leur monde immédiat : elles forment, de fait, une chaîne de coopération avec un univers plus large et produisent un regard global sur l’individu et la société ou des parties de celle-ci fondé à partir d’expériences propres. Ce sont des expériences structurées professionnellement qui oeuvrent dans leur domaine respectif : trouver des criminels, mettre la table et divertir le troisième âge et ce, avec des outils similaires. En se basant sur l’œuvre de René Char, l’historien Paul Veyne décrit cette capacité du sociologue et du poète à rendre le monde intelligible. Y a-t-il une façon poétique, sociologique d'analyser Derrick comme il existe déjà une analyse communicationnelle des pratiques de table ? C’est là la question centrale de cet article.



Ch’ui snob,...

Dans sa « petite apologie de l’expérience esthétique » , H.R. Jauss insiste sur l’idée qu’aujourd’hui, dans les analyses qu’on en fait, « l’expérience esthétique est amputée de sa fonction sociale primaire précisément si la relation du public à l’œuvre d’art reste enfermée dans le cercle vicieux qui renvoie l’expérience de l’œuvre à l’expérience de soi et inversement, et si elle ne s’ouvre pas sur cette expérience de l’autre qui s’accomplit depuis toujours, dans l’expérience artistique, au niveau de l’identification esthétique spontanée qui touche, bouleverse, qui fait admirer, pleurer ou rire par sympathie, et que seul le snobisme peut considérer comme vulgaire ».

Tapis rouge et bonnes manières : le protocole est souvent réduit à ses aspects pratiques les plus pittoresques et, semble t-il, les plus futiles, ce qui n’empêche pas qu’il soit abondamment commenté dans la presse. Il y a pourtant là bien davantage que de l’anecdotique : le protocole, c’est d’abord une hiérarchie qui classe les acteurs et leur prescrit des comportements ; c’est ensuite une mise en scène qui invite le spectateur à faire allégeance à ces acteurs dans une proportion adéquate à la dignité qui leur est conférée. Le protocole est, en ce sens, la formalisation d’un rapport de force et la projection d’une représentation structurée des relations entre dirigeants et dirigés. Il peut ainsi être défini comme l’ordre symbolique donnant à voir l’ordre politique : parce qu’il fixe la liste des rangs et des préséances, la hiérarchie des fonctions politiques, parce qu’il rappelle à chacun la place qui est la sienne, les gestes qu’il doit accomplir, parce qu’il justifie la distribution des corps dans l’espace politique, parce qu’il règle le mouvement et le rythme des cérémonies, le protocole garantit l’expression de l’ordre politique.

Les séries policières destinées au grand public mettent souvent en scène ce protocole et ses règlementations. Et, à chaque inspecteur, son éducation. Certains, comme Derrick ou Poirot, se réfugient derrière une discipline derrière laquelle ils excellent – respectivement pour nos deux enquêteurs -, ce sont le savoir-vivre philosophique et la psychologie qui permettent de désigner des coupables qu’on pourrait qualifier d’altruistes en ce qui commettent des crimes au nom d’une certaine justice sociale, ou justice de milieu social. Inversement, des inspecteurs comme Maigret ou Columbo entretiennent un rapport différent à la culpabilité : ils traquent, piègent et finalement, comme les précédents, ne récoltent que peu de preuves, mais plutôt des aveux. Et pour cause, les meurtriers qu’ils traquent appartiennent, eux, à la catégorie des « individualistes égoïstes » et éminemment sûrs d’eux. Ils tuent, non pour maintenir un ordre du monde, mais pour tirer profit d’une situation à leur seul avantage. C’est pourquoi la technique d’enquête de Columbo est des plus intéressantes car elle consiste toujours à prendre le dessus sur le coupable, par définition vaniteux, qui se croît au sommet de son art dans son propre domaine et qui n’imagine pas qu’un simple lieutenant puisse déceler une quelconque faille dans son alibi.

