vendredi, mai 20, 2011

Dans les yeux d’une femme fatale Un tout petit lieu d’expression pour une petite observation

Dans les yeux d’une femme fatale
Un tout petit lieu d’expression pour une petite observation

Quand j’étais gosse et que je feuilletais l’Ancien Testament raconté aux enfants et illustré de gravures de Gustave Doré, j’y voyais le Bon Dieu sur un nuage. C’était un vieux monsieur, il avait des yeux, un nez, une longue barbe et je me disais qu’ayant une bouche il devait aussi manger. Et s’il mangeait, il fallait aussi qu’il eût des intestins. Mais cette idée m’effrayait aussitôt, car j’avais beau être d’une famille plutôt athée, je sentais que l’idée des intestins de Dieu était blasphématoire.
Sans la moindre préparation théologique, spontanément, l’enfant que j’étais alors comprenait donc déjà qu’il y a incompatibilité entre la merde et Dieu et, par conséquent, la fragilité de la thèse fondamentale de l’anthropologie chrétienne selon laquelle l’homme a été créé à l’image de Dieu et alors Dieu a des intestins, ou bien Dieu n’a pas d’intestins et l’homme ne lui ressemble pas.
Les anciens gnostiques le sentaient aussi clairement que moi dans cinquième année. Pour trancher ce problème maudit, Valentin, Grand Maître de la Gnose du IIe siècle , affirmait que Jésus « mangeait, buvait, mais ne déféquait point ».
La merde est un problème théologique plus ardu que le mal. Dieu a donné la liberté à l’homme et on peut donc admettre qu’il n’est pas responsable des crimes de l’humanité. Mais la responsabilité de la merde incombe entièrement à celui qui a créé l’homme, et à lui seul.

Milan KUNDERA (L'insoutenable légèreté de l'être)

Entre le Cannes hivernal et le “ Cannes Festival ”, la différence tient au travail de mise en conformité d’une ville avec un décor de strass et de paillettes propre à stimuler tous les fantasmes attachés à cet endroit. Ainsi, Femme fatale, film de Brian De Palma qui, pour sa première scène, prend en toile de fond le festival de Cannes 2001, illustre parfaitement ce travail de mise en conformité du décor festivalier avec les attentes qu’on en a. Au demeurant, ceux qui ont l’habitude de pratiquer le Palais des festivals retrouveront ce dernier tel qu’ils le connaissent, le décor réel global étant suffisant pour fournir au film un décor de cinéma ; cependant - et s’ils ont pratiqué ledit Palais jusque-là -, ils remarqueront aussi que seul un tout petit lieu de l’action a été entièrement réinventé et reconstruit par De Palma : les toilettes. Sans doute les véritables toilettes devaient-elles dénoter avec l’imaginaire cannois qu’on tente de refigurer à destination du public du film, car les toilettes de Femme fatale censées être au cœur du Palais, sont là des lieux d’aisance d’un luxe qui se situe fabuleusement au-delà de la réalité cannoise. On appréciera le soin porté par le réalisateur à ne pas briser la continuité du mythe jusque dans ces lieux d’eau.

Ce décalage entre la fiction et le réel indique une attente forte que chacun peut avoir du petit monde cannois. Les toilettes nous y renvoie à l’ordinaire de nos vies et à un facteur de rassemblement humain autour de la même activité. Pourtant, c’est bien dans l’obligation de cette activité ordinaire, qui à jamais nous différencie de dieu selon Kundera et, étrangement, nous rapproche des stars, que s’égrainent des questions rarement partagées : Quelles sont ces autres personnes qui partagent ces toilettes ? Qui dans le monde où s’est inventée, au moins partiellement, la politique de l’auteur, laisse ces écritures anonymes sur les portes ? Ces écritures-là se font à la dérobée. Elles conservent en elles la force d’une bravade à la fois intime et sociale, immédiate et intemporelle. Au moment où elles sont exhibées, elles ne savent pas grand-chose de leurs destinataires. Ces écritures-là ne supportent pas le lisse et paraissent brutalement nous faire signe.

