mardi, octobre 27, 2009

Ce qui se raconte dans dans les derniers salons d'esthétique

« [Une] carrière (pour le sociologue mais aussi sous le regard rétroactif du sujet) [est] une succession d’actions, réactives, défensives, tactiques, anticipatrices, etc. que celui-ci a choisies en son nom personnel pour gérer ses rapports avec le pouvoir contraignant d’un appareil qui lui a imposé anonymement la gradation prédéterminée des sanctions ou des récompenses correspondant à ses réponses ou abstentions choisies »
Jean-Claude Passeron, « L’écriture sociologique : un contrôle des langues naturelles », in Le Raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1992, p204.



« l’œil est condamné à explorer. Comme toute chose de l’homme, sens, organe ou esprit, il ne peut faire qu’un pas après l’autre ; mais il peut accélérer l’allure » .
Jean-Claude Passeron, « L’écriture sociologique : un contrôle des langues naturelles », in Le Raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1992, pp 122-123.



« Imaginons une pierre qui dévale une colline. [...] La pierre se décroche de quelque part et se meut, dune manière aussi régulière que les conditions le permettent, vers un endroit et un état où elle sera au repos vers une fin. Imaginons, en outre, que cette pierre désire le résultat final, qu’elle s’intéresse aux choses qu’elle rencontre sur son chemin, aux conditions qui accélèrent et retardent son mouvement dans la mesure où elles affectent la fin envisagée, qu’elle agisse et réagisse à leur encontre selon la fonction d’obstacle ou d’aide qu’elle leur attribue, et qu’elle établisse un rapport entre tout ce qui a précédé et le repos final qui apparaît alors comme le point culminant d’un mouvement continu. La pierre aurait dans ce cas une expérience et cette expérience aurait une qualité esthétique. [...] Les « ennemis de l’esthétique », ajoute Dewey, se mettent en travers de la trajectoire et écartèlent l’unité d’une expérience dans des directions opposées. [En ce sens], lutte et conflit peuvent procurer une jouissance bien qu’ils soient douloureux : c’est qu’ils font partie de l’expérience en ce qu’ils la font progresser. Autrement on ne pourrait pas y faire entrer ce qui a précédé. Car « faire entrer » dans une expérience vitale, c’est plus que placer quelque chose à la surface de la conscience au-dessus de ce qui était connu auparavant ».
John Dewey, L’art comme expérience, Pau, Éditions Farrago, Publications de l’Université de Pau, 2005, p. 21-39.

samedi, octobre 10, 2009

CANNES Ascenseur social




Les commerces vulgaires exigent de leurs clients des preuves de solvabilité, mais les boutiques de luxe devinent et ne demandent, ni ne s’abaissent jamais à vérifier le montant du chèque et la conformité de la signature.

Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, 1986, Paris, Les Éditions de Minuit, p 41.


Comme Metropolis et New York, Cannes est durant le festival une ville exemplaire du monde du cinéma. Peut-être, peut-on pointer ici une explication possible d’un fait remarquable que Cannes entretient comme point avec ces deux villes plus ou moins vraisemblables : certains habitants s’y déplacent plus verticalement qu’horizontalement. En effet, à Cannes, monter, descendre relèvent d’une activité privilégiée réservée au monde des producteurs du monde du cinéma, aux stars et généralement, à ceux que l’on appelle les « accrédités ». Les autres restent au ras du sol et observent ce drôle de jeu de la mobilité sociale. La montée des marches est emblématique de cette verticalité du transport cannois. Si les stars flashées y excèdent en vitesse, c’est avant tout en lenteur et en pauses. Au-delà, les ascenseurs, et particulièrement ceux des grands hôtels, constituent une espèce de métro vertical cannois. Si métro et ascenseur cannois doivent être rapprochés, cela ne peut se limiter à la seule dimension logistique du transport, car à ce compte-là, les manèges transportent aussi des enfants sur la Croisette. Alain Musset, géographe des villes et des sociétés en Amérique Latine, a non seulement contribué à la réflexion sur la verticalité urbaine convoquée ici, mais de plus, préfère voir dans le métro plus un lieu d’émulsion sociale qu’un espace public. En effet, pour lui, dans le métro, contrairement à un espace public, chacun garde ses propriétés au regard de l’autre et reste inchangé : les passagers d’un métro forment une émulsion comme l’eau et l’huile dans une mayonnaise, c’est-à-dire un mélange homogène de deux substances liquides non-miscibles. Ce que nous aimerions, à partir de l’exemple cannois, c’est allègrement piller et rendre hommage au travail d’Alain Musset, en interrogeant plus avant le rapport entre les passagers du métro et ceux des ascenseurs non plus en fonction de leur transformation sous le regard de l’autre, mais sous leur propre regard : son reflet. Dans le métro, dans les ascenseurs, si nous ne sommes pas dans un espace public de la confrontation avec les autres, il y a le reflet dans la vitre, dans le miroir, cet autre qui doit nous rejoindre impérativement à la sortie. Si dans le métro, cette confrontation à soi peut donner lieu à des réflexions sur soi, sa vie, en quelque sorte une méditation, à Cannes, dans les ascenseurs des grands hôtels, après l’espace privé de la salle de bains, les tenues vont pouvoir se réajuster encore une dernière fois avant...