Un style, des valeurs, l’expressivité d’un monde en quête de stabilité sociale

Derrick affirme donc un genre singulier né dans les années 70 sur la ZDF, seconde chaîne allemande, qui a pris pour habitude de diffuser tous les vendredis soir, un krimi , c’est-à-dire un policier entièrement produit en Allemagne, où sexe, action et violence, les ingrédients de base des séries américaines sont ici quasiment absents. Derrick s’impose comme l’expression la plus achevée de ce genre. Spécifique, la série supporte des traits caractéristiques assez forts pour être non seulement reconnu dès les premiers instants de sa réception – on n'énumèrera pas ici la totalité de ces traits mais nous pouvons pointer rapidement la couleur, la musique, les dialogues, les comédiens -, elle est aussi particularisante puisqu'elle a permis d'imaginer le timbre de l'audiovisuel allemand. En ce sens, Herbert Reinecker, le seul scénariste de Derrick a su inventé un style à base de drames familiaux, d’adultères, un style porté par des valeurs que l’on peut appréhender comme conservatrices, un style qui court sur l’ensemble des épisodes de la série qui couronne cette carrière de scénariste, marquée également par la rédaction des scénarios d'une soixantaine de films, l'intégralité de la série «Der Kommissar» (1969-1976), de «Jakob un Adele», ainsi que diverses contributions aux séries «Der Alte», «Das Traumschiff»...

Cette préoccupation de travailler au cœur des valeurs de la société allemande et du traditionalisme de sa bourgeoisie s’expriment jusque dans les titres des épisodes de la série. Citons à titre d’exemples : Nostalgie, Sacrifice inutile, Une jeune fille en jeans, Paix intérieure, Attentat contre Derrick, Une affaire énorme, Un mort a gagné, Le message universel, Un cierge pour l'assassin... Autant de titres qui auraient pu tout aussi bien convenir à dénommer des pièces de vaudeville déjantées.



Il y a dans ces titres quelque chose de moral qui situe une lutte entre le bien et le mal : dans tout cela, il y a des valeurs. Comme dans le vaudeville, les valeurs bourgeoises définissent la ligne de partage qui amène ou non à considérer le crime. Dans le monde de Derrick, le criminel est impoli, il est celui qui ne maîtrise pas les codes de ce monde que tout le monde doit connaître et respecter. Sauf Derrick : par sa science du savoir-vivre bourgeois, il peut enfreindre les codes pour mieux confondre l’impolitesse. Il faut croire au demeurant que ce sont précisément la politesse normative et le monde rassurant dont elle est issue qui ont permis à Derrick de s’expatrier hors d’Allemagne et partir à la rencontrer de plus de 500 millions de spectateurs, de 102 pays à travers des milliers de diffusions et de rediffusions. Même un pays comme l’Iran dont on connaît les codes de censure très stricts à la diffusion a diffusé et diffuse encore «l’inspecteur». Ceci conforte bien l’hypothèse selon laquelle l’énonciation de la série procède d’une morale bourgeoise qui :
• lui permet de circuler historiquement et géographiquement,
• lui assure un succès car elle permet de montrer des choses graves en définissant fortement le prescrit et le proscrit.

On peut véritablement parler ici d’une « sciences du protocole » qui abolit les différences culturelles et qui permet au Derrick hyperlocalisé dans son Allemagne natale de rencontrer une compréhension globale et par-là même internationale. Les valeurs de Derrick fonctionnent là à la manière d’un authentique protocole diplomatique. C’est par là-même science du protocole que Nadine de Rothschild peut accueillir n’importe qui à sa table et être invitée où que ce soit. De même, Derrick peut s’inviter sur tous les écrans de télévision du monde, tous sauf un : l’Américain. Les Etats-Unis ne diffusent pas Derrick. Ce dernier mettrait-il en place des codes par trop sophistiqués ou trop désuets ? C'est dans la réception que se trouve la réponse. Il reste que cette série ne s’est jamais exportée aux Etats-Unis d’Amérique, pas plus que ne s’exporte la mise en scène des codes de conduite de Nadine de Rothschild dont on pourrait se demander si celle-ci serait bien reçue par un Georg W Bush ou une Sarah Palin.

