mardi, décembre 16, 2008

L'inspecteur Derrick reçoit. Un monde policé où il y a quand même des tranquillisants.

L'inspecteur Derrick reçoit
Un monde policé où il y a quand même des tranquillisants.




POUR COMMENCER...
Lors d’une enquête en 2004 sur les publics du Festival d’Avignon, deux dialogues de théâtre de Koltès et de Gabily et un de Derrick ont été soumis à 1300 personnes : plus d’un tiers arrivait à situer la « nationalité » du dialogue, un quart arrivait à dater approximativement l’écriture du dialogue et un seul enquêté est arrivé à repérer qu’il y avait un dialogue de télé. Lorsqu’on est festivalier à Avignon, on peut regarder la télévision, mais on n’y pense pas. On n’est pas là pour parler de ça.

ET APRÈS...
Tout a commencé en DEA. Cette année devait marquer ma vie par mon entrée dans le monde intellectuel. Tous les jours, chez moi, j’y travaillais et tous les jours, à treize heures quarante) cinq, je regardais Derrick. C’est là que j’ai entendu l’inspecteur prononcer ces mots :

« Bravo, les jeunes doivent apprendre les bonnes manières ». .

Je me rappelle avoir pensé que Nadine de Rothschild, Baronne et esthète dans l’art de se comporter en société, aurait pu écrire ces quelques termes qui dans son ouvrage Le Bonheur de séduire. L’Art de réussir. Le Savoir-vivre du XXIe siècle. Édition revue et augmentée. Seulement, il n'en est rien et Derrick, héros de la série éponyme, est bien le véritable "auteur" de ces paroles. En fait comme on le verra plus loin, l’inspecteur et la Baronne entretiennent en commun une vision du monde, une façon de le construire : ce que Paul Veyne décrit comme un régime de vérité.
Cette cohérence, cette intelligibilité du monde que, dans le cadre de mon DEA , je cherchais à mettre en place au travers d’une enquête quantitative, d’entretiens, de grilles d’analyse du monde largement défini par un protocole, pourquoi ne pourrai-je pas l’accorder à l’œuvre de Derrick et à Nadine de Rothschild ? En effet, ces derniers avec des outils propres à leur spécialité et aux enquêtes qu’ils diligentent –mandats, entretiens, courriers, liste, - produisent des assertions sur leur monde. Ces assertions sur leur monde dépassent largement leur monde : celui avec lequel il forme une chaîne de coopération. Ils produisent un regard global sur l’individu et la société ou une partie de celle-ci fondée à partir d’expériences propres. Ce sont des expériences structurées professionnellement qui oeuvrent dans leur domaine respectif -trouver des criminels, mettre la table et divertir le troisième âge avec des outils similaires ? En se basant sur l’œuvre de René Char, l’historien Paul Veyne décrit cette capacité du sociologue et du poète à rendre le monde intelligible. Y a t-il une façon poétique, sociologique d'analyser Derrick comme il existe déjà une analyse communicationnelle des pratqiues de table ?

SHUIS SNOB...
Dans sa « petite apologie de l’expérience esthétique » , Jauss insiste sur l’idée qu’aujourd’hui, dans les analyses qu’on en fait, “ l’expérience esthétique est amputée de sa fonction sociale primaire précisément si la relation du public à l’œuvre d’art reste enfermée dans le cercle vicieux qui renvoie l’expérience de l’œuvre à l’expérience de soi et inversement, et si elle ne s’ouvre pas sur cette expérience de l’autre qui s’accomplit depuis toujours, dans l’expérience artistique, au niveau de l’identification esthétique spontanée qui touche, bouleverse, qui fait admirer, pleurer ou rire par sympathie, et que seul le snobisme peut considérer comme vulgaire ”

Tapis rouge et bonnes manières : le protocole est souvent réduit à ses aspects pratiques les plus pittoresques et, semble t-il, les plus futiles, ce qui n’empêche pas qu’il soit abondamment commenté dans la presse. Il y a pourtant là bien davantage que de l’anecdotique : le protocole, c’est d’abord une hiérarchie qui classe les acteurs et leur prescrit des comportements ; c’est ensuite une mise en scène qui invite le spectateur à faire allégeance à ces acteurs dans une proportion adéquate à la dignité qui leur est conférée. Le protocole est, en ce sens, la formalisation d’un rapport de force et la projection d’une représentation structurée des relations entre dirigeants et dirigés. Il peut ainsi être défini comme l’ordre symbolique donnant à voir l’ordre politique : « parce qu’il fixe la liste des rangs et des préséances, la hiérarchie des fonctions politiques, parce qu’il rappelle à chacun la place qui est la sienne, les gestes qu’il doit accomplir, parce qu’il justifie la distribution des corps dans l’espace politique, parce qu’il règle le mouvement et le rythme des cérémonies, le protocole garantit l’expression de l’ordre politique » .

Certains, comme Derrick ou Poirot, se réfugient derrière une discipline derrière laquelle ils excellent –respectivement pour nos deux enquêteurs, le savoir-vivre et la psychologie permettent de désigner le coupable. D’autres, comme Maigret ou Colombo entretiennent un rapport différent à la culpabilité : ils traquent, piègent et finalement, comme les précédents, ne récoltent que peu de preuves mais plutôt des aveux. La technique de Colombo est des plus intéressantes, car elle consiste devenir meilleur que la coupable dans son propre domaine.