Ce réajustement de l’apparence n’est pas anodin dans un dispositif cannois où l’on n’est jamais que ce à quoi l’on ressemble. C’est pourquoi, si l’on ne peut qualifier le métro et les ascenseurs en tant qu’espace public, il nous semble que la notion développée par les anthropologues de la communication, et notamment par Yves Winkin, d’espaces semi-publics nous permet de mieux décrire leur rôle social. Sous cet éclairage, les toilettes publiques cannoises devraient être plus justement qualifiées de semi-publiques. En effet, la semi-publicité des lieux d’aisance du Palais des Festivals offre à ses passagers un lieu de réajustement social en permettant là de recentrer un nœud papillon, là de remonter une bretelle de robe, et là de consommer une dose de ce qui manque à chacun pour que chacun puisse finalement tenir le rôle qu’il doit tenir normalement.

C’est ainsi qu’à Cannes, les portes d’ascenseurs s’ouvrent comme les rideaux de théâtre sur les comédiens en les livrant à leur espace public : le public. Ces portes se referment vite, parfois sur le vide, laissant alors un point d’interrogation sur l’occupation future de leur cage d’ascenseur dorée. Que se passe-t-il dans les ascenseurs ? derrière la porte ? le rideau ? sous les jupons ? Toutes ces questions renvoient le spectateur devenu festivalier aux frustrations propres à son état de voyeur. À Cannes, il essaye de les contenter et, de ce fait même, il les alimente en devenant plus profondément voyeur. Car, au fond, que regarde-t-il, ce spectateur cannois, la plupart du temps ? Des portes avec des vigiles : elles séparent les corps dans l’espace, mais elles opinent aussi pour laisser le passage dans le dispositif des barrières cannoises. Les spectateurs du festival de Cannes finissent par avoir une vision fétichisée de ces barrières. En effet, ces portes jusqu’à ce qu’elles s’ouvrent sont un juste-avant où « nous » sommes tous « pareils » : non pas des stars et des voyeurs, mais tous des participants au monde du cinéma attendant qu’une porte s’ouvre. Les festivaliers cannois ne sont pas pour autant naïfs et transis, ils ont une compréhension de leur place dans le dispositif. À tel point, que nombre de festivaliers n’entrent jamais dans le hall des grand hôtels cannois et, devant ceux-ci, préfèrent former des grappes frissonnantes à la moindre apparition sur le pas de la porte. Là où le sociologue français Pierre Bourdieu souligne que la puissance de la domination réside dans la capacité du dominé à la reconnaître, l’anglais Richard Hoggart insiste sur le caractère du sentiment qui marque la partition entre « eux » et « nous » : à Cannes, peut-être, vaut-il mieux parler, matérialisée par le pas de la porte et les barrières qui l’entourent, de la conscience d’un désaveu d’une partie des festivaliers d’un « chez eux » et d’un « chez nous » qui doit les amener à mieux affirmer un « à nous ». Selon les niveaux de participation et d’engagement dans le festival, ce désaveu participe d’un fétichisme qui fige certains devant les portes d’un grand hôtel, d’aucuns devant les portes d’ascenseur de leur luxueux hall, et poussent d’autres à monter dans ces élévateurs sociaux du dispositif cannois. Ce fétichisme vient redoubler celui à l’œuvre dans la relation des spectateurs des salles obscures au cinéma.