Il y a une dizaine d’années, les sociologues de notre équipe avaient croisé Jacques, un festivalier qui arbore fièrement son statut de lecteur de lieux d’aisance : tout particulièrement les toilettes des théâtres et des cinémas, voire des cafés et des restaurants situés à leur proximité. En fait, il mène une véritable enquête sur l’attribution de ces mots parfois poétiques. En expert, il aime rendre leur attribution à leurs auteurs anonymes, mais peut-être célèbres. Par son intérêt original, a incité les sociologues à mieux observer ces lieux communs et intimes qui permettent de révéler un dispositif et ce qu’il autorise. Ainsi, cette année, sur la Croisette, des toilettes pour les personnes en situation de handicap montrent la prise en compte par le dispositif de ce qu’il convient de nommer l’accessibilité. Le Festival de Cannes dont une partie du propos relève justement de son inaccessibilité renvoie ses participants festivaliers au rang d’individu stigmatisé. Erving Goffman définit celui-ci comme n’étant en rien différent d’un quelconque être humain, alors même qu’il se conçoit et que les autres le définissent comme quelqu’un à part. Au regard de l’inadaptation sans cesse rappelée dans le quotidien de chacun et par son caractère extraordinaire, Cannes force le festivalier à être un peu plus lui dans un univers qui ne veut être accessible pour personne. Les lieux d’aisance du festival offre ainsi une possibilité de réajustement social pratique en permettant là de recentrer un nœud papillon, là de remonter une bretelle de robe, et là de consommer une dose de ce qui manque à chacun pour que chacun puisse finalement tenir le rôle qu’il doit tenir « anormalement ». Les miroirs des toilettes tiennent un rôle essentiel dans cette confrontation aux autres et à leur regard car elle demande une appropriation de son corps, d’une façon de bouger et de s’accepter. Le rouge à lèvres dans le miroir, la main dans les cheveux qui recoiffe une mèche dans la glace, le reflet qui disparaît pour lacer une bottine ne sont plus cosmétiques dans les toilettes cannoises mais une énonciation de soi, un réajustement de social de soi à soi.

Dans ce lien fort entre dispositif et intimité, l’anthropologue et le spécialiste des gender studies devraient éclairer le sociologue sur le caractère féminin-masculin de la manifestation à laquelle il assiste. En effet, la « femme fatale » est amenée à participer à l’aisance des deux genres dans les toilettes du village international du Festival de Cannes. Les toilettes y sont gratifiées de portraits de stars. Dans les toilettes des femmes, ces dernières s’occupent sous le regard d’Audrey Hepburn et les hommes vivent leur intimité dans les yeux de Marilyn.

Cinéma « presque » vrai

Cinéma « presque » vrai

Je suis un mensonge qui dit la vérité. Jean Cocteau

Déjà, Edgar Morin écrivait en 1955 dans Les Temps Modernes : “ Il est bien connu que le véritable spectacle du Festival n’est pas celui qui se donne à l’intérieur, dans la salle de cinéma, mais celui qui se déroule à l’extérieur, autour de cette salle. À Cannes ce ne sera pas tant les films, c’est le monde du cinéma qui s’exhibe en spectacle. […] Le vrai problème est celui de la confrontation du mythe et de la réalité, des apparences et de l’essence. Le festival, par son cérémonial et sa mise en scène prodigieuse, tend à prouver à l’univers que les vedettes sont fidèles à leur mythe ”. En 1961, Edgar Morin et Jean Rouch reçoivent le Prix de la Critique au Festival de Cannes pour Chroniques d’un été. Durant l’été 1960, les deux scientifiques interrogent des parisiens, les amènent à s’interroger entre eux et finalement à s’interroger sur eux-mêmes. Les thèmes abordés sont l'amour, le travail, la culture, le racisme… Dans la même lignée que Chris Marker et Yan Lemasson, ce documentaire donne chair par ces « acteurs » à la question existentielle qui taraude le cinéma. Cinéma-vérité et cinéma-mensonge : quel personnage jouons-nous devant une caméra et dans la vie ?

Ce 15 mai 2011, à 18 heures, dans la Salle Bunuel du Palais des Festivals, introduit par Thierry Fremaux, Edgar Morin est devenu un mythe auquel on vient confronter sa réalité. Le vieil homme a une belle voix et tient son public. Le noir se fait. Le film commence. Une première question. Êtes-vous heureux ? Une réponse parmi d’autres titille les sociologues dans l’écran et ceux dans la salle. Presque heureux. Presque. C’est dans ce presque que se joue la capacité et l’incapacité du cinéma et de la sociologie à dire la vérité. La lumière se rallume. Deux étudiants discutent. Un mythe passe devant eux. Ils discutent cinéma. Ils discutent sociologie. Ils discutent Morin. L’un, plus à l’aise dans son discours, rappelle qu’Edgar Morin a largement contribué à la construction de la notion de développement durable. Il enchaîne sur la responsabilité asymptotique qui est la notre devant la nature. L’autre s’arrête et le regarde un peu éberlué : asympt… Le premier, emballé par lui-même, explique à ce dernier que le terme d'asymptote est utilisé en mathématiques pour préciser des propriétés éventuelles d'une branche infinie de courbe à accroissement tendant vers l'infinitésimal. Plus pédagogiquement encore, il développe un peu trop durablement au goût de son camarade le fait que cela peut qualifier une droite, dont une courbe plus complexe peut se rapprocher jusqu’à presque la toucher mais sans jamais l’atteindre. L’autre étudiant sourit et lui répond serein : dans mon quartier, on appelle ça une salope. Sous le regard du sociologue, la vérité est parfois simple à dire, enfin presque.