L'INSPECTEUR DERRICK REçOIT
Le problème du genre de cette série se pose. Spécifique, elle supporte des traits caractéristiques assez forts pour être non seulement reconnu dès les premiers instants de sa réception – on n'énumèrera pas ici la totalité de ces traits mais nous pouvons pointer rapidement la couleur, la musique, les dialogues, les comédiens-, elle est aussi particularisante puisqu'elle a permis d'imaginer le timbre de l'audiovisuel allemand. Une ami m'a dit qu'il s'agit du transcodage de la couleur de l'époque pour passer du PAL (chrominance en modulation d'amplitude) au SECAM (chrominance en modulation de fréquence).

Derrick présente cette particularité d’être une série avec un seul scénariste : Herbert Reinecker en signe les 281 épisodes couronne cette carrière qui est aussi marquée notamment par la rédaction des scénarios d'une soixantaine de films, l'intégralité de la série «Der Kommissar» (1969-1976), de «Jakob un Adele», ainsi que diverses contributions aux séries «Der Alte», «Das Traumschiff»...
Nous pouvons citer quelques titres d’épisodes :
Attentat contre Derrick, Une affaire énorme, Un mort a gagné, Bienvenue à bord, Le message universel, Cruauté, insensibilité, froideur, Un cierge pour l'assassin aurait pu tout aussi bien être des titres de pièces de vaudeville déjanté.
Il y a dans ces titres quelque chose de moral qui situe une lutte entre le bien et le mal : dans tout cela, il y a des valeurs. Comme dans le vaudeville, les valeurs bourgeoises définissent la ligne de partage qui amène ou non à considérer le crime. Dans le monde de Derrick, le criminel est impoli, il est celui qui ne maîtrise pas les codes de ce monde que tout le monde doit connaître et respecter. Sauf Derrick, qui par sa science du savoir-vivre bourgeois, peut enfreindre les codes pour mieux confondre l’impolitesse.

Ce qui pourrait passer pour une coquetterie « en passant » à l’égard d’une série aussi peu flattée que celle-ci peut désormais apparaître comme beaucoup plus réfléchie si ce n’est raisonnable. Malgré les qualités attribuées à Derrick, cette série a, à la fois, pris une ampleur dans le temps mais aussi dans l’espace. En effet, plus de cent pays, dont l’Iran, ont diffusé ou diffusent « l’inspecteur ». L’hypothèse que nous faisons est que l’énonciation de la série procède d’une morale bourgeoise qui :
1- lui permet de circuler historiquement et géographiquement
2- et lui assure un succès car elle permet de montrer des choses graves en définissant fortement le prescrit et le proscrit.

Par la même science du protocole que Nadine de Rothschild qui peut accueillir n’importe qui à sa table et être invitée où que ce soit, Derrick peut s’inviter sur tous les écrans de télévision du monde sauf un : l’Américain, le passage du PAL au SECAM ? Ce dernier mettrait-il en place des codes trop sophistiqués, trop simple ? C'est dans la réception que se trouve la réponse. Il reste que cette série n’a jamais pris aux Etats-Unis d’Amérique et qu’il nous semble qu’il vaut mieux arrêter ici les hypothèses plutôt que de se demander si Nadine de Rothschild serait bien reçue par Georg W Bush.

Cependant, c’est bien à l’aune du guide de savoir-vivre de Nadine de Rothschild que nous souhaitons mesurer la valeur bourgeoise de Derrick.

Quand Nadine dit :
[Je] trouvai au fond d'un placard un vieux livre poussiéreux qu'avait sans doute oublier une comédienne.[…] Je ne savais pas qu'il allait transformer ma vie, me donner les moyens de m'élever plus haut que mes rêves. Ce livre, je l'ai lu et relu comme un roman dont j'étais l'héroïne. Je présidais des dîners somptueux, des hommes en habit s'inclinaient jusqu'à terre, je vivais entourée de lys et de roses.
Mais, dès que j'ouvrais les yeux, je retombais dans ma vie quotidienne et retrouvais des gens n'ayant rien de commun avec les personnages qui peuplaient mon livre. Ils n'en avaient ni le langage, ni les manières, ni l'exquise politesse. Je me posais des questions : ces personnages existent-ils vraiment ? Me sera-t-il donné de les rencontrer un jour ? Saurai-je leur plaire ?
Non, ils possédaient un savoir que je n'avais pas.

Derrick est à l’Opéra et est mis sur une enquête :
Dans l’épisode qui suit, « le Dr Schöller, […] en sortant de chez sa fiancée[…], aperçoit un inconnu dans sa voiture. Il tente d’intervenir mais se fait abattre froidement. Derrick comprend que le meurtrier a des liens avec une bande organisée autour du vol de voitures de luxe ».