Quand Derrick s’invite, Nadine reçoit…

Politesse et savoir-vivre sont autant de garanties pour le reste du monde qui expliquent comment fonctionne Derrick et le bonheur sous tranquillisants qu’il inspire aux plus de 50 ans qui constituent 70% de son public. Comparer certaines des prescriptions du guide de savoir-vivre de Nadine de Rothschild revient donc à mesurer d’autant mieux les valeurs bourgeoises de Derrick qui confortent la série dans son rayonnement, sa réception, sa vision du monde, ainsi que lesdites valeurs dans leur circulation et dans leur diffusion.

Les idéaux de la société bourgeoise fonctionnent selon un même régime cher Nadine et chez Derrick. Il suffit pour s’en convaincre de lire Nadine lorsqu’elle décrit ses aspirations : « [Je] trouvai au fond d'un placard un vieux livre poussiéreux qu'avait sans doute oublier une comédienne.[…] Je ne savais pas qu'il allait transformer ma vie, me donner les moyens de m'élever plus haut que mes rêves. Ce livre, je l'ai lu et relu comme un roman dont j'étais l'héroïne. Je présidais des dîners somptueux, des hommes en habit s'inclinaient jusqu'à terre, je vivais entourée de lys et de roses. Mais, dès que j'ouvrais les yeux, je retombais dans ma vie quotidienne et retrouvais des gens n'ayant rien de commun avec les personnages qui peuplaient mon livre. Ils n'en avaient ni le langage, ni les manières, ni l'exquise politesse. Je me posais des questions : ces personnages existent-ils vraiment ? Me sera-t-il donné de les rencontrer un jour ? Saurai-je leur plaire ? Non, ils possédaient un savoir que je n'avais pas. » Plus de la moitié des personnages de Derrick évoque cette confrontation entre les rêves sociaux auxquels on aspire, ou que l’on accompagne, et la réalité à laquelle on se résout. Ainsi dans La jeune fille en jeans, c’est la gouvernante qui souhaitait assassiner la maîtresse du professeur au service duquel elle était. Par l’entremise du professeur, la gouvernante avait la sensation de participer à un monde auquel elle n’appartenait ni par son talent, ni par sa filiation, mais bien parce qu’elle le sert. Tuer quelqu’un pour sauvegarder ce monde signifiait rendre ce monde redevable à son égard. En prenant sur elle la responsabilité d’avoir maintenu l’équilibre de ce monde par l’élimination de la maîtresse, elle en devenait, à sa manière, l’auteur. Ni violence, ni haine, juste une détermination naturelle à servir. Il est important de noter ici cette préoccupation sur laquelle la série Derrick est instruite ne date pas d’aujourd’hui. Déjà lorsqu’on élabore les savoirs policiers dans les années 1800, on note dans nombre de rapports la nécessité pour tout enquêteur d’être attentif à « l’esprit public et ses fluctuations, la bonne harmonie ou les causes de jalousie des diverses classes entre elles, l’influence du clergé et l’usage qui en est fait » .