En tant que spectateurs de cinéma et festivaliers à Cannes, nous sommes exposés au même désaveu. Nous croyons tous assister au même film, tous faire partie du même monde du cinéma. Et, comme au cinéma, nous découvrons que nous ne voyons pas tous le même film, à Cannes, nous découvrons aussi que nous nous cognons de manières différentes dans des barrières qui nous rappellent à l’ordre et que le monde même du cinéma ne nous appartient pas à tous de la même façon. C’est ce désaveu que décrit le sémiologue du cinéma, Christian Metz à partir des travaux de la psychanalyste Mélanie Klein pour qui dans la croyance originaire, tous les êtres sont pourvus de pénis, alors que certains êtres en sont dépourvus : c’est un témoignage de sens, mais aussi un désaveu. L’usage fétichiste de vêtements, et plus particulièrement intimes, est ainsi compris comme un expédient permettant de masquer l’effrayante découverte, par une fixation matérielle de l’instant précédant le désaveu. Grâce à Christian Metz, on comprend mieux l’attachement des spectateurs de cinéma et des festivaliers cannois aux objets que cela soit la conservation des billets, des photographies, l’achat de produits dérivés… et finalement, tout ce qui permet de retenir et se rappeler l’expérience cinématographique.

Les portes des ascenseurs cannois lorsqu’elles s’ouvrent réactivent en nous notre premier étonnement et nos premiers émois de la découverte de la différence : être désavoué dans sa croyance initiale -s’ils ne sont pas comme nous- pour être réconforté dans une croyance construite de toutes parts –ils sont à nous-. Aussi, la plupart des festivaliers cannois restent aussi intensément figés dans leur corps que leur volonté de fixer en images ce moment est grande, que cela soit par le biais de photographies ou même du souvenir. Certains festivaliers, sortant de la pause, tendent le bras et demandent un autographe, qui, alors même qu’il est la trace de la différence entre « eux » et « nous », leur confère un rôle d’intermédiaires. Ils peuvent ainsi raconter ce juste avant le désaveu, comment ils ont eu l’autographe, transfert sur bout de papier d’un moment intime. Pourtant, il est rare que l’autographe comble la frustration du désaveu, et il faut toujours en ajouter un autre à la collection. Enfin, d’autres festivaliers, à force de méditation devant le théâtre des ascenseurs cannois, comprennent quelque chose d’eux-mêmes dans le Festival de Cannes et se mettent en mouvement à la rencontre de leur être cinématographique dans le miroir des ascenseurs. Le Festival de Cannes est une mayonnaise cinématographique qui dans le temps d’un espace fait tenir autour d’un événement ceux qui normalement ne se mélangent pas. Comme l’huile et l’eau peuvent former un mélange homogène et retrouver leurs caractéristiques premières, « eux » et « nous » peuvent se confondre un temps. Dans le miroir, avec un nœud papillon, une robe de soirée, en tenue de soirée, dans un costume noir, sur des talons hauts, avec des strass, il s’agit bien de soi mais, comme Paul Ricoeur le décrit : soi-même comme un autre. On est loin du -cogito ergo sum-, je suis ce que je suis dans ma relation à moi. Le rouge à lèvres dans le miroir, la main dans les cheveux qui recoiffe une mèche dans la glace, le reflet qui disparaît pour lacer une bottine ne sont plus cosmétiques dans les ascenseurs cannois mais une énonciation de soi, un réajustement de social de soi à soi.

Pour beaucoup de festivaliers, notamment les plus jeunes, en dehors des cérémonies familiales, c’est souvent la première fois qu’ils se retrouvent accoutrés ainsi dans un espace public. Les miroirs des toilettes et des ascenseurs, comme on l’a vu, tiennent un rôle dans cette confrontation aux autres et à leur regard car elle demande une appropriation de son corps, d’une façon de bouger et de s’accepter. Mais que reste-t-il de ces rencontres ? Lors de l’édition 2009 de Cannes, une étudiante de l’université d’Avignon participait pour la première fois au Festival de Cannes. Elle s’est rencontrée comme une autre dans le miroir : c’était, nous a a-t-elle raconté, la première fois nous qu’elle mettait une robe longue noire. À la rentrée universitaire dans les allées du campus, elle racontait, non sans une certaine coquetterie, à un de ses camarades qu’elle était partie en Lozère faire du camping et qu’elle avait remis ses robes cannoises en robe d’été : « décalé », soulignait-elle. Monter dans l’ascenseur social à Cannes, c’est incorporer le désaveu de la différence : ce décalage entre « nous » et « eux », mais aussi de soi à soi. C’est se rencontrer différemment et garder avec soi un peu de cette rencontre.

samedi, octobre 03, 2009

« Petit Manifeste de Suresnes » de Jean Vilar



Hôtel woodstock ou comment monter un festival ?









« Petit Manifeste de Suresnes » de Jean Vilar

L’art du théâtre n’est pas né un jour du cœur de ce bonhomme ivre qui, à un carrefour grec, chanta ou ses joies ou ses peines. L’art du théâtre est né de cette passion calme, ou hantée suivant l’individu, de connaître. Il ne prend enfin toute sa signification que lorsqu’il parvient à assembler et à unir.