mardi, mai 10, 2011

Expérience intime, publique et politique

EXPÉRIENCE SENSIBLE / EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE


Damien Malinas, maître de conférences, Université d’Avignon et des pays de Vaucluse (Département des sciences de l’information et de la communication -Équipe Culture et Communication / Centre Norbert Elias (UMR 8562 -EHESS-UAPV-CNRS)).

Les quelques mots du titre de cette intervention essaient de vous présenter ce qui serait une esthétique des enquêtes sur les festivals culturels telle que nous la développons avec mes collègues Emmanuel Ethis et Jean-Louis Fabiani. Il faut donc en premier lieu préciser que ce sont des enquêtes collectives. Nous nous transportons sur le terrain en “bande”. Ce mode de transport invente notre point de vue sur l'enquête en « terres festivalières » depuis 1992. Ainsi, pour interroger le Festival d’Avignon, nous en sommes maintenant à au moins quatre générations d’enquêteurs issus de territoires et d'univers différents plus ou moins proches de l'objet « Avignon ». Ici, le terrain est conçu comme une expérience sous le regard du sociologue mais aussi une expérience pour lui. Délimitée par la durée du festival elle-même, cette expérience doit être comprise comme un moment historique et singulier, et non comme un moment qui permettrait de réitérer chaque année les conditions similaires d'observation du terrain.

En deuxième lieu, la dimension plurielle de l'étude que nous avons menée réside dans le fait que nous avons choisi de travailler sur plusieurs cas de festivals. Au-delà d'un esprit de comparaison visant à comprendre la notion même de festival, nous avons travaillé sur plusieurs spécimens faits de moments et de territoires différents. Travailler Avignon en interrogeant Cannes, en découvrant les Vieilles Charrues, en dialoguant avec les Transmusicales, c'est interroger des discours originels de festivals qui prennent sens dans une mise en oeuvre réactualisée par chaque nouvelle édition. Dans la relation des publics à ces festivals, on a interrogé au présent la manière dont se réinvente le projet politique de chaque manifestation depuis un passé toujours reconstruit. Il y a, d'une part, dans tous ces festivals des publics de la « première heure » qui sont de forts prescripteurs. Il y a, d'autre part, un horizon d'attente produit par le dispositif lui-même depuis l'idée qu'on a de sa création -un mythe originel- qui amène les festivaliers à se demander à quoi ils participent et si la valeur de cette participation est à la hauteur de l'expérience désirée. Des valeurs vont être associées à ces manifestations. Avignon-démocratisation culturelle, Cannes-international, Transmusicales-démocratie des arts, Vieilles Charrues- développement durable : selon « l'âge et le lieu de naissance » des festivals, les propos artistique, culturel, politique, territorial sont plus ou moins saillants. Pourtant, tous ces festivals ont un point commun, on y va pour se rassembler. Et comme pour tout rite, le nombre de participants est important dans l'efficacité-même du rassemblement. Sur ce point, les Vieilles Charrues sont exemplaires des publics des festivals qui aiment se connaître et se reconnaître eux-mêmes. En effet, le nombre des festivaliers aux Vieilles Charrues est une rumeur qui fait que, d’heure en heure, le sociologue n'a qu'à demander aux festivaliers pour connaître l'ampleur du rassemblement. Il est important de savoir, si le « nous » est équivalent à « 70 000 », « 80 000 », « 100 000 » ou « 110 000 ».