La politesse et ses usages occupe un temps considérable chez Derrick, chaque personnage devant confirmer à l’autre qu’il n’y a jamais de malentendus. En guise d’exemple prenons cet épisode où l’on rencontre Derrick à la sortie de l’Opéra préoccupé par une enquête dont il est saisi : on y découvre un certain Dr Schöller, sortant de chez sa fiancée, qui aperçoit un inconnu dans sa voiture. Il tente d’intervenir mais se fait abattre froidement. Derrick comprend que le meurtrier a des liens avec une bande organisée autour du vol de voitures de luxe. Voici le dialogue qui jalonne le début de l’épisode. Observons les échanges entre les protagonistes en se souvenant qu’un meurtre vient d’être commis :

Personnel de l’opéra : c'est marrant, ça fonctionne.
Personnel de l’opéra : qu'est-ce que c'est que ça ?
Personnel de l’opéra : un monsieur me l'a confié et si ça sonne, il faut aller le prévenir immédiatement, je vais le chercher. Tiens voilà son numéro.
Derrick : vous êtes très gentille, toutes mes excuses de vous avoir embêté, allons-y.
Compagne de Derrick en tenue de soirée : d'accord.
Il laisse un pourboire
Personnel de l’opéra : merci beaucoup.
Derrick : où se trouve le téléphone ?
Personnel de l’opéra : il y en a un dans le hall.
Derrick : merci.
Harry : bonsoir, Stephan.
Derrick : bonsoir, Harry.
Harry : excuse-moi de vous avoir dérangé. J'ai demandé à Schröder de s'amener, seulement, il est déjà sur une autre affaire.
Derrick : oh, ce n'est rien.
Harry : dommage pour une fois que Reynat pouvait avoir un peu de repos. Comment c'était ?
Derrick : il chantait vraiment beaucoup.
Harry : je t'avais dit de me déposer et de rentrer chez toi. Bon, allez, Harry, je t'écoute que s'est il passé ?

Que de politesses, alors que le crime est là ! Derrick est bien l’anti-Columbo. Quand l’un travaille sur la débauche des grands dans un vieil imper assortie à sa 403 Peugeot, l’autre montre Rolex au poignet, signe incontestable de réussite sociale, tient le volant BMW et enquête comme un Flaubert sur les travers des petites et moyennes gens. Pas d’urgence sur les scènes de crime : nous sommes dans un monde policé où il y a quand même des tranquillisants. Ces derniers sont les drogues sous ordonnance qui aident à respecter le savoir-vivre. Derrick est le seul qui est autorisé par sa fonction à déroger à ce savoir-vivre : car, plus que tout autre, il le possède. Aussi, ce suit aurait pu être saisi indifféremment chez Derrick ou Nadine car ce sont les mêmes conseils que l’on prodigue aux jeunes générations. À une jeune fille, Nadine écrit : « vous en voulez à votre mère de s'être battue pour acquérir une égalité dont vous ne voyez pas les avantages, depuis la victoire du MLF, les hommes dites-vous ont cessé d'être galants. Mais vous, peut-être, par réaction, n'avez-vous pas oublié d'être féminine ? Par votre allure garçonnière, ne les avez-vous pas encouragés à être de moins en moins prévenants ? » À un jeune homme, Nadine conseille encore : si vous êtes un garçon timide – tous les garçons le sont -, raison de plus pour vous armer de toutes les règles du savoir-vivre en société. Ainsi vous n'aurez plus la pénible impression, en entrant dans un salon où vous ne connaissez pas grand monde, de vous sentir perdu, paralysé, ignorant de ce qu'il vous faut dire ou faire. Plus votre savoir-vivre sera grand, plus vite vous vaincrez votre timidité ». Derrick n’est guère différent dans ses assertions sur le monde. De la sorte, pour ce dernier, « les homosexuels qui relèvent souvent d'un tempérament jaloux, sont sujets à un tempérament violent ». Nadine et Derrick considèrent l’un comme l’autre que « le divorce est un fléau. [… ] Il est devenu un phénomène de société, une mode. Quitte à vous choquer, je dirai qu'il fait autant de ravages que la drogue. […] Bien des couples, à un moment de leur vie, envisagent de se séparer. Mais à l'idée de voir le patrimoine divisé, ils choisissent de ne pas briser les liens du mariage et font l'effort de rétablir l'harmonie, tant bien que mal ». Tout contribue à renforcer cette édification du monde en valeurs. Aussi la force signifiante de Derrick se trouve-t-elle même subsumée par le regard de sa compagne lorsqu'elle lui dit: « excuse-moi, tu sais que je suis angoissée donc stupide. C'est le changement qui m'inquiète ».