S’il n’est pas certain que toutes les salles closes où le TNP se présentera répondent à cette dernière exigence, du moins les ouvriers et les artistes auront travaillé et travailleront dans ce sens. Le théâtre à rampe, le théâtre à herses, le théâtre à loges, le théâtre à poulailler doit disparaître, s’il n’est déjà mort. Il ne réunit pas, il divise.

Et n’est-ce pas le but immédiat d’un théâtre populaire d’adapter nos salles et nos scènes à cette mission : je vous assemble, je vous unis ?

À cette inquiétude d’assembler, en ces temps divisés, des hommes et des femmes de toutes pensées confessionnelles et politiques, s’ajoute le souci quotidien de faire et de bien faire ; et cela, pour un public ordinairement sevré de ces joies. Pour lui, où que ce soit, notre scène s’offrira dans sa nudité formelle. Nul colifichet, nulle tricherie adroite, nul décor. Seuls, l’amour et l’honneur de Rodrigue pareront ce plancher de sapin que demain éclabousseront les ivresses et les gras jurons de Falstaff ou de Mère Courage.

Tout public est l’artisan de son théâtre plus encore que l’écrivain. Le nouveau TNP sera ce que le public de ce nouveau Paris le fera. Car le public de Paris n’est plus uniquement celui qui vit entre Montmartre et Montparnasse. Les fortifs depuis longtemps n’existent plus : Paris c’est aussi la cité-jardin de Suresnes et son théâtre. De même, en 1922, Dullin faisait entrer dans la vie théâtrale française une salle périphérique : le Théâtre Montmartre. Créer des théâtres vivants et bien vivants du sang de la jeunesse aux marches de Paris répond de toute façon à l’actuelle réalité démographique de Paris et donc de la France.

Aurons-nous les premiers jours des salles combles ? Je le pense. Quoi qu’il en soit, nous savons déjà que nous apporterons à ce public nouveau un travail à la loyale, des techniques éprouvées, des artistes sûrs, des œuvres belles ou courageuses. La peinture et la musique de ce temps travailleront avec nous.

À ce Paris où l’art du théâtre s’étiole, me semble-t-il, à ne pas tenter autre chose que ce qui, depuis trente ans, fut fait et refait, il est question, par l’appoint d’un public vivant et laborieux, d’apporter un exemple.

Nous n’échouerons pas. Cela serait trop grave. Et non pas seulement pour nous.

Pour appâter ce public, nous ne céderons pas au choix d’œuvres faciles. Le sirop laisse des nausées. Nous tenterons cependant de ne pas aller à lui avec des œuvres absconses, encore que la littérature d’aujourd’hui y cache et découvre parfois ses joyaux. Il nous faudra cependant défendre des œuvres difficiles.

Nous n’avons pas d’exclusives. Le Théâtre national populaire est un service public ; il impose à celui qui en a la charge l’indifférence à l’égard de certaines querelles. Mais nous ne nous déferons pas pour autant de cette recherche quotidienne sans quoi l’artiste n’est rien.

Il s’agit d’apporter à la partie la plus vive de la société contemporaine, aux hommes et aux femmes de la tâche ingrate et du labeur dur, les charmes d’un art dont ils n’auraient jamais dû, depuis le temps des cathédrales et des Mystères, être sevrés. Il nous faut remettre et réunir dans les travées de la communion dramatique le petit boutiquier de Suresnes et le haut magistrat, l’ouvrier de Puteaux et l’agent de change, le facteur des pauvres et le professeur agrégé… On sent bien qu’il n’est pas question pour nous d’éduquer, par le truchement des chefs-d’œuvre, un public. La mission du théâtre est plus humble, encore qu’aussi généreuse : il doit plaire, séduire, réjouir, et nous couper pour un temps de nos peines intimes et de nos misères.

Source : Vilar (Jean), Théâtre, service public, Paris, Gallimard, 1975.

jeudi, octobre 01, 2009

FRONT DE LA ROSE

FRONT DE LA ROSE

Malgré la fenêtre ouverte dans la chambre au long congé, l'arôme de la rose reste lié au souffle qui fut là. Nous sommes une fois encore sans expérience antérieure, nouveaux venus, épris. La rose ! Le champs de ses allées éventerait même la hardiesse de la mort. Nulle grille qui s'oppose. Le désir resurgit, mal de nos fronts évaporés. Celui qui marche sur la terre des pluies n'a rien à redouter de l'épine, dans les lieux finis ou hostiles. Mais s'il s'arrête et se recueille, malheur à lui ! Blessé au vif, il vole en cendres, archer repris par la beauté.

René Char