Cette question des chiffres appliqués aux publics existe différemment selon les festivals. Ainsi, à Avignon, le « taux de remplissage » est devenu un enjeu majeur dans la mesure de la réussite du projet du festival lors de la présentation annuelle du bilan. La question du public populaire qui habite Avignon a changé. Et, bien que « remplissage » ne soit pas synonyme d'ouverture sociale et encore moins de démocratisation culturelle, observer Avignon ne fût pas a priori démontrer l’échec de la démocratisation culturelle dans ses endroits les plus symboliques. Il faut se rappeler ici que la critique longtemps formulée au festival d'Avignon ne relevait pas de l'élitisme, mais plutôt de fonctionner comme une vitrine du théâtre français assez consensuelle : d'aucuns parlaient de « super Scène nationale française ». Dans le même esprit, on se plaît à décrire du festival d'Avignon une espèce de public moyen majoritairement féminin, lecteur de Libération et Télérama, de plus de 50 ans, membre de l'Éducation Nationale et ayant si possible dans son entourage un artiste-metteur en scène. Et, pour être clair, cette festivalière existe et nous sommes même un certain nombre à l’avoir rencontrée. Heureusement, comme elle ne saurait être résumée à ces quelques traits, elle ne peut résumer l'ensemble des festivaliers. En fait, le festival d’Avignon du haut de sa soixantaine d'années nous donne la possibilité d’observer un public qui s’est constitué le temps d'une vie et qui a changé, vieilli, et s’est « renouvelé » avec lui. C'est dans ce mouvement permanent que s'opère un lien fort entre l’intime du festivalier et le collectif du public. Si, comme on l'a vu, le festival est un lieu d'expérience pour le sociologue, c'est aussi parce qu'il renvoie tous ses participants à l'état de festivalier. L'observateur, l'acteur et le spectateur, le commentateur sont rassemblés dans un territoire, une manifestation, et une dénomination qu'ils essaient de subsumer en une expérience esthétique.

Qu’est-ce qu’un festivalier ? Tout d'abord, il appartient à un ensemble qui le dépasse, et par voie de conséquence, il faut se demander où arrêter cet ensemble. Lors de nos enquêtes par questionnaires, pour être considéré comme un festivalier, il faut être venu voir au moins une fois une pièce dans l’édition en cours. Plus profondément, comment mesurer la construction du festivalier et son processus ? Comment appréhender dans un même ensemble un festivalier qui a pratiqué une trentaine d’éditions et un festivalier qui vient pour la première fois ? On voit là une drôle d'activité à laquelle s'adonne lui-même le festivalier à Avignon : expérimenter, éprouver, mesurer sa génération. Venir à Avignon à un âge ou à un autre semblait important pour construire ses propres petits mythes qui nous permettent de revenir, grandir, vieillir et même se « renouveler » avec le Festival.

Quand « l’esthétique du public » du Festival d’Avignon est qualifiée de vieillissante, pour le sociologue, ce blanchissement redouté des cheveux est à la fois le signe le plus sûr d’une fidélité et d’assiduité dans le temps et révèle une injonction forte à la jeunesse traduite par une volonté de « renouvellement des publics ». En effet à Avignon, comme dans le monde de la culture, cet objectif semble être devenu une évidence et une catégorie descriptive des plus opératoires. Pour interroger ce que peut être ce renouvellement dans la catégorie plus large du changement, nous nous sommes accordés sur l’entrée plus partielle des commencements des festivaliers. Aussi, nous avons interrogé leurs « premières fois ». Et, contrairement à ce que nous attendions, par un glissement de terrain, les premières fois n'étaient pas liées à la nouveauté et encore moins à une prime jeunesse. En fait, les festivaliers choisissent leurs premières fois, celle qui comptent pour eux et qu’ils racontent. Cela nous a ainsi permis de donner de la chair à ce que peut être une expérience esthétique pour le sociologue. Une expérience esthétique est un accident : un point qui va nous amener à revoir notre vie. Les premières fois sont devenues un outil méthodologique pour interroger cette abstraction au cours d’un entretien car les gens répondent rarement lorsqu’on les entreprend en leur disant “Bonjour vous avez eu une expérience esthétique ?”. Le récit de ces premières fois festivalières a permis de pointer l'importance de l’autonomie dans une pratique où ce n'est pas seulement une logique de reproduction à l'œuvre, mais bien, une logique générative de son propre petit monde culturel où les amours et les amis tiennent une grande place. Pour construire les conditions d’une expérience esthétique, l’expérience sensible d’un festival comme Avignon est saturée de pièces de théâtre, de paroles, de rencontres, mais aussi de soleil, de mistral, de vin rosé. Comme on ne retrouve jamais sa première fois, on provoque d’autres premières fois. Par ce jeu individuel et collectif, la culture permet aux festivaliers de construire une génération intime, publique et politique.

Damien Malinas a écrit avec Emmanuel Ethis et Jean-Louis Fabiani, Avignon, le public participant. La Documentation Française-L ‘Entre-temps, Paris, 2008 et Portrait des festivaliers d'Avignon. Transmettre une fois ? Pour toujours ? PUG, Collection Arts Cultures Publics, Grenoble, 2008.