La force de l’habitude

En diffusant ces valeurs de politesse et d’ordre établi ou à rétablir pour un monde policé, voire sous tranquillisants, ce ne sont avant tout des valeurs culturelles qui interagissent comme autant de codes propres à affirmer ce que l’historien d’art, Ernst Gombrich désigne comme la force de l’habitude : « la force de l’habitude provient du sens de l’ordre. Elle résulte de notre résistance au changement et de notre besoin de « continuité ». Là où tout est en mouvement et où l’on ne peut rien prévoir, l’habitude offre un cadre de référence pour nos expériences. […] Dans l’étude de la perception, la force de l’habitude s’exprime par notre grande aisance à intégrer ce qui est familier. » Gombrich ne parle évidemment pas d’une analyse de séries policières, même si ses mots se transposent fort bien à notre propre analyse. Non, il parle ici de la force de l’habitude qui structure à travers les âges le besoin de répétition qui domine dans les arts décoratifs. Mais au fond, ne pourrait-on considérer le protocole, la politesse et le savoir-vivre comme de purs arts de la décoration sociale propres à générer de la répétition, de la continuité entre ceux qui sont en mesure de partager ou de transmettre ces codes sociaux protocolaires et de la discontinuité avec ceux qui ne les reconnaissent pas ? En reconsidérant Derrick à l’aune de Nadine de Rothschild, on est obligé de prendre conscience que les dialogues, les attitudes, la mise en scène que privilégie la série d’Outre-Rhin n’ont rien d’accessoires : ils sont au centre de l’intrigue tout comme l’art décoratif définit toute la sociologie de l’art dans un lieu donné à une époque donnée tout en faisant lien avec les lieux et les époques qui les environnent. Derrick, en brandissant son attirail de valeurs apparemment conservatrices, ne fait que relever que l’idée de bonheur ne saurait en aucun cas se détacher de la tranquillité et les criminels de Derrick ne sont rien d’autres que les garde-fous qui nous font nous souvenir que le bonheur n’est mesurable que dans le respect de la tradition qu’ils ébranlent sans succès .




Cf. Yves Winkin, Anthropologie de la Communication, Paris, Seuil, 2001 et Jean-Jacques Boutaud, L’imaginaire de la table, Convivialité, Commensalité et Communication, Paris, L’Harmattan, 2004.
H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1971.
Cf. Thomas Sandoz, auteur de Derrick, l’ordre des choses, Paris, Les éditions de l’Hèbe, 1999.
Circulaire de D’André aux préfets, 25 février 1815.
Cf. Ernst Gombrich, The Sense of Order, Oxford, 1979, chapitre 7, p. 171-194.
Damien Malinas ayant déclaré que Derrick avait été depuis son DEA un véritable compagnon d’écriture, ses étudiants de première année du Master Culture et Communication dont il est responsable lui ont offert en fin d’année universitaire une carte de condoléances qui ressemble à une carte d'anniversaire. Pourquoi ce clin d’œil ? Sans doute parce que lorsque tout est en train bouger dans le cadre d'un DEA ou celui de la maison de retraite que l'on se prépare à faire le deuil d'une partie de soi-même, ce que Rousseau appelle une deuxième naissance, d'autres un rituel de passage ou encore une expérience esthétique, Derrick nous renvoie à cette part de stupidité qui nous accompagne tout long de la vie, notre identité numérique, ce qui ne change pas qui fait que nous savons que nous sommes nous-mêmes et qui fait que nous pouvons changer. La carte des étudiants portait en exergue : la tragédie de la mort est en ceci qu'elle transforme la vie en destin (André Malraux).

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