Personnel de l’opéra - C'est marrant, ça fonctionne.
Personnel de l’opéra - Qu'est-ce que c'est que ça ?
Personnel de l’opéra - Un monsieur me l'a confié et si ça sonne, il faut aller le prévenir immédiatement, je vais le chercher. Tiens voilà son numéro.
Derrick - Vous êtes très gentille, toutes mes excuses de vous avoir embêté, allons-y.
Compagne de Derrick en tenue de soirée -D'accord.
Il laisse un pourboire
Personnel de l’opéra - Merci beaucoup.
Derrick -Où se trouve le téléphone ?
Personnel de l’opéra - Il y en a un dans le hall.
Derrick -Merci.
Harry- Bonsoir, Stephen.
Derrick -Bonsoir, Harry.
Harry- Excuse moi de vous avoir dérangé. J'ai demandé à Schröder de s'amener, seulement, il est déjà sur une autre affaire.
Derrick -Oh, ce n'est rien.
Harry- Dommage pour une fois que Reynat pouvait avoir un peu de repos. Comment c'était ?
Derrick - Il chantait vraiment beaucoup.
Harry- Je t'avais dit de me déposer et de rentrer chez toi. Bon, allez, Harry, je t'écouté que s'est il passé ?

Que de politesses, alors que le crime est là ! Derrick est bien l’anti Columbo. Quand, l’un travaille sur la débauche des grands dans un vieil imper assortie à sa 403 Peugeot, l’autre montre Rolex au poignet qui tient le volant BMW enquête comme un Flaubert sur les travers des petites et moyennes gens.

Un monde policé où il y a quand même des tranquillisants. La question des valeurs chez Derrick se pose comment vivre ou ne plus vivre -tuer ou se faire tuer- la transgression tout en restant digne, ou pas.

Derrick est celui qui est autorisé par sa fonction à déroger à ce savoir-vivre : car, plus que tout autre, il le possède. Aussi, ce suit aurait pu être saisi indifféremment chez Derrick ou Nadine.


Nadine :
Des petits rêves pour être sur de les dépasser

Ils n'en avaient ni le langage, ni les manières, ni l'exquise politesse. Je me posais des questions : ces personnages existent-ils vraiment ? Me sera-t-il donné de les rencontrer un jour ? Saurai-je leur plaire ?
Non, ils possédaient un savoir que je n'avais pas.


Nadine :
Conseils à une jeune fille
Vous en voulez à votre mère de s'être battue pour acquérir une égalité dont vous ne voyez pas les avantages, depuis la victoire du MLF, les hommes dites-vous ont cessé d'être galants. Mais vous, peut-être par réaction, n'avez-vous pas oublié d'être féminine ? Par votre allure garçonnière, ne les avez-vous pas encouragés à être de moins en moins prévenants ?p33

Nadine :
L'union libre
Votre fille, votre neveu, votre petit-fils vit en couple sans s'être marié. Aujourd'hui, les couples qui vivent maritalement sans être passés par la mairie sont de plus en plus nombreux. P68
Nadine :
Conseils à un jeune homme
Si vous êtes un garçon timide –tous les garçons le sont-, raison de plus pour vous armer de toutes les règles du savoir-vivre en société. Ainsi vous n'aurez plus la pénible impression, en entrant dans un salon où vous ne connaissez pas grand monde, de vous sentir perdu, paralysé, ignorant de ce qu'il vous faut dire ou faire. Plus votre savoir-vivre sera grand, plus vite vous vaincrez votre timidité. P43

Derrick :
Les homosexuels qui relèvent souvent d'un tempérament jaloux et son sujet à un tempérament violent.

Nadine :
Je considère que le divorce est un fléau. [… ] Il est devenu un phénomène de société, une mode. Quitte à vous choquer, je dirai qu'il fait autant de ravages que la drogue. […] Bien des couples, à un moment de leur vie, envisagent de se séparer. Mais à l'idée de voir le patrimoine divisé, ils choisissent de ne pas briser les liens du mariage et font l'effort de rétablir l'harmonie, tant bien que mal. Pp 89-90

La force signifiante de Derrick se trouve subsumée par le regard de sa compagne lorsqu'elle lui dit :

Compagne de Derrick :
Excuse-moi, tu sais que je suis angoissée donc stupide. C'est le changement qui m'inquiète.

Derrick ayant été publiquement mon compagnon depuis le DEA, les étudiants de première année de MASTER PUBLICS DE LA CULTURE ET COMMUNICATION m'ont donné hier une carte de condoléances, elle est ressemble à une carte d'anniversaire. Je ne sais pas si Nadine sera d'accord avec cette forme, mais je crois maintenant avec du recul que lorsque tout est en train bouger dans le cadre d'un DEA ou celui de la maison de retraite que l'on se prépare à faire le deuil d'une partie de soi-même, ce que Rousseau appelle une deuxième naissance, d'autres un rituel de passage ou encore une expérience esthétique : Derrick nous renvoie à notre part de stupidité qui nous accompagne tout long de la vie, notre identité numérique, ce qui ne change pas qui fait que nous savons que nous sommes nous-même et qui fait que nous pouvons changer.

La carte des étudiants portait en exergue :
La tragédie de la mort est en ceci qu'elle transforme la vie en destin. André Malraux

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